Il est né le ti-ti-ta-ta…
Sonnez hautbois, résonnez la-la-la…
Puisque partout guirlandes clignotent, se répand fausse neige, soirées télé jouent la joie…
Puisque partout on éventre huîtres et on gave oies…
Pour une fois cédons à l’ambiance et, vraiment pour cette fois, respectons tradition.
Voici en guise de cadeau un conte de Noël.
Il était une fois, donc…
Un conte qui vous est offert par, comme de coutume, à l’icône, le révérend Père Noël Serge Corrieras :
Assisté, comme de coutume, au verbe, par le révérend Père Noël Thierry Poncet :
Il était une fois, il n’y a pas si long, dans un pays pas si loin, survivait un gamin qu’on appelait Tournevis.
« Tneu-Viss ».
Dans sa langue, il n’y avait pas de mot pour ce genre d’outils. Alors on avait adopté celui des Français, celui des anciens colons.
Après tout, c’est plutôt marrant, « Tneu-Viss », non ?
Le môme avait gagné son patronyme dans une bagarre.
Il avait reçu un coup de ce truc à dévisser les vis.
La pointe biseautée lui avait percé le torse, l’avait saigné pas si loin du cœur, était passé à rien de lui dévisser la vie.
Ça s’était passé un matin de décembre, qu’on appelle « saison fraîche », dans ce pays pas si loin.
Le 25 exactement.
Une baston de gamins ivres de haine, à coups de saton, à coups de lames, à coups de bâtons, de barres à mine, à coups par derrière, à coups de vice.
Une pauvre bataille de bambins braillards, par un matin frais où, dans d’autres pays pas si loin, d’autres enfants ravis déballaient des cadeaux de leurs papiers fleuris.
Tneu-Viss ne savait rien de Noël, ignorait tout du petit Jésus et, pour dire les choses comme elles sont, l’aurait su qu’il s’en serait pas mal foutu.
Si on lui avait raconté l’histoire de l’enfant divin planqué dans sa grange, sur une litière de foin, il aurait bien rigolé.
« Qu’il essaye donc, en guise de couche, la brique sale, la ferraille ou bien la boue, votre Jésus-Christ ! »
Voilà ce que Tneu-Viss aurait dit.
Tneu-Viss n’avait qu’un seul dieu.
Un seul paradis.
Un seul enfer.
Une seule idole.
Elle logeait pour extrêmement pas cher dans des petites boîtes en fer et s’appelait Kol-Kol.
« Colle à rustines ».
Comme, dans ce pays pas si loin, il n’y avait pas de mot pour ce genre de produit, on avait adopté celui des Français, celui des anciens colons.
Après tout, « Kol-Kol », c’est plutôt marrant, comme nom.
Non ?
« Salut salut salut moi c’est Tneu-Viss c’est facile qu’on me connaît avec l’affreuse affreuse balafre moi c’est Tneu-Viss celui qui a survécu à sa bagarre à sa blessure seulement pour crever plus tard mais après tout après tout est-ce que c’est pas là le sort à tous ?… »
« Salut hello bonjour tous les jours je me colle le museau dans un sac en plastique qu’au fond j’y ai collé de la colle et je tête je tête, je suce je suce, j’aspire j’aspire des vapeurs qui puent fort qui me remplissent toute la tête et là, oh mec, c’est de la magie c’est du y’a rien de mieux c’est de la belle odeur y’a pas plus belle qui assomme ma faim me tue la dalle me vire de moi la peur la peur la peur englue bien fort ces pensées qui ne sont que douleur oui mec que douleur salut salut salut je tête je suce j’aspire j’ai la face au fond du sac et parfois je m’étouffe mais je m’en fous parfois je saigne des narines mais je m’en fous parfois je dégueule mais après tout je m’en fous après tout je m’en fous après tout c’est plutôt marrant salut hello bonjour je m’en fous… »
J’étais un photographe il y a déjà pas mal de temps dans ce pays pas si loin.
C’était une jeune journaliste pleine de talent, Christine Chaumeau, tuyautée par Sébastien Marot, un gars d’une petite O.N.G nommée « Friends », qui m’avait dit :
— Salut Sergio, on m’a parlé de gamins de rue qui sont devenus accros à la colle à rustines, je vais faire un papier dessus, si tu veux bien venir prendre les photos…
Alors par un matin frais je m’étais retrouvé au coin d’une avenue de Phnom Penh, appareils au licol.
Et moi qui pensais avoir eu sous les yeux toutes les misères, ai compris ce matin-là qu’il en manquait encore à ma collection.
Tneu-Viss régnait, pauvre petit prince, sur une cour d’étoiles chutantes dès que nées, jetées à terre plutôt que mises au monde.
Orphelins de guerre et de misère, sans mères et sans pères, sans sœurs ni frères non plus, ils erraient, chiots perdus, pauvres et pauvresses au plus sombre, au plus nu des plus pauvres des rues.
Orphelins fêlés, fistons de personne et fillettes abandonnées, orphelins défoncés, chaque jour ils crevaient un peu plus, gavroches si amochés que, déjà, plus personne n’en voulait plus.
Tous ils allaient, apprentis cadavres.
Ils traînaient carcasse, museaux pégueux, regards envapés, avides de s’ensacher la face dans un plastique.
Soucieux seulement de s’emplir à pleins naseaux, à pleine maigre poitrine, de leur dose de colle à rustines, ce dérisoire opium, cette liqueur glaireuse, cette sauce chimique de l’oubli.
Tous ils allaient, gosses de maraude prompts à la rapine, courant le gagne-piècette, le billet de rien, la menotte suppliante, l’œil faussement gentil, les garçons au trousse-poches, les filles à la tapine.
Aubaine des chefs chiffonniers, petits larbins de chantiers, ils acceptaient n’importe quelle tâche, maigrelets forçats de corvée, pourvu qu’on leur alloue leur boîte de poison.
Tous ils allaient, héros de triste conte, petits poucets égarés, petites marchandes allumées, rates des villes et rats déchus, chats dopés, nains fracassés.
Tous ils allaient, ogres d’eux-mêmes.
Longtemps, jusqu’à aujourd’hui et pour longtemps encore, me hante le souvenir de ce gamin aussi insolent qu’indolent, aussi vif qu’éteint, aussi mort que vivant.
Celui que, dans un pays pas si loin, on appelait Tournevis.
« Tneu-Viss ».
C’est que, dans sa langue, voyez-vous, il n’y avait pas de mot pour ce genre d’outils. Alors on avait adopté celui des Français, celui des anciens colons.
Après tout, c’est plutôt marrant, non ?
(A suivre)
11 Responses to Kampuchea Songs – 27 : Conte de Noël