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BLED, (Film) –14

Publié par le 24 février 2018

 

Inspiré du roman « HAIG, Le sang Des Sirènes », Thierry Poncet, Editions Taurnada 2016.

https://www.taurnada.fr/

 

INT Jour, chambre

Ferraj gît sur le sol, membres écartés, bouche grande ouverte. Pendant quelques instants, on le croit mort. Haig lui décoche un léger coup de pied sur une boots. Ferraj émet un ronflement brusque.

Il y a plusieurs bouteilles autour de lui, toutes entamées, et des mégots de joints écrasés à même le carrelage.

Plusieurs cartons de bouteilles sont rangés contre le mur avec le reste des victuailles qui se trouvaient dans la remorque. Haig les examine : du corned beef, des sardines…

Un paquet mou attire son attention. Il déplie le papier et en sort des éléments de lingerie coquine : culotte de dentelle, porte-jarretelles, bas résille rouges…

Haig repose le tout et sort.

 

INT Jour, cuisine

Zohra et Saïda s’affairent à cuisiner et préparer la viande du veau. Des ragoûts mijotent dans deux énormes tajines fumants tandis que Zohra pétrit une grosse masse de hachis et que Saïda découpe des lanières de viande à boucaner.

 

EXT Jour, patio

Devant le seuil de la cuisine, à quelques pas de Haig assis et désoeuvré, a été redéployée la bâche. Saïda y jette des os nettoyés. Une ribambelle de chats sont apparus, qui mènent sarabande autour des os. Saïda les chasse distraitement.

Saïda :
Shhhhhh !…

Ferraj sort de la chambre et vient s’installer à côté de Haig. Il a une bouteille dans une main et un livre dans l’autre.

Haig :
T’as rapporté beaucoup de provisions… Tu comptes rester longtemps ici ?

Ferraj néglige la question et brandit le livre.

Ferraj :
« Les Misérables », ça veut dire la pauvreté, c’est ça ?

Haig :
Oui.

Ferraj :
Enculé de Français !

Il jette le livre parmi le désordre d’objets qui encombrent le patio.

Haig (protestant) :
Putain, Ferraj…

Il va fouiner parmi les objets, retrouve le livre, le ramasse.

Ferraj lève la bouteille.

Ferraj :
Va me chercher le verre.

Haig soupire, tout en frottant de la  terre collée sur la couverture du livre.

Ferraj :
Bouges ton cul plus vite que ça !

Haig obtempère.

 

INT Jour, cuisine

Dans la cambuse enfumée, sans qu’aucune des deux femmes lui prête la moindre attention, Haig trouve un bol de terre cuite. Il le rince à l’eau puisée dans une jarre qui flanque le seuil.

 

EXT Jour, patio

Ferraj boit, clape de la langue avec satisfaction.

Ferraj :
Assis là, Victor Hugo. Ferraj il va te raconter comment qu’il connaît la vraie misère.

Haig obéit.

Ferraj :
Ma famille elle vivait à Marrakech. Tu crois que c’est la ville alors on est riches ? Tu peux pas faire le plus l’erreur…

Il verse du gin dans le bol, fait tournoyer le liquide un moment, pensif, comme s’il examinait ses souvenirs, puis boit le tout cul-sec.

Ferraj :
Le quartier il s’appelle « Douar Slitine ». Tu marches cent mètres au nord, tu as le grand hôtel. Tu marches au sud, c’est la belle avenue avec les maisons des riches qu’ils arrosent les jardins. Mais à Douar Slitine, les maisons elles sont en ferraille et les vieux plastiques qu’on trouve, la bouffe tu la cherches dans les poubelles et celui qui ne trouve pas la bouffe, tu trouves son cadavre le matin et c’est lui qui devient la bouffe pour les chiens. C’est ça la misère, monsieur Haig le Français. C’est pas quand les hommes ils mangent les chiens, c’est quand les chiens ils te bouffent, toi !…

Ferraj s’interrompt, observe Haig intensément, yeux brillants.
Haig hoche doucement la tête pour montrer qu’il est toute ouïe.

Ferraj :
J’étais tout petit quand j’ai trouvé ma mère qu’elle était morte. J’ai vu qu’elle ne bougeait plus sur le lit et qu’elle avait la peau toute bleue. Je savais ce que c’était. Il n’y avait pas les égouts souterrains et, la nuit, il y avait les serpents qui vivaient dans les eaux des ordures qui venaient dans les maisons et qui mordaient les gens. C’était arrivé souvent… (Il tend la main devant lui, à moins d’un mètre du sol) J’étais même pas grand comme ça… (Il lève le doigt) Et pas plus gros que ça. Je n’avais pas assez de la force pour la porter dehors. Et je ne voulais pas la laisser pour aller demander de l’aide. D’abord, personne il ne m’aurait aidé. Et après, si je la laissais, j’avais peur que les rats ils viennent pour la manger. Les rats, il y en avait beaucoup et ils étaient comme les chiens, ils aimaient manger les cadavres des gens…

Ferraj se renvoie un bol de gin. Soupire. S’en enfile un autre.

Ferraj :
Le soir, mon père, il revient. Il travaillait aux chantiers de construction Addoha, à faire des maisons pour les riches. Avec lui, il y avait son copain, un homme qui s’appelait Ahmed, qu’on disait « Ahmed-les-crocs » parce que toutes les dents du devant elles lui manquaient. Et tous les deux ils étaient soûls à la mahia, l’alcool de figue trafiqué qu’on leur donnait pas cher, aux chantiers. Alors mon père il entre et il crie à ma mère : « Ma parole, tu es la plus fainéante des fainéantes que tu es encore couchée. Debout, et fais à manger pour mon ami ! »…

Sa voix s’enroue. Des larmes naissent dans ses yeux. Il allume une Winston, tire une longue bouffée qu’il expulse par le nez.

Ferraj :
Ma mère… Ma mère eh ben elle bouge pas, tu penses bien. Alors mon père il crie plus fort et cette pourriture de Ahmed… Ahmed… Ahmed…

Il se lance dans une litanie d’injures en arabe. Tire de nouveau sur sa clope. Reprend.

Ferraj :
Cette merde de Ahmed, il dit à mon père : « Te laisses pas faire, les femmes il faut les tenir, montre-lui qui c’est qui commande dans cette maison ! ». Alors mon père il dit : « Tu as raison. » Et il prend un bâton et il tape sur ma mère.

Ferraj finit sa cigarette en silence. La jette sur le sol. L’écrase.

Ferraj :
Tu vois, le Français, c’est ça la misère. C’est quand ton père soûl il tape sur ta mère morte…

Il se ressert une belle bolée de gin.

Ferraj :
Et tout ça, ajoute-t-il, c’est de la faute de Hassan II qui laisse les femmes de son peuple crever, tuées par des serpents, et les hommes devenir fous tellement ils sont malheureux. Chien de Hassan !

Il crache par terre et regarde Haig, attendant à l’évidence qu’il fasse pareil.

Haig ramène difficilement de la salive dans sa bouche et crache.

Ferraj approuve de la tête et gagne la cuisine.

 

INT Jour, cuisine

Tajine et plats continuent de mitonner. Les deux femmes ont terminé et se reposent, assises l’une contre l’autre, adossées au mur.

Ferraj :
Tu as fait le thé ? Où est le thé ? Donne-moi le thé !

Il répète sa question en arabe. Saïda se lève, se saisit d’une petite théière au coin du fourneau, rempli le bol de thé.

Ferraj aspire le liquide brûlant d’une lampée.

Ferraj :
Et mon copain, il boit rien ?

Saïda brandit la petite théière et fait mine de verser, montrant qu’elle est vide puis tourne le dos avec indifférence.

Ferraj :
La petite salope, celle-là… Elle va voir lequel bois c’est que je me chauffe…

Il éructe des ordres en arabe. Zohra se lève à son tour. Les deux femmes se saisissent, l’une, d’un balai de bruyère, l’autre d’une serpillière et d’un seau.

Satisfait, Ferraj se retourne vers Haig.

Ferraj :
Il faut que c’est propre ce soir pour la fiesta !

Haig :
Qu’est-ce qu’on fête ?

Ferraj éclate d’un rire franc et joyeux qui le fait de nouveau paraître sympathique.

Ferraj :
On fait la fête que c’est l’installation ! Notre nouvelle maison, à toi et à moi ! Nos nouvelles terres ! Ta propriété à toi et ma propriété à moi ! (Il cligne de l’œil, égrillard) Et on fête nos nouvelles femmes !

Il pince joyeusement la joue de Haig qui se retient de grimacer.

Ferraj :
C’est Dieu qui t’a mis sur ma route, parce que Ferraj c’est le meilleur copain de Dieu !

 

(Á suivre)

 

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