Tito Desforges est un type avec lequel je me sens des affinités. Tito Desforges est né le 31 décembre 1960. Comme moi. À Fournival, Oise intérieure. Moi aussi. Tito Desforges a beaucoup bourlingué. Moi c’est pareil. Tito Desforges est un putain d’écrivain. Ben ça aussi c’est comme moi !
S’il survient que certains êtres à la psyché malade se transforment en monstres de la société, que dire d’un homme devenu monstre de lui-même ? (Jonathan Jovic)
Docteur Zimmers :
Monsieur Forman…
Le patient :
Mac Murphy. Mon nom est Mac Murphy. Merde, combien de fois…
Docteur (conciliant) :
Si vous voulez. Notre projet a été baptisé « Memory Lane ». Chemin-Mémoire.
Patient :
Comme c’est joli !
Docteur :
L’anti-psychotique que nous comptons expérimenter avec votre aide, si vous y consentez, s’appelle le Mélarkaprotozolam…
Patient :
Ils ont de ces noms !
Le patient Forman est un homme très grand et d’une carrure remarquable. Le séjour au Centre de (Confidentiel Défense) l’a amaigri, mais cela n’enlève rien à l’impression de force qu’il dégage. Ses cheveux blonds-blancs sont coupés ras. Ses yeux, d’un bleu de métal, se révèlent très changeants : ils peuvent laisser filtrer par moments une exceptionnelle vivacité et l’instant d’après se vider de toute expression. Son visage ainsi que ce qu’on peut voir de son torse par l’échancrure de sa tunique d’hôpital sont marqués de multiples cicatrices. À l’évidence, c’est un homme de combat.
Le docteur Zimmers (taille moyenne, cheveux bruns dégarnis, regard noisette perçant) est quant à lui, comme toujours, vêtu avec la plus extrême élégance.
Patient :
Vous savez que votre cravate est à chier ?
Docteur :
Vous me le faites remarquer à chacun de nos entretiens.
Patient :
Un homme doit dire ce qu’il ressent, c’est ce que je pense ce que je pense ce que je pense. Je pense. Point.
Docteur :
Alors que vous serez sous médication, à une dose que nous déterminerons, vous relaterez par écrit…
Patient (après un ricanement que je qualifierais de long et sonore) :
Écrire ? Moi ? Allons donc, toubib, je suis un soldat, pas un foutu écrivain !
Docteur (imperturbable) :
Nous pensons que l’écriture vous aidera à clarifier vos souvenirs. À faciliter votre, hmmm… votre voyage sur le Chemin-Mémoire. Vous raconterez de la façon la plus précise possible les évènements de Grosvenore-Mine…
Patient (ricanant de nouveau) :
Comment je les ai bousillés bousillés bousillés, hein ?
Docteur :
Si vous voulez. L’important est que vous vous montriez spécifique dans l’énonciation des faits afin que, plus tard, ensemble, relisant votre récit, nous tentions de remonter à l’origine véritable de votre traumatisme.
Patient :
Toi-même.
Docteur :
Plait-il ?
Patient :
Traumatisme toi-même. Docteur, sans vouloir te vous vexer, si quelqu’un dans ce cagibi que tu osez appeler une CELLULE (il hurle ce mot) a l’air d’un traumatisme, c’est bien vous. Toi vous toi je m’en fous.
Docteur :
Naturellement, rien ne se fera sans votre consentement.
Le patient plisse alors des yeux. Une expression indescriptible de ruse passe dans son regard. Ses muscles se tendent visiblement sous les entraves que la sécurité du Centre de (Confidentiel Défense) a bouclées à ses poignets et à ses chevilles en préalable à notre entrée. Il se dégage soudain de tout son être une violence presque palpable.
Patient :
J’accepte si vous me permettez de voir ma fille.
Docteur (impassible) :
C’est non, vous le savez bien.
Patient :
Alors si vous me dites où vous la détenez !
Docteur :
Nous ne détenons pas votre fille.
Patient (criant) :
SALE MENTEUR ! Amenez-moi ma fille et j’écrirai tout votre saint frusquin spécifique et tout et tout !
Docteur :
Je suis certain qu’au fond de vous-même, vous savez bien que c’est impossible.
Extrait de l’enregistrement filmé de l’entretien Zimmers / Forman réalisé le 04 janvier 2019 au Centre de (Confidentiel Défense). Prises de son et de vue, moi, docteur Jovic, assistant du docteur Zimmers. Les commentaires sont de ma main, avec l’approbation du docteur Zimmers.
Patient : FORMAN, Nicholas / Docteur référent : Zimmers / Test 01 / Mélarkaprotozolam 25 : inject. 0, 14 mmg
06/01/2019
Quand on arriva à Tro…
Non.
Cro… ?
Bro… ?
Grosvenore-Mine, c’est ça !
Fichue mémoire percée de partout !
Comment vous dites, docteur, avec votre médicament au nom à coucher dehors ?
« Chemin-Mémoire ».
« Vieille piste à trous, ornières et nids de poule à gogo » aurait été un meilleur nom !
Quand ma Louise chérie et moi on arriva à Grosvenore-Mine, sur les coups de midi, on ne prêta pas attention au décor, tant il était semblable à celui de tous les Trouduc-ville qui s’échelonnaient le long de la Donahue Highway.
Un patelin paumé du bush australien dans toute sa triste splendeur.
Main street, la rue principale, une bande d’asphalte noir rendu flasque par le soleil au zénith, cessait de s’appeler Donahue Hignway à l’entrée du bled et reprenait son nom cinq cents mètres plus loin. À mi-section, Cross street, la rue transversale, formait le carrefour habituel où se regroupaient le pub / restaurant / motel, le supermarché / location de DVDs, la station essence / magasin de matériel et l’agence postale / bancaire.
Tout autour de ces vénérables bâtiments, une centaine de bungalows préfabriqués et de mobil-homes maculés de traînées de sable roussâtre et hérissés des boîtiers des climatiseurs. Des poteaux électriques dont un sur trois penchait comme une tour de cette ville d’Italie (ou d’Espagne ou je ne sais plus) et que personne ne songeait à redresser. Par ci par là, des parterres de fleurs aux couleurs étouffées par la poussière, dans de pauvres enceintes de cailloux alignés, tentatives désespérées de ménagères crevant d’ennui et d’insatisfaction sexuelle pour égayer leur paysage.
Seul bâtiment pimpant du patelin, à une trentaine de mètres de l’agence postale, une petite église de planches impeccablement blanches, surmontée d’un clocher hexagonal, lui aussi en bardeaux, au toit de tuiles roses, le tout planté au milieu d’un rectangle de rase pelouse verte qui devait soutirer aux fidèles un paquet de dollars en arrosage.
À un petit mile vers l’ouest, au sommet d’une modeste butte, le chevalement entouré de cabanes de chantiers de la petite mine de cuivre dont l’exploitation avait un jour justifié l’édification de Null’part-ville, pardon, Grosvenore-Mine. Et qui, à en juger par l’aspect tordu de la ferraille, avait connu de meilleurs jours. Deux ou trois décennies plus tôt, à vue de nez.
Le pub se tenait un peu en retrait de la rue, laissant la place à un étroit parking goudronné. Y étaient garés un pick-up croûté de boue rouge séchée et une camionnette qui avait connu de meilleurs jours – dans les années 70, le début des années 70, disons – aux portières décorés du logo de la G.C.M. (Grosvenore Copper Mining).
L’établissement lui-même consistait en une longue baraque sans étage au toit de tôles précédée d’un auvent du même métal, abritant dans son ombre une terrasse de planches meublée de fauteuils de camping aussi fatigués que dépareillés.
À gauche partait une allée perpendiculaire à la rue où s’étirait une enfilade de quatre ou cinq cabanes de contreplaqué aux couleurs disparates – bleu ciel délavé, rouge sang de bœuf écaillé, vert dégueulis de pistache – dont l’alignement ressemblait plus à une ruelle de bidonville du tiers monde qu’à une honnête rangée de chambres de motel.
Je me rangeai à côté du pick-up, coupai le contact, inspirai et expirai plusieurs fois, bien profondément, tâchant d’apaiser l’émotion qui m’habitait depuis le doux, le tendre, le bouleversant moment que nous venions de vivre tous les deux, Louise et moi, après ma crise de panique au milieu des termitières géantes.
(Officier Mac Murphy, je vous décore de la médaille de l’Ordre des Époustouflants Destructeurs De Termitières !
– C’est trop d’honneur, mon général.
– Allons, allons, pas de fausse modestie…)
Je me tournai vers Louise. Elle me contemplait en souriant, sourcils hauts, ses grands yeux sombres bordés d’étincelles, la joue striée de la trace hésitante d’une larme en train de sécher.
Pour elle aussi, le moment qui venait de s’écouler, tous deux les cheveux, les pensées et les sentiments bercés par le vent brûlant du bush, avait été l’un de ceux qui comptent dans l’histoire d’une petite fille et de son papa.
Je désignai l’infâme gargotte qui nous faisait face.
– Princesse, tu vois ce palace qui nous tend les bras ? Je t’y invite à déjeuner. Hamburgers racornis et montagne de frites au cholestérol, ça te va ?
Elle rit d’un écoulement de perles sur un lit de cristal.
– Miam ! Okay, mon héros. J’accepte !
En riant, on descendit de la voiture.
En riant.
C’est à hurler, non, en y repensant ? Quand on sait que Grosvenore-Mine s’épelait en réalité « Porte de l’Enfer », quand on sait ce qui nous y attendait, quand on sait que c’était notre ultime moment de bonheur.
Ouais, c’est à se mordre au sang, mais c’est pourtant bien la vérité : on descendit de la voiture en riant.
Je tirai la porte moustiquaire au cadre de métal vrillé et m’effaçai devant les deux volets qui servaient d’entrée, imitation grinçante d’une porte de saloon de western.
– Après vous, altesse.
Elle haussa le menton avec un demi sourire mutin, levant la main droite, petit doigt dressé dans une pose d’aristocrate, version Louise Mac Murphy.
– Merci messire…
À peine avions nous fait trois pas à l’intérieur de ce maudit boui-boui que je ressentis comme un malaise physique l’hostilité du lieu.
À quoi l’attribuer ? L’instinct développé par une vie d’actions fortes ? L’habitude d’analyser, même inconsciemment chaque détail de l’environnement pour y déceler les dangers ? Ou bien les cinglés dans mon genre développent-ils un genre de radar interne, un scanner à emmerdes, un quarante-douzième sens ? Une bonne question pour vous, toubib.
Toujours est-il qu’apparaissant deux pas derrière ma Louise, je me sentis aussi bienvenu dans ce bouge à bouseux qu’un policier dans un bar à malfrats.
(Salut les truands, c’est moi l’inspecteur Mac Murphy, le redresseur de torts tordus, l’embastilleur d’arsouilles. Quelqu’un a envie de défier la loi, par ici ?)
La salle était aussi sombre et crasseuse qu’on pouvait l’imaginer de l’extérieur, baignée d’une odeur de graillon presque solide. Des murs grisâtres décorés des habituelles publicités de bières. Une demi douzaine de tables. Des fenêtres obscurcies par une pellicule de graisse jaunâtre. Un comptoir de formica rouge délavé, écorché par endroit, laissant voir l’aggloméré dessous. Une énorme bécane de climatisation encastrée dans une cloison, ronflant aussi fort qu’un moteur de camion.
Le seul élément qui fût propre et en bon état, c’était la rangée de frigos qui s’alignaient derrière le comptoir, tout de métal brossé luisant comme de l’argent, les portes vitrées laissant voir des rangées ininterrompues de bouteilles et de cannettes.
Au bar, juché sur un tabouret d’inox, un jeune gars tatoué aux cheveux ras couleur roux carotte, vêtu d’une salopette de mécano se tenait recroquevillé autour de sa bière.
Assis à l’une des tables, un couple mangeait : un petit type aux cheveux blancs et une très grosse femmes dont les fesses débordaient monstrueusement des deux côtés de sa chaise.
– Ceux du pick-up boueux, me dis-je.
(Quelle force de déduction, inspecteur Mac Murphy !)
À une autre table, trois types barbus, costauds, un peu gras, en combinaisons identiques de travail bleues, portant des casquettes de base-ball frappés du logo de la compagnie minière.
(Voilà pour l’estafette, commissaire. Assurément, inspecteur Mac Murphy, assurément…)
Derrière le comptoir se tenait l’empereur du lieu, un jeune crapaud blond aussi large que haut, aux gros yeux globuleux d’un bleu si pale qu’ils paraissaient liquides, la face ronde couverte de boutons d’acné tardifs. Il était vêtu d’un tablier de cuisinier et coiffé d’un calot de papier maculé de gras posé crânement de travers sur sa tête, la pointe touchant un sourcil jaune pale.
– M’sieur, salua-t-il, avec un hochement de tête qui fit gonfler son début de goitre.
Je posai mes mains sur les épaules de Louise qui, sans doute effarée par toute cette laideur, s’était arrêtée à trois pas du comptoir.
– Ma fille et moi aimerions manger, c’est possible ?
Le crapaud resta immobile un moment, figé, le regard vide, étonné, comme s’il n’avait pas entendu ma question. Ou, comme s’il avait parfaitement entendue, mais pas comprise. Les grosses billes gélatineuses de ses yeux me toisèrent de haut en bas plusieurs fois.
– Manger, m’sieur ? Euh… pour deux personnes ? C’est ça que vous dites ?
– Manger, oui. M-a-n-g-e-r, épelai-je, agacé. Bouffer. Claper. Se sustenter. S’en envoyer par la margoulette. Deux couverts. Ma fille et moi.
Le rouquin du comptoir releva la tête et me toisa à son tour. Il portait des clous et des anneaux au nez, aux oreilles et aux arcades sourcilières. Une sorte de ricanement lui échappa, ou plutôt un jappement de chacal, puis il haussa les épaules et se replongea dans l’observation de sa bière.
Le patron pointa son semblant de menton vers la table des mineurs.
– Y’a des saucisses et du chou, si v’v’lez.
Les trois barbus se frayaient effectivement un chemin au travers d’une énorme gamelle d’inox emplie de cylindre roses (saucisses) et d’une montagne de matière hachée, verdâtre à reflets jaunes (les choux, décidément, vous tenez la forme, inspecteur).
Je me penchai sur Louise.
– Tu préfèrerais un hamburger, n’est-ce pas, chérie ?
– Oui papa.
À nouveau, le rouquin bêla une sorte de rire. Le batracien lui intima de la fermer d’un froncement de sourcils puis revint à moi, un sourire mielleux peint sur la face.
– V v’lez un hamburger, m’sieur ?
– Deux. Un pour ma fille et un pour moi.
Son regard s’abaissa. Il dévisagea Louise et son sourire s’agrandit, ce qui eut pour conséquence immédiate de le rendre encore plus laid qu’au naturel.
– Pour vot’fille, ouais. C’est qu’elle est ben mignonne, hein, vot’fille…
(À suivre)
La Machine À Brouillard, par Tito Desforges, éditions Taurnada, 213 pages en version papier, est disponible autant dans les librairies réelles que celles en ligne.
One Response to LA MACHINE À BROUILLARD, par TITO DESFORGES 01