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Kampuchea Songs – 15 : Les clochards khmers rouges

Publié par le 11 mai 2015

 

Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras

 

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– Et tes Khmers rouges, là, ils seraient prêts à déposer les armes ?
– C’est inévitable, Boss. Leur coin est complètement isolé. C’était déjà sûr qu’ils ne tiendraient plus longtemps. Maintenant que les Gouvernementaux ont bombardé leur village, soit ils se rendent, soit ils meurent de faim.
– Hmm… fait Mark, renversé les mains sur la nuque dans un fauteuil d’osier devant son bureau encombré de papiers et de tirages photos.
– Comment est la route ?
Sareth hausse ses minces épaules.
– No problem, Boss. La route du sud jusqu’à Kampot. Vous la connaissez, elle est bonne. Après, c’est de la piste. Avec la pluie, on aura de la boue, mais ça reste praticable. En cas de problème, il y a une base de parachutistes français à Kampong Trach.
– Je connais, dis-je, j’y ai un copain…

Mark réfléchit quelques instants. Par la fenêtre du bureau se coule un ciel gris chargé de flotte, qu’obscurcit encore le treillage de la moustiquaire. Le ventilateur pivotant ronronne, pulsant de l’air moite qui, à chacun de ses passages sur le bureau, fait vibrer la photo d’un tank parmi des ruines.
Je connais ce cliché. C’est moi qui l’ai pris.
– Let’s go, décide-t-il. De toutes manières, entre les Untacs qui se saoulent dans les bistrots et les politiques qui racontent des salades, on n’a rien d’autre à faire…

Cette conversation se tient dans la villa de l’agence de presse Reuters, boulevard Lénine à Phnom Penh. Il y a Mark Dodd, le chef de l’agence, un australien de trente-cinq ans…

 

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Il y a aussi Sareth, un jeune Cambodgien, notre meilleur « fixeur », à la fois interprète, indic et guide, un type ultra-malin, trilingue, qui a des bouts d’oreille dans tous les milieux. Et enfin moi, Sergio, ancien de l’AFP passé avec armes et appareils chez Reuters – qui paye mieux.

On se met en route le lendemain, tôt matin, dans une aube obscure de mousson, à bord d’un pick-up loué par Sareth.

Dans les écrits d’auteurs anciens, suivre la Route Nationale n°1, dite « route du sud », entre Phnom Penh et le bord de l’océan, c’est rouler au travers d’une forêt ininterrompue, avec cris de singes et fruits sauvages tombés au bord de la chaussée.
C’était au temps d’avant.
En vingt ans de désordres, le juteux marché international des bois précieux allié à la rapacité des dirigeants cambodgiens ont rasé la jungle. Sur la plus grande partie du trajet, il ne subsiste plus qu’une plaine morne, stérile sous sa gangue de latérite sanglante.

Typique temps de mousson : de violentes averses qui secouent la bagnole et noient le pare-brise, entrecoupées de périodes de soleil qui transforment l’air en une pâte bouillante désagréable à la peau et pénible à inhaler.

Il y a du trafic. Des camions chargés de montagnes de marchandises qui remontent du port de Sihanoukville et des berlines neuves, sans immatriculation, que des chauffeurs conduisent à toute blinde à la capitale.
C’est la mode chez les nouveaux édiles cambodgiens. Les rues de Phnom Penh ne sont pas encore bitumées, mais chacun veut pouvoir s’y pavaner en Mercedes.

Kampot, petite ville assoupie sous la flotte. On laisse la route qui mène aux plages de Kep sur la droite et on s’enquille des pistes qui s’enfoncent vers l’intérieur.
Flaques comme des étangs, ornières comme des tranchées.
La végétation a repris ses droits, une forêt courte comme un maquis au pelage presque noir luisant d’eau, surmonté de loin en loin par les envolées d’un bosquet de palmiers à sucre. Au nord s’élèvent de vagues hauteurs noyées dans la brume. Plus près de nous, le « phnom » en pain de sucre, comme une dent de pierre grise, qui surplombe le village de Kampong Trach.

On arrive chez les paras. Une petite unité venue du Sud-ouest de la France stationnée dans les bâtiments d’une école désaffectée.
C’est là que j’ai un pote, Walter, un sous-officier corse qui m’est tombé dessus lors d’une de mes précédentes tournées des popotes.
– Eh, mais tu es un Corrieras, toi !
Grandis dans le même village, voilà qu’on s’est recroisés dans cet improbable trou de brousse. Ô hasard des destins…

 

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On partage une bière, denrée dont les stocks des unités françaises, y compris aux confins du monde connu, sont toujours abondamment pourvus.
– Alors, mon Sergio, qu’est-ce qui t’amènes, cette fois ?
– On va voir les Khmers rouges.
Il rigole.
– Eh bé ma foi, si ça vous chante, y faut pas vous priver !
– Il paraît qu’il y a eu de la bagarre ?
– Oh putain, les K-Pav ont fait venir un 175, ils te les ont écrasés, va. Le village, il n’existe plus. Ils sont à la rue, tes Khmers rouges. C’est la fin. C’est l’agonie sans phrases… Bon, vous reprendrez bien une binouze, pour la route ?

A quinze minutes de boue de la base française, on tombe sur le bivouac des K-Pav, les troupes gouvernementales.

 

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« Forces Gouvernentales »…
Des mots bien pompeux pour désigner ces centaines d’escouades de soudards lâchés en plein bled, souvent sans officiers ni ordres de marche, rarement payés, qui survivent en rançonnant les paysans et les voyageurs.
Leur principale occupation consiste en général à se bourrer la gueule du soir au matin d’alcool de riz ou de palmes et, quand ça leur prend, à tirer sur tout ce qui bouge. Car, s’ils sont pauvres de vivres, d’uniformes décents et d’argent, ils ne sont jamais à court de roquettes ni de balles de Kalachnikov.
Au moment où sont écrites ces lignes, je ne me souviens plus très bien de cette rencontre-ci. Sans doute que Mark leur a refilé un petit billet. La seule chose dont je suis sûr, c’est qu’on ne s’est pas attardés.

Encore un petit quart d’heure de secousses et d’ornières, et on arrive au but de notre expédition, le village des Khmers rouges du district de Kampong Trach.

 

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En 1979, quand les armées vietnamiennes, ont envahi le Cambodge, et renversé l’absurde et sanglant régime de Pol Pot, la victoire fut loin d’être complète. Plutôt que de se lancer dans des combats qu’ils auraient à coup sûr perdus, faute d’effectifs et de matériel, les Khmers rouges se sont réfugiés dans des territoires qu’ils pouvaient défendre efficacement, souvent aux alentours des hauteurs (les « phnoms »), ou dans les bois. Un proverbe cambodgien nait alors qui dit : « Mean Krom, mean krohom » (Y’a de la forêt, y’a des rouges).
Stratégie de guérilla.
Stratégie valable, du point de vue de la survie, puisqu’ils y sont encore, douze ans plus tard.

Les groupes les plus importants se sont repliés sur des territoires riches et vastes – comme l’armée de Ieng Sary, un haut dirigeant, qui tient toujours l’immense région de Païlin, au nord, fertile en rubis qui assure au bonhomme une fortune considérable. Ou encore Ta Mok qui, s’étant taillé un véritable petit royaume au centre du pays, avec pour capitale Kampong Thom, a pu négocier pied à pied et sou à sou son ralliement final.

La plupart, cependant, ont du se contenter d’une poche de verdure, de quelques kilomètres carrés cernés de mines, avec pour seules ressources le racket d’un village ou de pauvres hameaux asservis.

Et ça fait douze ans qu’ils y végètent, nourris de peu, dévorés par les fièvres, fauchés par les maladies, coupés de leurs dirigeants, sans autre directive que celle de tenir bon en attendant le grand soir de plus en plus improbable de la reconquête.
Pardon… Je voulais dire : la juste victoire finale des masses paysannes sur les vipères puantes de l’expansionnisme vietnamien.

 

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Leur village détruit, la tribu a récupéré tout ce qu’elle pouvait des ruines et installé un bivouac communautaire de fortune à une centaine de mètres de là.

Sareth reste près de la voiture, rangée près des restes de l’incendie.
Mark et moi on se dirige vers les bâches du campement de fortune.

Dans ce genre d’endroit, il y a deux manières de progresser :
Un, en sentant son cœur s’arrêter et ses testicules s’amoindrir à chaque fois qu’on pose un pied au sol.
Deux, en priant bien fort dieux et diables qu’il ne se trouve point fourrée une mine antipersonnel oubliée sur la trajectoire.
Avec Mark, on a choisi cette dernière. Bien obligés.

Les voilà donc, les fameux Khmers rouges !
Les ogres. Les bourreaux. Les sanguinaires.
Ceux dont le monde entier n’évoque le nom qu’avec terreur.
Les voilà, ceux qui ont scellé d’un cachet d’horreur leur page d’histoire, crachés par la fin de leur siècle dans un carré de mauvaise verdure, sous le ciel bas des défaites.
Dédaignés.
Décharnés.
Défaits.

Qu’ont-ils de différent des coolies de peine, ces travailleurs en misère qu’on croise par centaines dans les rues de la capitale ?
En quoi se distinguent-ils, même, des soldats de l’autre bord, ces ivrognes en haillons rencontrés une demi-heure auparavant ?
Réponse : en rien.
Rien, si ce n’est la couleur de leurs casquettes et, peut-être, la provenance de leurs flingots.

Des mauvaises bâches tendues à la ficelle aux  troncs des palmiers. Des charrettes d’exode chargées de pauvres biens. Des sacs de riz pour quelques semaines de réserves à peine. Du maigre bétail laissé paissant ça et là, échine ployée.

Partout, ce ne sont que gestes lents, englués de fatigue ou bien de fièvre. Os saillants. Ventres sans relief. Regards abattus, sans lumière, égarés.
Hommes mornes.
Femmes exsangues.
Gamins sans gaieté.

Pitoyables sont les bourreaux d’hier, combattants abattus d’une guerre perdue, héros cassés, sans honneur, d’une cause en laquelle nul ne croit plus guère.

 

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Dans un premier temps, nos hôtes se laissent photographier avec une certaine bonne grâce, surtout les femmes.
On prend la pose.
On sourit.
Très vite, cependant, leur patience atteint sa limite. Bientôt, dès que je braque mon objectif, je reçois en réponse une main levée, parfois accompagnée d’un cri qui n’a rien d’amical.

Pas difficile de s’en rendre compte : on n’est pas exactement les bienvenus.
Tolérés, seulement.

Compréhensible.
Ces gens ont passé plus de dix ans en vase clos, enfermés sur leur territoire, avec le conflit pour seul rapport avec le reste du monde.
Escarmouches meurtrières contre les soldats d’en face. Razzias sur les villages alentours. Expéditions nocturnes vers la ville ou un autre territoire isolé pour prendre les ordres de leurs supérieurs…

Comment pourraient-ils se montrer aimables à deux occidentaux surgis de nulle part, habillés de luxe, représentants de ce capitalisme depuis toujours honni ?
Maudit jour après jour.
Ennemi.
Nous sommes les voyeurs de leur défaite, et ils le savent.

 

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Un type a marché sur moi, fusil à l’épaule. D’une main maigre, il tâte les objectifs de mes appareils.
Le visage est fermé. Le geste impérieux. Dur. Celui d’un homme habitué à se faire obéir.
Moi, je n’admets pas.
Brutalité. Mépris. Menace… Je ne supporte pas.

D’un réflexe, je repousse sa main d’une gifle.

Aussitôt, la tension monte. Le type me toise, yeux noirs fixes, joues creusées, immobilité tendue.
D’autres mecs s’approchent d’un pas coulé.
Ce n’est pas encore le danger. Les mains ne se referment pas encore sur les armes, mais il est évident que ça va venir.
Je me fends d’un éclat de rire, tape carrément sur l’épaule de mon gars, jovial comme pas, sors un paquet de clopes de ma poche et lui en tend une.
Le gars me toise, hésite quelques secondes, puis se détend comme on soupire et accepte ma cigarette, puis la flamme de mon briquet.

L’incident est clos, mais l’ambiance n’est déjà plus la même.
Mark et moi le sentons, habitués que nous sommes des incursions sur le terrain.
La violence est maintenant dans l’air, aussi distincte que les raclements de gorge de l’orage qui se prépare, là-haut, au-dessus de nos têtes, dans les nuées sombres.

Mark possède une caméra vidéo, un petit modèle qui est, à l’époque, le dernier cri de la technique. Depuis notre arrivée, il filme des plans au hasard.
Ayant remarqué l’intérêt que porte les gamins à son appareil, il le fait venir et lui montre, sur le petit écran incorporé à l’appareil, les images qu’il vient de tourner.
Curieux comme tous les gosses du monde, celui-ci s’exclame et rigole en se voyant, lui et les autres, s’agiter dans le petit carré.
Il rigole. D’autres s’approchent, regardent, rient à leur tour.
Des sourires renaissent sur les visages.
La tension se relâche.

 

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Mark et moi échangeons un coup d’œil. Un seul. Et on retourne du même pas vers la voiture où nous attend Sareth.

On sait que ce n’est qu’un répit. Attendre plus, ce serait tenter le sort. Laisser le champ libre à un autre incident que nous ne pourrions peut-être pas désamorcer aussi facilement.

Une minute plus tard, montre en main, on a disparu.

 

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(A suivre)

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