Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
Chapitre un : Le Cambodge nouveau est arrivé !
Phnom Penh. Pochentong Airport. De nouveau…
Sur le tarmac, au sortir de la navette aérienne de Bangkok, je plonge dans l’irrespirable chaleur cambodgienne.
Les bâtiments que j’ai connus lépreux, coiffés de tôles, décorés de barbelés rouillés, flamboient de toute leur blancheur dans la blessante lumière de saison chaude.
Salut les touristes ! Bienvenue dans le Cambodge de la paix, des temples et du fric !
Sur le parking, dans la cohue désormais habituelle de bagnoles et de bermudas fraîchement débarqués, je saute dans un taxi frigorifié.
Le jeune chauffeur me propose d’une seule phrase en anglais une chambre d’hôtel, une excursion en bateau sur le fleuve et une heure en compagnie de sa sœur.
Je coupe court, en khmer :
— Non. Conduis-moi au café « Le Deauville », tu connais ?
Il gémit, dépité :
— Ooooooh, monsieur est déjà venu à Phnom Penh.
— Ça m’est arrivé, je soupire. Allez, roule…
J’ai quitté le Cambodge en 97 pour préserver ma fille Asia des combats qui ont accompagné la prise du pouvoir par Hun Sen.
Ma séparation d’avec sa mère a marqué une première rupture avec ce pays que j’ai tant aimé.
Je partage maintenant mon temps entre mon cher Piémont italien, la France, auprès de ma non moins chère famille, et Paris, pour les affaires.
Et ne remets plus les pieds chez les Khmers que pour des actions précises.
Le café Le Deauville, dans le centre, est depuis quelques années le quartier général d’une petite faune de fêtards occidentaux : simili aventuriers, voyageurs éternels englués dans les charmes cambodgiens, expatriés grassement salariés qui noient leur ennui dans l’anis, malfrats à l’affût de combines…
Quand j’entre dans la grande salle aux allures de bistrot de province française, les exclamations fusent :
— Tiens, v’là le plus beau !
— Oh, Sergio, tu pouvais pas te passer de nous, hein ?
— Putain, t’en as pas pris assez, des photos d’ici ?
Ken, mon contact, est à une des tables devant une bière, le cul sur une chaise, un pied sur une autre. Un type d’une trentaine d’années, relax, au physique de grand sportif – ce qu’il est.
— Ça va, Ken ?
— Cool. T’as fait bon voyage ?
— Bof…
— Ta fille va bien ?
— Super. Et ici, on en est où ?
Souriant, il tire de son sac à dos un épais dossier qui contient les courriers et comptes-rendus de nos démarches, un impressionnant fatras de paperasses accumulées en six mois.
— Ce coup-ci, on est bons, Sergio…
Il ferme son poing devant sa bouche et lance, dans une imitation d’annonce d’aéroport :
— Le passager de Ken-Airways à destination des temples d’Angkor est prié de se présenter à l’embarquement…
Chapitre deux : Plan de vol
Ken possède un U.L.M. grâce auquel il vivote en vendant des baptêmes de l’air, des leçons de pilotage, et des ballades au dessus des fleuves.
C’est le succès du photographe Yann Arthus Bertrand, avec son ouvrage La Terre Vue Du Ciel, qui a inspiré notre projet : un album de photos aériennes des temples d’Angkor.
Notre équation est simple, voire simpliste : Mes appareils photographiques plus l’engin volant de Ken égalent prises de vue uniques, jamais vues, des sites d’Angkor.
Ce qui se traduit par : publications immédiates dans le monde entier.
Autrement dit : couilles en or.
De l’aérien cambodgien, j’en ai déjà dans mes archives. Des clichés que j’ai pris des hélicoptères de l’UNTAC, au début des années 90, quand je faisais le correspondant de guerre.
Dix ans plus tôt, dans l’anarchie des après-combats, notre projet n’aurait demandé que du culot, du beau temps sur zone et quelques dollars d’avance pour l’essence.
On se serait peut-être fait un peu engueuler à l’atterrissage. Et encore…
Il n’en est plus de même. Oh non…
J’ai pensé court-circuiter la chaîne des décisions en écrivant directement au roi Sihanouk, qui m’honore d’une petite sympathie (voir K.S.- 16, Little Big Man).
Sa majesté m’a répondu d’une très gentille bafouille, me disant que mon projet était très intéressant mais qu’il ne pouvait rien pour m’aider.
Nous laissant gros-jean, Ken et moi, aux prises avec les administrations cambodgiennes.
Il nous a fallu convaincre le Ministère de la Culture, le Ministère de l’Intérieur, celui des Transports et, par l’intermédiaire de ce dernier, l’Aéroport de Siem Reap – Angkor, dont les régulateurs de la tour de contrôle doivent surveiller les vols de notre moustique motorisé minute par minute.
Et enfin et surtout l’Autorité pour la Protection du Site et l’Aménagement de la Région Angkor / Siem Reap, L’APSARA, cathédrale administrative instaurée depuis peu et décisionnaire de tout, absolument tout ce qui concerne de près ou de loin les temples des anciens Khmers.
Chapitre trois : Un raid de potes
Phnom Penh – Siem Reap.
L’U.L.M. est chargé sur un camion. La grande voile en delta d’un côté, la nacelle à roulettes de l’autre.
Au volant se relaient Ken et Christophe, un jeune fou infiniment sympathique, as de la démerde qui parle un Cambodgien parfait.
Je les suis en moto.
A partir de Kampong Chnang, terminus de la route neuve et bitumée, on replonge dans le Cambodge d’antan, avec ses hameaux de cagnas sur pilotis entourés de rizières, surveillés par les hauts plumets des palmiers à sucre.
Par goût des actions marrantes, deux copains se sont joints à la balade. Pierre-Régis Martin, toubib de Médecins-du-Monde et auteur d’une méthode d’apprentissage du cambodgien qui a préservé nombre d’expatriés de l’incommunicabilité, un type simple et généreux. Et Arnaud Roux, un jeune baroudeur pour l’heure journaliste au Phnom Penh Post et à Cambodge-Soir, le canard francophone local.
C’est une impression étrange, vaguement mélancolique, de traverser des bleds où, naguère, une petite poignée d’années auparavant, on ne se déplaçait que la trouille au ventre, redoutant de se prendre une roquette perdue où de poser le pied sur une mine.
Mais les gamins rieurs qui se pressent autour de nous aux arrêts-bibines et les femmes qui se baignent en paix dans les eaux boueuses des étangs se foutent pas mal de mes nostalgies d’ancien combattant.
Siem Reap, fin d’après-midi.
Christophe se charge de nous trouver des piaules. Facile : il est déjà loin le temps où l’hôtel Royal en ruines était le seul hébergement possible. La petite ville regorge maintenant d’hôtels et de guest-houses, sans compter les cafés et les restaus. Il y a même des pizzerias sous les arcades coloniales de l’ancien marché, c’est dire !
Nous, on fonce à l’aéroport où, tandis que Ken fait décharger et remonte son appareil sur un bout de piste, je vais retrouver mon copain Dara.
Dara, le jeune flic qui m’avait pris en sympathie lors de ma première virée dans les temples, il y a une dizaine de siècles.
Il prospère, le copain.
Il porte de l’or et du rubis au poignet, aux doigts et au cou, il a pris de la bedaine et tout le personnel de l’aéroport se met quasiment au garde-à-vous dès qu’il ouvre la bouche.
C’est lui qui va se charger de mettre de l’huile dans nos rapports avec les techniciens de la tour de contrôle et d’organiser la surveillance nocturne de l’ULM.
Il me facturera d’ailleurs ses services en négligeant le rabais spécial copains. Du bide et du métal jaune, je vous dis !
Chapitre quatre : Pigeon vole !
Ken est un excellent chef d’expédition.
Non content de maîtriser parfaitement le pilotage de son engin pendulaire, il consacre tout le temps nécessaire à la préparation des vols : étude des bulletins météo qui nous sont fournis chaque matin, choix de nos itinéraires en fonction des temples que je veux shooter, et relations avec la tour de contrôle – avec qui, en l’air, on est en rapport radio permanent.
Pour ma part, je ne suis pas mal non plus. J’ai déjà pratiqué l’ULM et mes qualités de motard viennent à point. Dès que j’ai le cul posé sur la selle passager, tout confort, comme à l’arrière d’une Harley de père de famille, je peux me consacrer totalement aux prises de vue.
Deux impératifs seulement. L’un artistique, ne pas me manger un bout de voilure dans le champ. L’autre sécuritaire, éviter de me contorsionner trop brusquement, au risque de déstabiliser l’oiseau.
Noblesses obligent, on consacre les premiers vols à Angkor Vat, le plus vaste et le plus fameux monument du site, et au Bayon, le temple-montagne, avec ses emblématiques tours à quatre visages.
Sensation sympathique que celle d’être un pionnier…
Même pendant la période UNTAC, quand les hélicos sillonnaient le ciel cambodgien dans tous les sens, les pilotes n’avaient pas le droit de survoler la zone d’Angkor. Encore moins de prendre des photos.
Je sais que dans les années 20, un des archéologues-aventuriers de L’Ecole Française d’Extrême-Orient possédait son propre monoplan à bord duquel il partait volontiers en promenade. Sans doute a-t-il pris quelques clichés, mais, vu le matériel photo dont il pouvait disposer, ça n’a pas du donner grand-chose. D’ailleurs, je n’ai trouvé aucune photo aérienne de l’époque dans aucune archive.
Peut-être que des types de L’U.S. Air Force ont pris des photos quand il sont venus bombarder le Camb…
Mais non ! Qu’est-ce que je raconte ?…
Les Américains n’ont jamais bombardé cette zone.
Les bombes qu’on a retrouvées non explosées dans le sol y sont tombées d’elles-mêmes, c’est bien connu !
Chapitre cinq : Retour sur terre.
Très vite, au deuxième ou troisième jour de vol, un doute fraye son déplaisant chemin dans mon esprit.
« Photos aériennes des temples d’Angkor »…
Sur le papier, l’idée paraît géniale. Lumineuse. Lucrative ô combien.
Un Best-seller assuré. Un jackpot de librairie !
Dans notre optimiste candeur de fougueux faucheurs de marguerites, on a seulement négligé – ou refusé de considérer, ce qui revient au même – deux points essentiels.
Le premier : si les temples d’Angkor figurent parmi les plus majestueux monuments de la planète, ils n’ont pas été bâtis pour les oiseaux.
C’est planté devant, les pieds sur terre et le nez en l’air, qu’on se prend leur splendeur dans les mirettes.
Depuis l’azur, écrasés par la perspective, rabougris, ils se mettent à ressembler à des tas de pierres au baroque indistinct.
J’aurais peut-être pu y remédier en m’étant muni de plus de matériel, mais je n’ai que mon grand-angle 24 x 200 et, maintenant que j’ai les fesses en l’air, je suis bien obligé de faire avec !
Le deuxième : Anglor Vat, le Bayon et quelques autres structures s’élèvent en terrain dégagé, mais la majorité des quelques trois cents temples que compte le site sont enfouis dans la jungle.
C’est ce qui fait une grande partie de leur charme pour les touristes. Mais pour qui les survole, ils n’offrent qu’une canopée touffue au travers de laquelle on croit deviner,aux rares interstices, quelques bouts de caillasses.
Le soir, l’équipe mène grand train dans les cafés de Siem Reap. On rêve haut et fort. On parle de gros bouquins, de catalogues, d’éditions internationales.
Chaque soir, des gens affluent à notre table :
— C’est vous qui volez en ULM ? Je vous ai vu tout à l’heure au-dessus du Pre Rup…
Dans la rue, les habitants nous hèlent, tendent les bras pour imiter un engin volant et imitent de la bouche le bruit d’une mobylette, fous que nous sommes dans notre drôle de machine !
Alors je tais mes réserves.
Sans doute ai-je tort. Et la déception future, inévitable, l’atterrissage brutal du projet dans les marécages de l’échec, porteront un rude coup à l’amitié qui nous unit, Ken et moi.
Mais c’est ainsi.
Je la ferme.
Je ne veux pas gâcher les belles heures que nous vivons.
Heureusement, veille sur nous la petite fée des photographes volants.
Tout à fait par hasard, au cours de nos pérégrinations à Siem reap, on tombe sur Greg Davis, un copain, photographe prestigieux, collaborateur de Time magazine.
Greg est marié à une journaliste japonaise, directrice d’une agence de presse, qui se déclare très intéressée.
Et, de fait, c’est un magazine japonais, Newton Japan, qui, par l’intermédiaire de Miss Davis, nous achètera une série, la seule que nous vendrons.
Le deal nous rapportera une poignée de milliers de dollars. Pas la fortune entrevue, mais tout de même.
Et nous restera, à Ken et à moi, qui fûmes suspendus au firmament d’Angkor, le souvenir de belles images, parmi toutes celles que nous a laissées ce pays…
(A suivre)
6 Responses to Kampuchea Songs – 20 : Carnets du ciel d’Angkor