Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
– T’vas hoir qu’est-ce qu’t’vas hoir, spèce de culé !
Une poigne sous-officière s’est refermée sur la courroie de mon Nikon et secoue ma frêle personne tandis que l’autre main, tout aussi adjudante, serrée en un poing tout plein de phalanges menaçantes se balance devant mon visage.
– J’vas t’montrer c’qu’c’est que c’est qu’l’press… qu’l’ repesse… Queul prestepect… Qu’l’ respect, moi, t’vas hoir !…
Le Café No-Problem, c’est un îlot de confort au milieu de Phnom-Penh la Dévastée. Grands fauteuils d’osier, coussins à volonté, ventilateurs au plafond, c’est le rendez-vous des occidentaux et des riches, lesquels (comme ça se trouve !) sont souvent les mêmes.
Tous les soirs, on peut y croiser, s’arsouillant sévère, des diplomates plus ou moins officiels, des hommes d’affaires plus ou moins fréquentables, des femmes toutes hautement fréquentables, des toubibs burinés par les tropiques, des journalistes tant à stylos qu’à appareil-photos…
Et, depuis le déferlement de la mission UNTAC, des militaires.
Ce soir-là, c’est un adjudant-chef qui, beurré comme tout un casernement, m’ayant reconnu comme étant le moustachu responsable de pitreries pendant la cérémonie d’accueil de son régiment, sur le tarmac de l’aéroport de Pochentong, avait décidé de corriger mon insolence.
Il me fallut attraper une bouteille en lui jurant que j’allais la fracasser sur son béret bleu, l’intervention pleine de sérieux de ses potes, l’intervention pas sérieuse des miens, plus celle de Jean-Marie Berton, le patron du No Problem, pour que les choses se calment.
Quand on bosse en agence, on se fait parfois envoyer sur des coups passionnants. Mais aussi, question de routine, pour couvrir des évènements dont ni le journaliste, ni les protagonistes, ni même le public n’en a quoi que ce soit à battre.
J’avoue que j’ai totalement oublié la raison pour laquelle l’armée officielle cambodgienne – les forces anciennement pro-soviétiques, donc – avaient organisé une cérémonie à Kampot, au sud du pays. Je ne me souviens pas non plus de la raison pour laquelle ce fut moi qui fut de corvée pour aller me planter devant des rangées de militaires distraits, aux garde-à-vous très approximatifs, et prendre des clichés qui ne trouveraient preneurs dans aucun, mais aucun organe de la presse internationale.
Je me souviens par contre qu’un responsable de communication avait eu la bonne idée de faire confectionner et tendre devant les troupes une banderole dont la teneur et l’orthographe m’ont largement dédommagé du voyage.
Le soldat, c’est comme la starlette : ça adore se faire tirer le portrait.
Mais pas tous.
Mais pas toujours…
Lorsque les pontes des Nations-Unies avaient décidé d’envoyer une mission de rétablissement de la paix au Cambodge, ils avaient du entériner le fait que le Vietnam, pays voisin, refusait absolument qu’il se trouvât dans les rangs de ladite mission le moindre piou-piou américain.
C’est bien connu : l’Oriental est rancunier.
Aussi, jugez de ma joie journalistique lorsque, grimpé à bord d’un hélicoptère Mi 17, je trouvai aux commandes un officier tout droit venu de l’Oklahoma. Ou du Wisconsin. Ou de l’Idaho. Enfin, peu importe. Un ricain. Un vrai de vrai. Born in the U.S.A.
J’appris que le bonhomme était un « military observer », un observateur militaire. Ce qui, vous en conviendrez, peut vouloir dire tout et n’importe quoi.
Moi, je ne voudrais pas la ramener, mais, vu la carrure du type, sa dégaine, son âge et ses manières, j’aurais bien dit « barbouze de choc ».
« Military observer », tu parles…
Et quand je vis avec quelle dextérité le gars pilotait l’hélicoptère, un appareil tout ce qu’il y avait de soviétique, exactement du modèle qui avait servi en Afghanistan, je n’eus plus aucun doute.
Quand j’étais monté dans l’hélico, on m’avait fortement conseillé, comme nous devions survoler des zones encore en guerre, de m’asseoir sur mon gilet pare-balles doublé d’un casque, afin d’éviter de me retrouver, le cas échéant, nanti d’un deuxième trou du cul (c’est que ça tire loin, un AK 47 !).
N’écoutant que mon devoir, je m’avançai et le pris en photo.
Il en fut extraordinairement agacé.
Je suis sûr que seule la présence à bord d’autres « observateurs », (Hollandais, Français, Japonais) l’a empêché de me demander de détruire le cliché que je venais de prendre.
L’eût-il fait, d’ailleurs, que ça n’aurait rien changé : moi, j’avais sa bobine dans ma boîte et il pouvait toujours courir pour me l’enlever !
A bord se trouvait aussi un « military observer » russe. Marrant, quand on sait que les ex-soviets étaient tout aussi bannis de la mission Untac que les Ricains. Pour eux, c’était la Chine qui avait posé son véto. Gonflés, les Chinois, qui avaient soutenu jusqu’au bout le régime de Pol Pot (et continuait, disait-on, de prêter assistance aux derniers acharnés…
Voilà donc un appareil soviétique piloté par un officier U.S. qui trimballe à son bord des ressortissants des puissances capitalistes plus un Russe.
C’est-y pas beau, l’internationalisme uni ?
Sans m’autoriser la moindre critique, bien sûr, je dois pourtant reconnaître que nos amis casqués de bleu se montraient dans leurs actions d’une finesse, disons… relative.
Une grande partie du nord du pays, autour de la région riche en rubis de Païlin (toujours aux mains des Khmers rouges) et de Sisophon / Poïpet, sur la frontière avec la Thaïlande, avaient été placées sous la responsabilité de régiments néerlandais.
Mongkol Boraï, au cœur de la zone, était alors un bourg misérable, traversé par une rivière, où une équipe du Comité International de la Croix-Rouge, avait retapé et mis en route un hôpital fort utile aux populations alentour.
Un pont de métal et de bois, lancé dans les années 60, reliait les deux parties du village.
Les soldats hollandais s’y aventurèrent à bord de leurs lourds véhicules blindés. Le résultat ne se fit pas attendre. L’ouvrage qui avait survécu à 25 ans de guerre non-stop se brisa par le milieu et chut, amas de ferraille tordue et de poutres brisées, dans l’eau boueuse.
Les membres de l’équipe médicale du C.I.C.R. étaient furieux. Leur hôpital se trouvait désormais isolé d’une bonne partie des habitants. Les villageois n’étaient pas très contents de voir leur bourg coupé en deux, ni d’envisager toutes les difficultés quotidiennes que la perte de leur pont allait occasionner.
Quant aux soldats hollandais, eux, ils étaient furax que je les prenne en photos. J’entendais bien leurs hurlements, mais comme j’étais sur une rive, avec les gens de la Croix-Rouge, et eux sur l’autre, ils pouvaient toujours s’égosiller…
Finalement, il n’y avait que les gamins que tout ça faisait bien rigoler !
Un que ça n’embêtait pas, mais alors pas du tout, que je lui plante mes objectifs sous le nez, c’était le Général Rideau, le big boss de la première rotation des troupes françaises.
Un type bien, Rideau. Général de légion, un briscard, droit dans ses rangers, aussi malin que réglo. Un gars à qui on ne racontait pas des salades.
On ne lui aurait pas fait dire officiellement, mais il ne se privait pas, en petit comité, d’émettre de sérieux doutes sur l’utilité du boulot qu’on lui faisait faire, à lui et aux 15 900 autres gugusses déployés sur le territoire.
Pour résumer sa pensée : de la foutaise à X milliers de dollars l’heure.
– On nous demande de désarmer les Cambodgiens, disait-il. C’est oublier qu’un bon Khmer possède trois armes. La première, un vieux tromblon qu’il nous cède volontiers ; la deuxième chez lui, pour se défendre ; et une troisième planquée quelque part dans les rizières, en cas de besoin…
A force de se voir, à Phnom Penh et sur le terrain, on avait établi une sorte de relation, sinon de potes, au moins courtoise.
Me voyant, il m’accueillait d’un jovial :
– Salut, voyou !
Avant de m’offrir une bière – une de ces « Kro » dont la marque avait envoyé gracieusement deux containers pleins à la Légion.
(On ne recausera, de ces boîtes de Kronenbourg…)
C’est à lui, le général Robert Rideau, que je laisse le mot de la fin de cette chronique :
Un jour où j’étais invité à photographier je ne sais plus quelle remise de médaille à je ne sais plus qui, il m’avait cligné de l’œil et glissé :
– C’est Noël, on décore les sapins !
(A suivre)
One Response to Kampuchea Songs – 07 : Fantaisie militaire