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Kampuchea Songs – 02 : Angkor solo

Publié par le 2 février 2015

 

Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras

Angkor. Début de l’année 91. Un infirmier militaire sympa m’avait invité à loger dans sa maison, à Siem Reap, la petite ville voisine des temples.
Seulement, son cousin m’en avait viré. Un flic nommé Dara. A cette époque, les visiteurs d’Angkor devaient résider à l’hôtel Royal, en face d’Angkor Vat.
Obligé, qu’ils disaient.
C’était-y pas beau, le socialisme réel ?

Depuis la chute de l’Empire Khmer, au 11ème siècle de notre ère, les temples d’Angkor étaient en ruines. C’était connu.
L’hôtel Royal, inauguré au joyeux temps des colonies, était lui aussi en ruines. Ça se savait moins.

La chambre était vaste et vide, immense étendue de plancher gondolé : la mauvaise armoire dans un coin; le lit de planches garni d’un mince matelas de mousse; sans oublier, tendue sur quatre manches à balais, la moustiquaire en loques qui avait été de couleur rose bonbon, n’était plus que passée.

Il y avait un climatiseur ancré dans le mur. Une grosse machine en tôles des années cinquante qui devait produire un bruit de tous les diables.
Je ne pus que le supposer. Comme il n’y avait pas d’électricité, l’engin resta aussi inerte que les pales du ventilateur qui rouillait au plafond.

Au crépuscule, sur les formes baroques d’Angkor Vat le géant, vinrent danser des lumières rougeoyantes comme des reflets d’incendie. Alors s’éleva de toutes parts une plainte monocorde et sonore, sifflante comme le cri d’une scie circulaire.
Des milliers de cigales qui, depuis leurs caches dans les forêts d’eucalyptus, saluaient à leur manière la fin du jour.
Au bout d’à peine trois minutes, leur chant assourdissant s’éteignit, aussi brusquement qu’il était né.

A ce moment  précis, comme obéissant à un signal, des centaines de chauve-souris vastes comme des aigles prirent leur essor. Elles apparurent au-dessus de toutes les frondaisons qui cernaient l’hôtel et des tours du grand temple.
Majestueuses et gothiques.
Vaguement effrayantes.
D’un vol lourd et lent, elles se noyèrent comme des fantômes dans le bleu obscurci du ciel.

Et la nuit s’abattit, avec sa brusquerie habituelle, drap noir soudain jeté sur le monde, qui avala en un instant le colosse de pierre et les épaisseurs de jungle alentour.

Ne subsistait plus comme source de lumière que l’éclat blanc de la lampe à pétrole d’une gargote installée sous un préau de tôles, à une cinquantaine de mètres en face de l’hôtel.
Je distinguais en-dessous les silhouettes d’une demi-douzaine de clients attablés. Me parvenaient des pépiements rauques de la langue khmère, entrecoupée d’éclats de rire.

Je hélai Grassouillet, le gérant :
– Dites-moi, mon brave, je suis irrémédiablement prisonnier entre vos murs, ou bien j’ai encore le droit d’aller boire un coup en face ?
Il réprima une grimace, fugacement apparue sur sa face de lune. Après m’avoir extorqué cent dollars pour la nuit, il comptait bien se faire quelques petits billets sur mon manger et mon boire. Cependant, il s’inclina :
– Aucun problème, cher monsieur…

C’étaient des flics qui festoyaient.
Sept gars en uniformes kaki, parmi lesquels je reconnus les quatre qui s’étaient pointés chez l’infirmier, quelques heures plus tôt. Et parmi eux, celui qui m’avait viré.
Dara.

Dès qu’il m’aperçut, celui-ci se leva, vint à ma rencontre, et me prit la main entre les deux siennes, tout sourire :
– Please, viens boire une bière avec nous, je t’invite…
A son empressement, je compris qu’il voulait se faire pardonner d’avoir du me renvoyer de chez son cousin. De mon côté, je n’avais aucune raison de faire la gueule. Il n’avait fait que suivre un règlement absurde, auquel il était assujetti encore plus que moi.
Et d’autre part, j’avais une soif de tous les diables.
Je m’attablai.

Et me voilà au milieu des pandores, devant un défilé ininterrompu de boîtes bleues de Tigers, une bière importée de Singapour, que chacun, tour à tour, tenait à m’offrir, tout en refusant obstinément de me laisser payer ma tournée.

L’établissement constitué en tout et pour tout de trois tables grossières, de grandes glacières de pastique, d’un fourneau portatif en terre cuite, d’un étal à cigarettes vitré et d’une énorme grappe de noix de coco.
La patronne était une femme sèche, coiffée d’un krama noué à la diable, qui restait accroupie devant le fourneau, à faire cuire des morceaux de viande de porc.
C’était sa fille, une gamine d’à peine une dizaine d’années, qui faisait le service.
Elle passait la majeure partie de son temps à casser au burin d’énormes pains de glace, en tirant des morceaux dont, toutes les cinq minutes, elle garnissait nos verres.
Ainsi coupée d’eau, la bière tournait vite à l’urine de baudet. Mais au Cambodge, dans ces années là, entre boire des bulles ou boire frais, il fallait choisir.

Je discutai longuement avec Dara. Et plus je causais avec lui, plus j’éprouvais de la sympathie.
Curieux de tout sans jamais être importun, cultivé, parlant un anglais plus que correct, il était mince, le geste empreint d’une certaine élégance, le regard noir pétillant d’intelligence…
Il ne portait aucun galon, ni aucun autre signe que le distinguât des autres, mais il jouissait visiblement parmi eux d’une autorité sans conteste.

Au bout d’un moment, je lui demandai :
– Toi qui connais les règlements, tu sais si je peux aller me promener dans les temples, ou bien il faut faire une demande en trois exemplaires ?
Il éclata de rire.
– Non. Tu es libre d’aller où tu veux. Il faut juste que tu fasses attention…
– Attention ?
– Oui. Attention à ne pas te faire tuer.

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Dara avait envoyé un de ses sbires chercher une carte du site. Il la déploya devant moi et m’expliqua :
– Tu vois, là, le Baraï occidental…
C’est une sorte de gigantesque bassin qui servait jadis de réserve d’eau à la ville qui s’étendait là.
– Il ne faut pas y aller, parce que juste à côté commence un territoire Khmer rouge. Tu risques de te faire enlever ou de prendre une balle. Maintenant, à l’est, le Preah Khan…
Un temple monastère gigantesque, à demi effondré. Par là non plus, je ne devais pas traîner mes bottes. Le terrain alentour était pourri de mines antipersonnel. Il en allait de mes jambes, mes balloches ou même de ma vie.
Enfin, le fameux temple de Bantey Srei, pillé naguère par André Malraux, qui en a tiré son roman La Voie Royale, situé à une quinzaine de kilomètres, m’était lui aussi déconseillé.
Là, il y avait la totale : à la fois des Khmers rouges et des mines.

Sinon, c’était cool. Je pouvais aller où je voulais…

Le lendemain, après une nuit d’un sommeil bercé par les joyeux caquètements des geckos, j’avalai un café et me dirigeai sans attendre vers le temple d’Angkor Vat.

Journée étrange et magnifique !
En quelque huit heures envoûtantes, je ne croisai, en frères humains, que de rares moines en méditation au pied d’un Bouddha endormi dans l’ombre, ou bien cheminant d’un pas rêveur.
Aussi quelques paysans du coin, vaquant à leurs occupations, indifférents à ces beautés qu’ils côtoyaient chaque jour.
Ou encore des soldats du corps de garde, chargé de la sécurité des monuments…

Que de merveilles !

Longuement, je me perdis dans le dédale des galeries d’Angkor Vat, caressant du regard et du bout des doigts les innombrables guerriers en bataille, lances aux poings, grimaces féroces à la bouche, figés de puis des siècles dans les batailles des bas-reliefs

Je flirtai avec les Apsara, danseuses sculptées à même la chair des piliers, avec leurs chevelures en torsades, leurs gestes en arabesques et leurs moues imperceptibles de Joconde.

Puis j’enfourchai ma Honda. M’aventurai.
J’allai saluer les grands démons grimaçants, aux yeux féroces, qui, alignés en files indiennes, gardaient les porches de la grande cité.
Longeai la Terrasse des Eléphants, sa voisine la Terrase du Roi-Lépreux, et, en face, les douze tours de latérite des danseurs de corde.

J’escaladai les étages du Bayon, ce temple montagne, aux tours creusées de portes successives, entraînant l’œil dans un spectacle de faux semblants, aux énormes quatre-faces énigmatiques, yeux de géants humblement baissés, sourire à la fois paisibles et cruels aux roches de leurs lèvres.

Par la suite, j’ai lu dans un ouvrage de Bernard Groslier, l’archéologue, que seuls les rois avaient accès aux étages du Bayon.
Et bien je fus roi, ce jour-là. Un drôle de monarque à moustaches, jean et santiags, mais roi tout de même.
Etaient-ils aussi émerveillés que moi, ces souverains du passé ?

Je me reposai un moment, environné de chants d’oiseaux mystérieux, dans la fraîcheur ombreuse du Ta Prohm, ce petit temple que rebouffait la jungle, avec ces fromagers géants qui avaient planté leurs racines, telles des serres de dragons, dans les interstices des vieilles murailles.

Je grimpai la colline escarpée qui supporte le Phnom Bakheng, plus qu’aux deux tiers effondré, ses moignons de tours rousses émergeant d’une mer de pierres.
Là, je m’attardai un moment à regarder le soleil descendre sur la forêt…

Et c’est bouleversé, la gorge serrée d’avoir pu contempler en solitaire tant de beauté que je dus obéir à l’heure, retourner au monde réel, enfourcher ma moto pour reprendre la route du débarcadère et du cargo de rouille qui allait me ramener à Phnom Penh.

(A suivre)

 

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