Adaptation en mini-série TV de mon Roman Pigalle Blues (ed. Ramsay).
INT Jour, appartement de Nicolas, salon, temps présent
Lucas (âgé) et Nicolas Lang :le jeune musicien inventeur du concept de « Paname, Paname, Paname… », aux faux airs de Michel Legrand, qui a fait venir Lucas à Paris.
Ils boivent des cafés, assis autour d’une table basse. Sur celle-ci, des reliefs et des emballages de plats de fast-food chics, genre sushis, et des bouteilles de bière (chic, elle aussi) vides indiquent que la conversation dure depuis un moment déjà. Les attend, intacte, une assiette de petits macarons multicolores. À proximité, une guitare repose, dressée sur son chevalet.
Lucas :
Je suis désolé.
Nicolas est mal à l’aise, partagé entre sa déception et le respect qu’il éprouve pour le « grand » Lucas Portal.
Nicolas :
Pas tant que moi…
Lucas
Je serais malhonnête ou bien j’aurais mauvaise conscience à te raconter que j’ai essayé. Que ça ne vient pas. Que je suis en panne d’idée, d’inspiration, je ne sais quoi…
Nicolas :
Donc, en fait, vous n’avez rien foutu ?
Lucas :
Rien. Encore une fois, je suis désolé. Dès mon arrivée, j’ai été happé par mes souvenirs. Ce projet de comédie musicale m’avait enthousiasmé, à Los Angeles. Vraiment. Y compris le titre : « Paname, Paname, Paname… ». Génial !… Je voulais vraiment le faire. En fait, au moment même où le taxi m’a déposé à Pigalle, je me suis retrouvé happé par cette histoire. Cette vieille histoire.
Nicolas :
Votre amour avec cette fille, là…
Lucas :
Fred. Oui. Fred.
Nicolas :
Le cabaret ?
Lucas :
Le Gaby-Tabou, oui.
Nicolas :
Avec le « patron-patronne », Gaby. Et puis votre ami le ventriloque…
Lucas :
Max. Et depuis, au lieu de composer, je ne fais que ressasser des anciennes mélodies, celles que je jouais au cabaret. Des classiques. Des chansons sur Paris que tout le monde connaît par cœur…
Il se met à fredonner « Montmartre » de Georges Chelon (interprète et auteur des paroles et de la musique).
Lucas :
Tant pis pour vous si la place du Tertre a préféré Montmartre… Si le Lapin Agile inspira Utrillo bien mieux que L’Opéra… On vous laisse vos Tour Eiffel et Montparnasse… On vous laisse nos marches pour grimper jusque-là
Nicolas embraye.
Nicolas :
Tant pis pour vous si la nuit, quelquefois, au clair d’un réverbère… On croise Boris Vian venu nous dire un petit bonjour en passant… On échangerait bien, si ça pouvait se faire… Un bout du Sacré-Cœur contre Ménilmontant…
Ils se lancent tous deux dans le refrain, se regardant et souriant, prenant du plaisir à l’exercice. Nicolas tape la mesure de la main sur son genou.
Lucas et Nicolas (en chœur) :
Tiens, tiens, un Parisien se promène… Avec l’accent de la Seine… Que vient-il faire dans nos murs ?… Tiens, tiens, c’est pourtant jour de semaine… Moi je sais ce qui l’amène… C’est tout simplement l’air pur…
Ils rient. L’atmosphère se détend. Lucas termine son café et repose sa tasse.
Lucas :
Alors, à moins de monter le spectacle sur ces vieilles rengaines…
Nicolas croque un macaron, en reprend aussitôt un autre.
Nicolas (la bouche pleine) :
Mhh… Scrontch.. Ce n’est pas trop ce qu’on avait envisagé, mais bon… Scrontch… Il faudrait voir avec Manu combien ça chiffrerait en droits.
Lucas :
Hmmm… Cher. Ça pourrait être raisonnable sur certaines chansons un peu oubliées… Mais un Aznavour ou un Montand, ou même un Mouloudji, c’est…
Nicolas :
La peau des couilles !
Lucas :
Comme tu dis. Bon, si on en arrive là, je pourrais m’associer comme producteur, mettre quelques billes.
Nicolas (pensivement) :
Hmmm…
Il tend le bras, s’empare de la guitare, la place sur ses genoux.
Nicolas :
Vous connaissez celle-là ?
Il joue une mélodie assez proche de l’air de « Montmartre » de Georges Chelon.
Lucas :
Oui. Maria Linnemann. « Chanson Du Montmartre ».
Nicolas s’arrête de jouer, pose les deux bras sur la caisse de la guitare.
Nicolas :
On pourrait partir de votre histoire avec Fred, si ça vous dit…
Lucas (peu enthousiaste) :
Hmm…
Nicolas :
Parce que vous l’avez revue, n’est-ce pas ? Le grand Mickey ne vous mentait pas, ce soir-là. Ce n’était pas, euh… Comment auriez-vous dit… Des bobards ?
Lucas :
Non.
Nicolas (insistant) :
Vous l’avez revue ?
Plan sur le visage de Lucas, pensif. Nicolas se remet à jouer la Chanson Du Montmartre de Maria Linnemann.
Fondu sur :
INT / EXT Jour / Nuit, Montmartre, temps passé
Succession de plans montrant Lucas (jeune) à Montmartre.
On le voit descendre du funiculaire, en compagnie d’un groupe de touristes japonais. Se promener parmi les faux peintres de la place du Tertre occupés à fourguer aux touristes des poulbots plus moches les uns que les autres et à tirer le portrait de tous les marmots qui passent au fusain, en couleurs ou en papiers découpés. Errant, le regard à l’affût, dans les rues adjacentes au décor particulier montmartrois : une bourgade de province oubliée aux environs des années folles.
À l’alternance de lumière d’après-midi et d’obscurité de crépuscule, on comprend que cette quête s’étale sur plusieurs jours.
EXT Nuit, Montmartre, place du Tertre
Lucas (jeune) est assis à une table du bar-tabac de la place du Tertre, dans un coin de la salle, entre les patères et un éventaire de cartes postales. Il a devant lui un verre à cognac vide. Un serveur passant à proximité, il lui fait signe de renouveler sa consommation.
Nicolas (voix off) :
Finalement, vous l’avez retrouvée ?
Lucas (voix off) :
Forcément…
Plan sur Fred qui se tient à deux mètres de la table de Lucas, dans la file d’attente devant le guichet des tabacs. Elle est sanglée dans un épais manteau de laine de couleur sombre, noué à la taille, au grand col relevé qui fait paraître minuscule son visage. Son teint est livide, ses yeux perdus dans le vague, tristes, éteints.
Elle paie ses paquets de cigarettes, les gestes lents et mal assurés, se détourne et passe tout près de Lucas en sortant.
Il reste immobile devant son Cognac.
Fondu sur :
INT Jour, appartement de Nicolas, temps présent
Nicolas (interloqué) :
Vous ne lui avez pas parlé ?
Lucas (âgé) reste silencieux un moment. Bien que Nicolas ne joue plus, on entend toujours la mélodie de Maria Linnemann en off.
Lucas (soupir) :
La jeune femme pâle que j’ai vue ce soir-là était comme la sœur jumelle de la Fred libre de tout, gourmande, avide de croquer tous les plaisirs qui avait bouleversé ma vie pendant l’été. C’était pour la cigale du mois d’août que j’avais médité ma liste de serments d’amour et aussi celle d’injures et de gifles. La Fred que j’avais vue acheter ses paquets de clopes, là, avec ses petites mains tremblantes, ne m’inspirait rien de pareil. Je ne me suis trouvé aucune raison de l’aborder. Ça aurait été comme se présenter devant une inconnue, au hasard, et lui crier à la face que c’est une salope ! Ou bien lui tomber les bras ! Ou bien je ne sais pas…
Nicolas :
Qu’est-ce que vous avez fait, alors ?
Lucas :
Je suis allé demander conseil… (Il sourit) : Enfin, plus exactement, je suis allé me prendre un conseil dans la figure !…
Fondu sur :
INT Jour, temps passé, hôtel de Fernande
Lucas (jeune) et Fernande dans la cuisine de celle-ci. Lucas est assis à la table de formica. Fernande verse du Calvados par dessus le café contenu dans deux verres de brasserie octogonaux et retourne s’asseoir avec un soupir d’aise dans un fauteuil, un vieux machin graissé par les fumets de ragoûts et recouvert de vieilles couvertures, où elle adopte une posture droite et fière qui contraste avec ses traits flétris.
Fernande :
Toi, mon Lucas, t’es dans les préoccupations.
Lucas pousse un long, long, long soupir.
Fernande :
Oh mais t’en as gros sur la patate, toi !
Lucas :
Non, ça va…
Fernande (agacée) :
Qu’est-ce qui t’arrive, merde ?
Lucas :
Je t’assure, ça va.
Fernande (le fusillant des yeux) :
Ah non, Lucas… Si t’es venu pour faire la gueule et des mystères, t’as pas choisi la bonne turne. Va t’faire enculer par un cureton, t’auras meilleur blot. Si t’es venu me voir, c’est pour causer, alors accouche, ou tu vas m’couper l’appétit avec ta gueule de funérailles !
Lucas :
Ben, euh… tu te souviens de la fille de cet été ?… Celle qui…
Fernande (coupante) :
Oui, Fred, tu parles si j’me souviens !
Lucas :
Oui, Fred.
Fernande ricane. Elle boit une rasade de café calva et secoue la tête d’un geste de commisération.
Fernande :
Si tu crois que j’me doutais pas qu’t’allais finir par me causer d’elle, c’est qu’t’es encore plus couillon qu’t’en as l’air, mon pauvre Lucas. Allez, raconte tout à la Fernande…
Lucas :
Je l’ai revue.
Fernande :
À la bonne heure ! Elle est revenue ?
Lucas :
Non, je l’ai… Disons que je l’ai croisée par hasard. Elle habite pas loin, à Montmartre.
Fernande :
Ben oui, c’est pas loin. T’as que les escaliers à monter… Et qu’est-ce que vous êtes dit ?
Lucas :
Rien. Elle ne m’a pas vu.
Fernande :
Tu ne lui a pas causé ?
Lucas :
Je… Je ne sais pas… Je l’ai trouvée changée… Je n’ai pas osé…
Fernande (levant les yeux au ciel) :
Non mais écoutez moi c’te andouille !
Elle remplit les verres de Calva à ras bord.
Fernande :
Bois, ça te fera du bien.
Lucas :
Qu’est-ce que tu en penses, la mère ?
Fernande :
À part que tu es con comme une couille de sergent ? J’en pense que t’es amoureux, mon grand !
Lucas :
Qu’est-ce que je dois faire ?
Fernande prend son temps. Elle boit, claque de la langue et le dévisage, un sourire aux lèvres, dans les parenthèses de ses rides, et deux touches de mouillé au coin des paupières.
Fernande :
Te pose pas de question ! Vas-y à toute berzingue ! Cours ! Fonce ! Quand on connaît l’amour, il faut le vivre, heureux ou malheureux. Il faut se le boire jusqu’au bout ou bien le regretter toute sa vie !
(À suivre)
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