Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
C’était une journée du début de l’éprouvante saison chaude cambodgienne.
A ce moment-là, une sorte d’ennui commence à peser sur l’âme. Un engluement. Un début d’étouffement, qu’on sait inéluctable.
Une sorte de mélancolie agacée, faite autant de la chaleur réelle effective, ressentie, que de la menace de celle à venir, chaque jour plus pénible…
Ravi de voir mon désœuvrement distrait, je m’étais donc installé à la table de mon nouveau copain, pour m’apercevoir aussitôt que mal m’en avait pris.
Ce qui j’avais confondu avec de l’éloquence, une élégance affectée du geste, une lumière d’intelligence dans le regard étaient en fait autant de manifestations d’un entretien trop prolongé avec le camarade Bacchus.
Bref : si le barbu n’était pas tout à fait ivre, il n’allait pas tarder à le devenir.
Il soliloquait :
– Nous sommes les aristocrates de cette planète (sûrement promis sous peu aux guillotines des peuples affamés, mais c’est un autre débat…). Quand nous nous déplaçons, dans le confort d’une voiture ou poussés par les mollets d’un cyclo-pousse, c’est à peine si nous regardons la foule que nous fendons…
Je sursautais, ouvrant la bouche pour protester, mais le vieux type avait déjà posé une main apaisante sur mon avant-bras.
– Je ne parle pas de vous, cher ami de hasard…
Il saisit son verre de Beaujolais – un vrai verre ballon que mon pote l’aubergiste avait fait venir de France – en fit tinter le pied sur le mien, dans un geste de familier de bistrot, et s’envoya une lampée avant de désigner d’un vague mouvement mes appareils.
– Vous êtes un photographe. Votre œil professionnel est toujours à l’affût, prêt à extraire d’un entourage à première vue informe telle petite scène cachée qui lui donnera son sens, tel agencement de couleur, tel visage qui, isolé de la foule des autres, fera portrait…
Je grommelai un assentiment et bus à mon tour.
La carafe était à peine sortie de l’armoire réfrigérée où le Lyonnais la tenait, elle et ses semblables, par la force des choses, mais le vin était déjà saisi d’un fond de tiédeur.
De la tablée de légionnaires s’envolaient encore, plus basses, en dernières rafales, des anathèmes à l’encontre du voleur à moignons.
Je saluai d’un coup de tête un duo de reporters venues piger au Phnom Penh Post, le journal local qui m’employait souvent, une Irlandaise et une Coréenne, dont l’exubérance et les tenues courtes étaient sujets de discussion parmi les mâles expatriés.
– Indifférents que nous sommes ! pérorait l’autre. Dans ce grouillement guenilleux, nous ne savons voir que désordre. Il est pourtant facile de repérer toutes les bulles qui agitent ce levain. Toute cette énergie qui se manifeste de mille manières.
– La foire à la démerde, soulignai-je en remplissant nos godets.
– C’est ça !… Quand la gamelle est vide, tout peut faire ventre, si vous m’autorisez l’expression. Une pierre à aiguiser s’improvise boutique. Un coin de trottoir atelier de mécanique…
– Une femme fait commerce de cigarettes roulées au moyen d’un vieux billet…
– C’est merveilleux ! s’extasiait Vieille Barbe.
– Si vous voulez…
J’évoquai alors un bateleur de rue dont j’vais pris quelques photos, un nain minuscule qui, grimé en une parodie de Charlie Chaplin, debout sur une caisse décorée d’une tête de mort grossière, se livrait à mille facéties devant une foule hilare, dans le but de vendre des potions, onguents et autres orviétans de médecine miraculeuse.
– C’est merveilleux !
« Merveilleux », encore ?
Etonnant. Pitoyable. Bouleversant. Sujet à réflexions…
Mais « merveilleux » !
A dire vrai, le bonhomme commençait à me courir légèrement sur le haricot, mais, comme il insista pour commander un troisième pichet, je me résignai, en garçon poli, à faire honneur à son invitation.
– Vous connaissez la Corbeille, lui demandai-je.
– Euh… Non… Je ne vois pas.
– C’est comme ça qu’on appelle une grande décharge à ordures au nord de la ville…
Je lui décrivis alors ce lieu d’enfer, tel qu’il m’était apparu pendant ma visite quelques jours auparavant.
Une sorte de parcelle d’enfer étalée sous le soleil, dont je gardais encore dans les narines l’odeur, un cocktail indéfinissable de toutes les pourritures possibles.
Des monceaux de saloperies à perte de vue. Une mer de détritus. Des déchets de toutes sortes, dessinant des vagues collines sillonnés par une multitude de rats.
– Et le pire, ajoutai-je, c’est que des gens vivent là-dedans…
– L’endroit était une décharge bien avant la guerre. Pendant le régime Khmer rouge, c’était aussi un lieu d’exécutions. Un petit « killing field », si vous voulez. Ce qui fait qu’il y a pas mal de cadavres qui dorment sous les ordures.
– C’est atroce, fit-il.
Ah… Au moins ce n’était plus merveilleux.
On progressait.
J’enfonçai le clou :
– Il y a des types qui se sont fait une spécialité de chercher les corps, histoire de récupérer ce qui peut rester de précieux…
– Précieux ?
– Des dents en or, des bijoux qui auraient par hasard échappé à la vigilance des bourreaux, ou bien des talismans, des médailles d’argent gravés de signes en pali qu’on porte autour de la taille, accrochées à un cordon ou une chaîne, pour se préserver du mauvais sort…
Qui était-il, ce brave soulaud ?
Un de ces retraités qui trompaient leur vieillesse en jouant les missionnaires bénévoles pour les organisations humanitaires ? Un intellectuel, membre d’une de ces sociétés savantes de l’Extrême-Orient, au sein desquelles l’érudition se mêlait volontiers d’excentricité ? Ou tout bonnement un de ces traînards de l’Asie postcoloniale, résidus d’Indochine en route vers la cirrhose ?
Je ne le saurai jamais.
Un copain ayant débarqué dans l’établissement, j’allais tailler le bout de gras au comptoir avec lui pendant une dizaine de minutes. Quand je revins sur la terrasse, celui que j’avais surnommé en moi-même Vieille Barbe avait disparu, me laissant gentiment le soin de régler l’addition.
Et je ne le revis plus.
Mais certaines rencontres, toutes brèves et anodines qu’elles soient, vous marquent, sans que vous sachiez pourquoi…
Quelques jours plus tard, je tombai par hasard au bord d’une route un pauvre hère de vendeur de cigarettes ambulant que l’abus d’alcool ou le manque de nourriture, ou le soleil de saison chaude, ou bien tout cela à la fois, avait étendu raide sur le bitume brûlant.
Je le pris en photo alors que, à quelques pas de là, s’agglomérait une petite troupe de passants qui, j’en étais sûr, n’attendaient que mon départ pour dépouiller le gars inconscient de ses maigres biens.
Ce faisant, je me demandais quelle philosophie en aurait tiré Vieille Barbe ?
Aurait-il trouvé ça « merveilleux » ?
Et aujourd’hui, alors que j’examine ce cliché extirpé de mes archives, écrivant ces lignes, je me le demande encore…
(A suivre)
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