Adaptation en mini-série TV de mon Roman Pigalle Blues (ed. Ramsay).
INT Jour (crépuscule), chambre d’hôtel
Lucas est penché sur sa machine à écrire.
Plan sur la feuille de papier. On peut lire :
« J’ai rencontré le grand et terrible amour de ma vie un premier août, à l’aube, à Pigalle, Paris dix-huitième. »
Les mains de Lucas tapent sur les touches du clavier. En sourdine, on entend les premières mesures de Padam, Padam, d’Edith Piaf.
Sur la feuille s’imprime le texte :
« Les aoûtiens du cul et les touristes de la canaille avaient déferlé dans le quartier dès avant le crépuscule. Le Gaby-Tabou était comble, la foule ivre et bruyante. »
Les mains de Lucas sur les touches du clavier. La musique en crescendo.
Fondu sur :
INT Nuit, temps passé (1980), cabaret
Les mains de Lucas (jeune), virevoltent sur le clavier d’un piano. Le plan s’élargit, le montrant assis devant l’instrument droit, au bord d’une petite scène. Entouré et pressé par une foule dense, il est en train de chanter Padam Padam.
Lucas (jeune, chantant) :
Et moi je revois ceux qui restent, mes vingt ans font battre tambour, je vois s’entrebattre des gestes, toute la comédie des amours, sur cet air qui va toujours, padam, padam, padam….
Succession de plans rapides et bousculés. L’impression est celle d’un tourbillon : faces de clients, quinquagénaires gras, hommes et femmes, ivres et rigolards, suant abondamment ; filles du cabaret, sexy et maquillés ; le patron du cabaret, Gaby, gros travesti sexagénaire ; le barman, Mickey, en train d’emplir de verres pleins un plateau ; devant lui, Max, le ventriloque, somnolant accoudé au petit comptoir, sa poupée Maxime sur les genoux…
Un grand nombre de gens ont des cigarettes au bec ou à la main. Au ras du plafond bas stagne un nuage de fumée grise.
La caméra s’arrête sur une jeune femme (Fred) simplement vêtue, tee-shirt blanc, cheveux courts, sans maquillage, qui, adossée à un pilier de miroirs, regarde intensément Lucas.
Lucas (chantant) :
Padam, padam, padam, des « je t’aime » de quatorze juilleeeeet, padam, padam, padam, des « toujours » qu’on achète au rabaiaiaiais…
Alors qu’il chante de tout son coeur, sa mèche de cheveux fous dansant sur son front, il sent le regard posé sur lui. Il se met à scruter la foule, découvre Fred.
Leurs yeux s’accrochent. Saisi, Lucas en reste un instant silencieux, voix coupée, mains suspendues au-dessus du clavier.
Lucas (reprenant) :
Des « veux-tu » en voilà par paqueeeeets, et tout ça pour tomber au coin de la rue, sur l’air qui m’a reconnuuuuue…
Il continue de chanter, tout en jetant de fréquents coups d’œil vers Fred, qui le regarde toujours, yeux grands ouverts, avec une expression de convoitise érotique qu’elle ne fait absolument rien pour dissimuler.
Pendant le dernier refrain, la caméra se promène dans la salle, montrant des touristes germaniques caricaturaux, rougeauds et épais, plus une tablée d’hommes japonais hilares. Nombreux sont ceux et celles qui braillent à pleine voix les « padam, padam… » de la chanson.
INT Nuit, cabaret
Lucas plaque les derniers accords et bondit aussitôt sur ses pieds. Alors que le public applaudit, il se dirige vers Fred, tout en allumant une cigarette. Sa démarche est assurée, un peu frimeuse : en tant que pianiste jeune, bien balancé, sympathique et sexy, il a l’habitude de séduire. Il se plante devant la jeune femme.
Lucas (faraud, toutes dents dehors) :
Salut. Moi, c’est Lucas.
Fred (immobile) :
Fred.
Coupure brutale du son. Lucas a perdu sa contenance. À la fois surpris et follement, inexpliquablement heureux, il reste figé, les yeux dans ceux de Fred, comme hypnotisé. La caméra tourne autour d’eux. On distingue les clients qui continuent à brailler en mode muet. Il y a un contraste entre leurs trognes avinées, gueulardes, et l’immobilité des deux jeunes gens face à face.
La caméra se fixe sur le visage outrageusement maquillé de Gaby, le patron travesti du cabaret.
Gaby : Toujours vêtu de costumes brillants aux incroyables teintes pastel ou boudiné dans des robes de couturier, arborant autant d’or, d’argent et de perles qu’il peut en porter et maquillé comme une vieille poule. Impossible de déterminer s’il est une grosse femme qui rêve d’être un homme ou un type trop gras qui essaie de se faire passer pour une femme. D’ailleurs, depuis le temps qu’il hésite, ayant largement passé les soixante ans, lui-même ne le sait plus très bien.
Le brouhaha de la salle revient.
Gaby (courroucé, à lui-même) :
Eh, oh, je le paye pour chasser la chatte, le Pinocchio ?
INT Nuit, cabaret
Lucas et Fred face à face, immobiles au milieu de l’agitation générale (passages des serveuses, gestes outranciers des clients…), toujours perdus le regard de l’un dans celui de l’autre. Plan sur les yeux de Lucas, puis contrechamp, en subjectif, sur ceux, fixes, de Fred. Par-dessus l’épaule de celle-ci, on distingue la silhouette de Gaby qui s’agite.
Mise au point sur Gaby, qui remue furieusement ses sourcils peints au crayon, tordant sa bouche en cul de poule couverte d’un rouge agressif, avec des mouvements impératifs de son absence de menton en direction de la scène du cabaret.
Lucas cille, s’ébroue.
Lucas :
Il faut que je retourne travailler.
Fred :
D’accord.
Lucas :
J’en ai pour une heure, une heure et demie, peut-être deux, ça dépendra des clients…
Fred :
J’attends.
INT Nuit, cabaret
Fred regagne la scène ou le ventriloque, Max, s’apprête à jouer un de ses numéros. Lucas s’assoit au piano et échange un regard avec Max. « On peut y aller ».
Plan sur les mains de Lucas sur le clavier du piano.
Fondu sur :
INT Nuit, temps présent, chambre d’hôtel
Les mains de Lucas tapent sur le clavier de la machine à écrire.
Plan sur la feuille de papier. On peut lire :
« J’aurais voulu rester ainsi pour toujours, contempler éternellement son visage à cet instant. Me noyer dans son regard. Prolonger jusqu’à la mort ces deux ou trois minutes irréelles. Goûter pendant la nuit des temps le bonheur parfait qui était né en moi. »
Lucas (âgé) relit ces quelques lignes. Il soupire, se lève et va prendre une mignonnette d’alcool dans le mini-bar. Il l’ouvre et en boit une gorgée devant la fenêtre.
Au-dehors, la place des Abbesses dans la nuit, déserte à cette heure.
Plan sur les yeux de Lucas.
Fondu sur :
EXT Nuit, temps passé, rue de Pigalle
Lucas et Fred marchent côte à côte le long du boulevard. On aperçoit les enseignes du Moulin Rouge et du Folies Pigalle. De nombreux cars pullman de compagnies étrangères sont garés flanc à flanc. Il y a foule sur le trottoir, mélange de touristes, de jeunes voyous patibulaires et de filles sexy.
Les aboyeurs postés devant les boîtes de striptease font leur numéro. Ils adressent un petit signe amical à Lucas quand le couple passe à leur hauteur. L’un d’eux détaille sans vergogne la silhouette de Fred et se fend d’un clin d’œil approbateur.
Lucas et Fred remontent la rue Germain Pilon. Ils croisent un monsieur soucieux qui sort d’un sex-shop, un paquet en papier brun sous le bras, un groupe de trois touristes hollandais qui vomissent de concert, se courbant et se redressant, hilares, comme dans un ballet chorégraphié, deux grosses prostituées en train de négocier avec un groupe d’hommes. Chacun de ces spectacles est observé par une Fred intéressée, curieuse, peu effarouchée, un vague sourire aux lèvres.
Lucas :
Tu n’es pas d’ici, hein ?
Fred :
Non.
Lucas :
Mais tu es de Paris, non ?
Fred ne répond pas.
EXT Nuit, place des Abbesses
Le couple arrive dans une zone plus calme, au pie de la butte. Alors qu’ils traversent la place des Abbesses, épaule contre épaule, la main de Lucas cherche celle de Fred. Leurs doigts s’entrelacent.
EXT Nuit, rue Tholozé
Une rue étroite qui monte doucement. On aperçoit un moulin à vent en surplomb, au bout de la rue. Lucas et Fred sont devant une porte d’immeuble que Lucas ouvre avant de s’effacer devant Fred. Le couple entre dans l’immeuble.
INT Nuit, escalier
Des marches étroites et roides, une rampe branlante, des murs pisseux dans la lumière pauvre d’ampoules jaunâtres.
Lucas et Fred sont essoufflés par l’ascension.
Lucas :
Ouf, c’est haut, hein ?
Fred (rieuse) :
Je m’y attendais.
INT Nuit, palier
Le couple devant une porte décorée d’une affiche de spectacle. Lucas ouvre et, à nouveau, laisse Fred entrer devant lui.
INT Nuit, appartement
Un petit studio sous les toits où règne le désordre typique et l’hygiène plus que douteuse de l’occupant célibataire masculin : lit défait aux draps pas très accueillants, évier de kitchenette débordant de vaisselle sale, cannettes et bouteilles vides ou pleines traînant dans tous les coins en compagnie de disques (vinyle), de revues musicales et de bouquins. Il y a aussi plusieurs guitares et un saxophone sur son chevalet.
Lucas (gêné) :
Bon, c’est un peu le bordel…
Fred conserve la même expression de curiosité amusée qu’elle arbore depuis le boulevard.
Fred :
C’est comme ça que je l’imaginais, ton chez-toi…
Elle fait passer son tee-shirt par-dessus sa tête, dévoilant ses seins libres aux pointes dressées.
Padam, padam, padam…
(À suivre)
One Response to PANAME, PANAME, PANAME… 03