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Pigalle Blues – 22 : Prière

Publié par le 20 juin 2015

 

Moi, je priais.

Dans l’ombre du pilier, appuyé à lui pour ne pas rouler par terre, je priais.

Les yeux plein de sel, la gorge emplie de sable, je priais.

Ça faisait un mois que je ne cessais de prier !

A chacun de ses sommeils, à chacune de ses rêveries, à chaque fois qu’elle me laissait seul devant la réalité et l’inéluctable, je priais.

Oui, moi qui n’avait jamais cru ni en un dieu ni en un diable, ni même en l’homme, je suppliais le ciel d’exister et de nous tirer de là !

J’avais retrouvé les mots des prières, souvenirs d’un catéchisme où Fernande avait tenté de m’envoyer. Je ne les avais pas pratiqués souvent, mais écoute, toi, Dieu, là-haut, comme je les savais bien par cœur :

– Notre père qui êtes aux cieux… Je vous salue Marie pleine de grâce…

N’est-ce pas que je les connaissais toutes ?

Je les répétais encore, là, dans le noir, à trois pas de la silhouette épuisée de ma femme en train de mourir :

– Sauve-la, je ferai tout ce que tu m’indiqueras de faire mais sauve-la !

De toute mon âme, je suppliai pour une deuxième chance.

J’expliquais à Dieu combien notre amour était beau et pur, l’amour des premiers temps du monde qu’il ne pouvait pas détruire.

Je plaidais pour son talent, son courage et sa beauté.

Je lui demandais pourquoi, après avoir croisé nos deux destins, en dépit des chances infinitésimales que nous avions de nous rencontrer, il nous brisait comme des miettes entre ses doigts.

J’exigeais de savoir pourquoi il avait glissé tant de merveilles en un seul être avec l’intention de nicher une tumeur dans son corps.

Je lui décrivais encore et encore la chaleur de ses yeux quand ils se posaient sur moi, la beauté de son sourire quand il m’était destiné, la tendresse de ses mains et la douceur de sa peau contre la mienne.

A quel point ma vie était belle quand elle la regardait et que j’étais meilleur, plus fort et plus beau lorsqu’elle était avec moi.

Comment elle était devenue ma lumière, ma chaleur, l’oxygène de mon air.

Je priais pour qu’elle vive !

Je demandais le droit de l’embrasser. De caresser son corps. De faire l’amour avec elle.

Le droit de l’emmener dans les boutiques. De la couvrir de cadeaux.

Je suppliais qu’il nous laissât faire deux ou trois enfants que nous regarderions grandir.

Je demandais, pour elle et pour moi, le droit de nous montrer infidèles, de nous tromper un jour et de souffrir pour le pardon de l’autre.

Le droit de partir en croisière.

D’aller à Venise vérifier si les gondoles tanguaient.

De marcher sur des plages et de nous embrasser face à des beaux couchers de soleil.

Je mendiais le droit de vieillir ensemble, nous aimant chaque jour un peu plus, avec l’océan des choses partagées derrière nous.

Mon âme criait à l’adresse de ce grand Christ de pierre.

Qu’il cesse de transformer son corps en squelette.

De déchirer ses entrailles.

De m’obliger à charcuter ses bras et à l’abreuver de poison.

Qu’il arrête de lui imposer ce hideux compte à rebours qui chaque jour rapprochait d’elle le néant.

Je lui hurlais d’aller dire à son père d’annuler ce cauchemar.

– Fais un miracle, bordel, sors-nous de là !

Quand nous sortîmes, près de deux heures plus tard, Fred était plus légère à mon bras. Son regard était serein, radieux, et un sourire tendait ses lèvres grises.

– Comme il fait bon !

Les nuages s’étaient dissipés. Le soleil brillait de tout son éclat de printemps, frais et jeune. Le vent s’était calmé.

Elle rajusta le foulard sur ses tempes, le nœud sur son menton.

– J’ai parlé avec Dieu. Je lui ai dis ce que je voulais lui dire. Je lui ai demandé pardon.  J’ai eu raison, ça m’a fait beaucoup de bien.

Nous revînmes par les rues de l’Abreuvoir et Cortot. Fred examinait tout.

Les boutiques.

Une file de voitures bloquée par un camion de livraison.

Les gens pressés qui s’agitaient au carrefour du Chevalier-de-la-Barre.

Les groupes de touristes qui s’aventuraient dans les ruelles, depuis la place du Tertre…

– Comme il fait bon, comme ça me fait du bien…

Rue de la Bonne, devant l’atelier, elle me dit :

– Je me sens trop bien, marchons encore un peu.

– Tu crois que…

– Je veux marcher encore un peu. On descend la rue et on remonte, d’accord ?

Rue Lamarck, elle s’arrêta devant chaque vitrine, la vieille mercerie et ses milliers de boutons, la pharmacie avec ses publicités pour des produits de beauté, l’épicerie et son étalage des cageots de fruits.

Devant la vitrine du marchand de chaussures, elle s’est arrêtée pour examiner une paire de sandales à fines lanières.

– Tu les veux ? proposai-je.

– Oh non mais je les aurais peu être achetées, cet été.

– Sûrement pas : je te les aurais offertes !

Elle rit doucement et leva le bras pour caresser ma nuque :

– Je sais bien, Lucas…

Nous entrâmes à L’Héliette, un petit café vieillot à l’angle de la rue Custine.

La salle était déserte en cette heure encore matinale. Le patron moustachu lisait son Parisien derrière le comptoir. L’air embaumait le pastis et le café, plus, venu de la cuisine, le fumet de la daube du plat du jour en train de mijoter.

On prit deux Cognacs.

Fred avait desserré son foulard et libéré ses cheveux. Elle se tenait bien droite sur la chaise de bois, le manteau ouvert, le rouge aux joues, guillerette, jetant des autour d’elle des coups d’œil et des sourires.

– J’ai toujours aimé ce troquet. Pour moi, c’est tout Paris…

Elle tira deux taffes de ma cigarette, trempa ses lèvres dans le Cognac, grimaça sous la brûlure de l’alcool.

– Hmmm, c’est bon.

J’ai aimé le ton sur lequel elle avait dit ça, alors j’ai levé la tête et nos regards se sont croisés.

Son regard, tu sais ?

Eteint ?

Malade ?

Non. C’étaient bien ses yeux – ses yeux à elle, tu sais – ses prunelles d’océan vastes et sombres dans lesquelles, pris par surprise, je venais de plonger tout entier.

Et comme à chaque fois qu’elles s’étaient posées sur moi, j’ai tout oublié.

Le bistrot.

Le taulier.

Le monde.

La maladie.

La souffrance.

Il n’y avait plus que ses yeux bleus qui me dévisageaient sans ciller avec une affection et une tendresse infinie.

Un vrai regard par-dessus la douleur, la drogue et toute l’absurdité de l’histoire.

Un de ces regards pour lesquels j’avais tout lâché et tout donné.

Et qui me payait largement de tout.

Des clients sont entrés.

Le patron a allumé la radio.

Les paupières de Fred se sont baissées, à regret.

– Je n’ai plus de forces, Lucas.

Je la soutins dans la rue, puis la portai dans le hall et la cour intérieure de l’immeuble.

Ses yeux étaient de nouveau vagues et lointains, mais elle souriait toujours.

Je la déshabillai et la couchai.

Elle souriait encore quand je lui fis sa piqûre.

Puis elle s’endormit très doucement, paisible comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps, les traits détendus, une touche de couleur rosée subsistant encore sur ses pommettes.

Assis au bord du lit, je la regardai, sans la quitter des yeux de toute la journée.

En priant.

(A suivre)

 

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