Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
A un moment ou un autre, en 92.
Le colonel australien Russel Stewart, rien moins que le numéro trois des forces armées onusiennes, se marie.
Le prince Sihanouk, revenu au pays depuis peu, fort occupé à retisser les fils de son autorité dans toutes les directions, ne peut que saluer les noces de ce ponte UNTAC en offrant une grande réception en son palais royal. Donc, moult bristols d’invitation à gravures dorées fusent aux quatre coins huppés de la capitale.
Deux qui sont fumasses, ce sont son Excellence Stefan Andrew Ellis, l’Américain, mon frère en photo, mon pote de l’AFP, et moi-même.
C’est qu’on le connaît, le colonel Stewart.
Un bon baroudeur à l’anglo-saxonne qui n’hésite pas à s’arsouiller d’importance le soir venu. Un adepte zélé du Bourbon n’ Beer, à l’ivresse martiale des officiers de tradition british. Un compagnon jovial de nombre de nuits presque blanches, terminées par des serments d’amitié éternelle au sommet d’une montagne de boîtes de Foster’s et de V.Bs, tandis que s’assoupissent alentour des jeunes femmes de mauvaise vie.
Un intime, quasi !
Et on n’est pas invités.
Pas de cartons dorés pour nous.
Aux portes du palais, les misérables photo-reporters !
Comme le résume ce matin-là son Excellence Stefan Andrew Ellis, pressant dignement une boîte de bière glacée contre son front douloureux d’abus nocturnes :
– Sergio, that’s inacceptable !
Pas d’invitation ? On s’en passera. Russel, old chap, tu ne convoleras pas sans nous, c’est dit !
Alors on se pointe ce soir-là.
Attention : on est lavés, rasés, peignés, costards pour les deux, à mon cou une cravate volée à je ne sais qui, les santiags lustrées.
J’ai confié la 404 à une de ces bandes de gosses laveurs de voitures. Ma chère vieille Peugeot en est sortie miroitante et les chromes avantageux. Les mômes ont même ciré les flancs des pneus, qui n’en demandaient pas tant.
Attention, c’est tout de même au portail d’un palais de souverain qu’on a le culot de se présenter – déjà beurrés comme deux biscuits.
Devant le gigantesque porche au toit cornu de pagode, une horde de soldats à uniformes des grands soirs et fusils huilés tente de nous bloquer.
Je ne me démonte pas, descend la vitre, hurle :
– Je suis l’ambassadeur de Corse ! Laissez passer ! Corsican ambassador !…
Sur le siège passager, son Excellence Stefan Andrew Ellis en pleure de rire.
Et moi de même, tandis que je gare la Peuge parmi les limousines du gratin diplomatique et les arrogantes 4×4 blanches de l’aristocratie onusienne.
On traverse en un parcours aléatoire la salle du banquet dégoulinante de victuailles, frayant notre voie au travers de messieurs en grands uniformes et fracs, de dames à bijoux et de jeunes beautés empanachées.
On parvient à l’estrade où se tiennent les nouveaux mariés, Sihanouk, sa femme la princesse Monique et quelques proches. Le roi et le colonel ont le même regard au ciel en nous découvrant.
– Oh non, pas eux ! se lamentent-ils à l’évidence, avant que les règles de la courtoisie ne ramènent sur leur face un même sourire contraint de convenance.
Je m’avance sur Sihanouk d’un pas conquérant et sans gène d’ivrogne. Aussitôt se précipitent sur moi les gardes du corps de sa majesté, une escouade de Coréens du nord prêtés au roi par son pote Kim Il Sung, petits mecs en costards gris aux gestes de fauves.
D’un geste, Sihanouk arrête la meute, puis me tend les deux mains en geste d’accueil :
– Hi, hi, bienvenue, mot’zieur Corrieras…
Il était une fois un prince.
Euh…
Ouais, un prince charmant, on peut dire comme ça.
Ambigu. Savant. Habile. Brillant. Talentueux. Ridicule. Sympathique. Tortueux. Divinisé. Humain.
Fascinant.
Un nabot d’à peine cent soixante centimètres, affublé d’une tendance à la grassouillerie et d’une voix d’oiseau grinçant.
Gnome précieux qui se hissa au rang de figure historique du vingtième siècle.
Cauteleux magot qui ricana de concert avec les plus illustres des grands de ce monde.
Génie politique. Réalisateur de films d’amour. Historien érudit. Collectionneur esthète. Descendant d’empereurs. Playboy international. Réformateur social. Chef d’état renversé. Exilé de luxe. Roi guérillero. Complice de massacreurs. Auteur de chansons à la guimauve. Petit père d’un peuple…
Décidément oui : il était une fois un prince charmant.
Sa Majesté Norodom Sihanouk.
Qui restera pour moi l’homme qui, me découvrant dans la foule de telle ou telle cérémonie, me balançait une de ses grimaces de sourire et me saluait d’un sonore :
– Hi, hi ! Bonjour motzieur Corrieras !
En tant qu’observateur passionné de tout ce qui concernait son pays, Sihanouk connaissait les visages et les noms de tous les étrangers durablement installés au Cambodge – et qui, se voyant reconnus par une altesse, s’en trouvaient flattés.
En tant qu’homme du siècle, il savait la puissance des médias et soignait spécialement « ses » journalistes.
Il faut dire qu’on se croisait souvent : inauguration de ci ou de ça, d’une école reconstruite, d’un nouvel hôpital, défiles et manœuvres d’armée, concours sportifs, réceptions de plénipotentiaires…
En tant que type qui aimait bien rigoler, il distinguait particulièrement certains d’entre nous, les allumés, les déconneurs, sur qui il étendait sa royale indulgence et avec qui il aimait se livrer à quelques échanges de vannes.
En anglais d’Oxford avec Leo Dobbs, le roi du « joke ». En français avec moi. En nippon avec les Japonais.
Sa grandeur avait l’humour cosmopolite.
A ses yeux, j’étais en outre l’homme qui avait publié le visage ensanglanté de son copain de collège et génocidaire Khieu Sampan en double page dans Paris-Match.
Et Paris-Match, pour les gens de son époque, c’était l’une des quatre ou cinq références mondiales en matière d’information.
Alors :
– Hi, hi, hi, comment allez-vous, mot’zieur Corrieras ?
Des années durant, je le tannai à chacune de nos rencontres pour qu’il m’autorisât à prendre un portrait de lui. Une manière de photo officielle, posée et approuvée. Un cliché qui pourrait faire, pensai-je, une belle couverture de « news », prestigieuse et grassement soldée.
Un beau jour, au détour de je ne sais plus quelle cérémonie, il consentit à m’accorder une pincée de minutes de pose à l’écart du reste de l’assistance, devant l’un des bâtiments de son palais. Non sans me faire comprendre qu’il s’agissait là d’un privilège, accordé à ma personne parce que je commençai à sérieusement briser ses royales coucougnettes.
Las, je n’avais avec moi que mes objectifs courants, ni éclairages idoines ni réflecteurs, encore moins de 6×6.
Le résultat ne fut pas à hauteur de ma vision.
Pas mal, mais bon… Pas de quoi le tirer en timbre-poste.
Pour saisir tout le sel de l’anecdote qui suit, il faut se souvenir que nous étions aux glorieux temps de l’UNTAC, la mission de pacification de l’ONU, dont le vaste dispositif était commandé par un Japonais, Mr Yasushi Akashi.
Aussi les autorités japonaises décidèrent-elles de faire un geste pour le Cambodge, sous forme d’une cargaison de marchandises diverses dont la réception, comme il se doit, donna lieu à une gigantesque cérémonie, avec tribune officielle, discours, drapeaux du soleil levant et tout le tralala.
On y était, mes camarades reporters et moi-même.
Parmi les cadeaux figurait un énorme stock de paires de chaussures.
Des godasses immondes.
Des rossignols de supermarché, informes, d’une matière qui hésitait entre le mauvais cuir et le bon plastoc.
Merci bien, les Japonais !
L’une des plus riches nations du monde avait la générosité fort mesurée, c’était le moins qu’on pouvait dire.
En plus, imaginez : refiler une cargaison de paires de pompes à une population qui compte l’une des plus fortes proportions au monde d’amputés d’un ou deux pieds !
Sihanouk ne se démonta pas.
C’est le plus solennellement du monde, en y mettant ouvertement les formes, au vu et au su de toute l’assemblée, devant un cercle de photographes mitraillant, qu’il remit, entre autres colifichets, une paire de ces foutues chaussures à un cul-de-jatte.
M’apercevant alors parmi les photographes, il m’adressa un abaissement de paupières, la mimique la plus proche du clin d’œil qu’il pouvait se permettre en public, et, un éclat complice dans ses yeux qui en avaient tant vu, me lança :
– Hi, hi, hi, ce monsieur pourra toujours les revendre au marché, ses chaussures japonaises !
Salut à vous, Majesté, en quels cieux où vous régnez désormais…
(A suivre)
5 Responses to Kampuchea Songs – 16 : Little big man Sihanouk