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LA MACHINE À BROUILLARD, par TITO DESFORGES 03

Publié par le 20 novembre 2021


Tito Desforges est un type avec lequel je me sens des affinités. Tito Desforges est né le 31 décembre 1960. Comme moi. À Fournival, Oise intérieure. Moi aussi. Tito Desforges a beaucoup bourlingué. Moi c’est pareil.
Tito Desforges est un putain d’écrivain. Ben ça aussi c’est comme moi !

 

S’il survient que certains êtres à la psyché malade se transforment en monstres de la société, alors que dire d’un homme devenu monstre de lui-même ?
Jonathan Jovic.

 

« La machine à brouillard ».
C’est le nom que j’ai trouvé pour évoquer ma maladie devant Louise. Une expression qui la fait sourire. Un peu. Pas beaucoup. Mais sourire quand même.
Sourire de son sourire de Louise, avec ses quenottes blanches comme un éventail de précieuses nacres.
La fait sourire de son sourire, avec la fossette qui se creuse alors au coin gauche de ses lèvres, héritage de… de…

Sa mère.
Pourquoi diable n’arrivé-je jamais à me souvenir du nom de sa mère ?

De son sourire de Louise, mon enfant, mon joyau, avec les trois cent mille soleils qu’il fait danser au fond de ses yeux noirs.
« La machine à brouillard »…
Un plus joli nom, en tous cas, que « dégénérescence mentale », ou « sénilité précoce », ou bien « Alzheimer », ou n’importe quelle autre appellation.
Ma maladie, pour parler clair clair clair.
Cette maladie qui m’avait fait mettre au rencard (retraite anticipée, foutaises !) du « Service » dont les chefs m’envoyaient en Asie, dans des régions si éloignées que tout le monde s’en foutait pour y fomenter des révoltes, agiter des organisations étudiantes ou organiser l’assassinat de gouverneurs et de chefs militaires comme…
Comme…
Je ne me souviens plus.

Quelle importance ? De toutes façons, au « Service », on était payé bien payé grassement payé pour éviter de se rappeler ce genre de détails.
Alors, hein, quand j’y pense : ils auraient mieux fait de m’augmenter quand ma cervelle s’était mise à se remplir de brouillard, plutôt que me virer avec cette mauvaise plaisanterie mensuelle qu’ils appelaient « allocation » !

La machine à brouillard c’est la métaphore que j’ai trouvé pour Louise ça la fait sourire pas beaucoup un peu.
Ce n’est pas vraiment du brouillard plutôt des bandes de flou informes mouvantes incontrôlables, tentacules qui viennent danser en travers de la réalité (car au fond de moi au fond de ce gouffre qu’est moi-même, l’abîme oh l’affreux abîme qu’est devenu mon être, je sais confusément qu’il existe encore une réalité).

C’est comme…

Comme si certaines parties d’une image observée à travers l’objectif d’un appareil photo se déformaient se noyaient se troublaient.
Ça commence au tout premier plan, sur la pellicule de l’œil même, puis ça s’éloigne en se multipliant dans la profondeur de l’image puis ces bandes mouvantes deviennent de plus en plus floues jusqu’au point où elles deviennent du vide.
Alors, pauvre de
moi, je sais qu’il y avait quelque chose là tout en constatant qu’il n’y a rien. Que de l’absence. Des choses sans forme et des êtres sans nom. Et ce sentiment de l’absence est affreux d’impuissance et de solitude semblable à celui qu’on éprouve quand on est sur le point de mourir – je le sais j’ai été souvent si souvent sur le point de crever.
À ces moments-là ma raison vacille, à l’instant même où j’aurais le plus besoin de logique. Ma mémoire tressaute comme la pellicule d’un film qui se coince dans le projecteur, se gondole et crame à la chaleur de la lampe de projection. Alors les souvenirs bégayent, les observations se troublent et les déductions se défont. Et ma pensée se transforme en parole bafouillante au moment où j’aurais le plus besoin d’elle.

Expirer. Inspirer.
Maîtriser.
Contrôle des émotions.
Vous voyez, docteur, comment je suis vos conseils ?

J’ai connu la vraie machine à brouillard à la base de Chu Mom Raï, au Vietnam où, soldat de seconde classe du 5ème Choc de la RAR, j’ai été affecté en novembre 1974.
Je me suis engagé à seize ans, en trichant sur mon âge, avec les papiers d’identité d’un…
Je ne sais plus.
Un copain ?
Un cousin ?
Mon frère plus âgé ?
Non, je n’ai pas de frère. Enfin, je ne crois pas. Plutôt le frère plus âgé d’un copain…
Passons…

Chu Mom Raï n’existait pas. Il y avait, dans une clairière entourée de jungle, au bord d’une étroite rivière sans nom, à une dizaine de kilomètres de la frontière en territoire cambodgien, une demi douzaine de casemates qui abritaient trente-deux soldats et officiers australiens, mais ça n’existait pas.
L’accès au Cambodge, pays neutre, était strictement interdit, aussi la base de Chu Mom Raï était-elle une vue de l’esprit. Un endroit imaginaire.
À un témoin qui aurait été assez fou pour se pointer dans ce trou du cul du monde qu’était le Vietnam d’alors et qui aurait déclaré : « Il y a un campement militaire à cet endroit, je l’ai vu », la totalité des officiers des états-majors U.S, néo-zélandais et australien auraient répondu en chœur : « Vous avez été la proie d’une hallucination, mon pauvre gars ! Êtes-vous bien sûr de ne pas avoir fumé de la marijuana locale ? ».
Et si cet inconscient avait insisté, un colt 45 inexistant manié par une main inexistante lui aurait promptement, d’une balle inexistante, défoncé la nuque, l’envoyant à une inexistence bien réelle, vous me suivez ?

Les commandos australiens, dont leur benjamin, moi-même, ce bon petit Randy Mac Murphy, âgé de seize ans et des poussières, chargés de s’infiltrer au Cambodge pour y repérer les camps repliés et les colonnes de ravitaillement de la guérilla vietcong et les annihiler par tous les moyens… Eh bien ils n’existaient pas non plus.
Logique.
Installée au bord de ce campement sans existence, la machine à brouillard consistait en une soufflerie raccordée à un réservoir dans lequel un préposé – un vieux sergent d’origine aborigène – plongeait régulièrement du carboplast, une matière qui, au contact de l’eau, se transforme en une vapeur grisâtre semblable à une épaisse brume.
Ainsi, les soldats fantômes de Chu Mom Raï vivaient-ils en permanence à l’abri d’un brouillard stagnant censé les dissimuler aux yeux des patrouilles viets, mais aussi à ceux des équipages des vols de reconnaissance de l’aviation régulière américaine (il y avait parfois des journalistes à bord et ça aurait été un scandale sans nom si l’un ou l’une de ces fouille-chose nous avaient repérés).

Dans la réalité, la machine à brouillard s’est révélée une belle ânerie. Le soir où une escouade de petits hommes en pyjamas noirs nous sont tombés dessus en hurlant à la mort, aveuglés par notre propre brouillard, aveuglés, aveuglés, nous n’avons pu que crever, crever, crever, incapables de mettre en place la moindre défense coordonnée incapables incapables quand les petits hommes hurlants ont surgi du brouillard nous avons été incapables et le sergent Brody Brady Borrody je ne sais plus criait couche-toi gamin quand le petit homme en pyjama hurlait en surgissant du brouillard

Me calmer.
Respirer.
Boire un verre d’eau.

L’attaque, je vous en passe les détails. Elle fut fulgurante. Définitive. Je fus le seul survivant du bataillon qui n’existait pas. J’étais blessé à la tempe droite. Un Viet m’avait tiré dessus, m’avait eu, mais la balle de fabrication artisanale, mal foutue, trop molle, n’avait pas pénétré ma boîte crânienne, aussi avais-je été sonné mais pas mort.

Pas mort.

J’ai marché dans la jungle. Je ne m’en souviens pas mais il a bien fallu que je la traverse, cette sacrée forêt, sur les quinze kilomètres qui me séparaient de la RC 5, la route la plus proche. J’ai marché dans la jungle, il a bien fallu puisque je m’y suis retrouvé, sur la Route Coloniale 5 et que, là, un groupe du génie néo-zélandais m’a recueilli.
J’ai marché dans la jungle j’ai passé plusieurs jours (semaines ? mois ?) dans un hôpital militaire à Saigon. J’ai marché dans la jungle les gars du génie néo-zélandais sur la RC 5 on m’a réaffecté à un autre poste que je ne parviens pas à me rappeler.

Voilà pourquoi, quand il m’a fallu marcher dans la j…
Non.
Voilà pourquoi, quand il m’a fallu expliquer à ma fille Louise les symptômes de la maladie qui m’avaient fait virer du Service, j’ai trouvé la métamorphose…
Métastase ?
Non : métaphore. C’est ça : métaphore !
J’ai trouvé la métaphore de la machine à brouillard qui ne détruit pas mes pensées mais les camoufle sous des brumes. L’expression faisait sourire Louise. Un peu. Pas beaucoup. Mais sourire quand même.

C’est tout pour auj
C’est tout le petit homme en pyjama noir
Pas penser à… Pas possible… Hurlait en surgissant
Brouillard
J’arrête j’arrête j’arrête j’ar

 

FIN DU DEUXIÈME RAPPORT

Le patient a la voix éraillée, basse comme un souffle, brisée par les hurlements. Le pansement de bandes plâtrées qui couvre son nez lui fait une sorte de masque, les nombreuses agrafes qu’ont appliquées les infirmiers à ses arcades semblent des cils de clown.

Le patient :
Je veux passer un marché avec vous.

Docteur Zimmers :
Non.

Patient :
Non ?

Docteur :
Vous êtes un patient et qui plus est un patient détenu dans le cadre d’une structure militaire. Je suis votre médecin soignant, votre gardien et votre supérieur. Alors, non, monsieur Foreman, nous ne passons pas de marché, vous et moi.

Le patient se fige un instant dans ses liens puis (à ma grande surprise tant les crises qui ont secoué ces trois derniers jours ont été violentes) il ne hurle ni ne se débat mais sourit avec un rien de résignation, l’air de dire : « vous me tenez, docteur ».

Patient :
Disons que j’ai une proposition à formuler.

Docteur :
Je vous écoute.

Son inaltérabilité force mon respect. Sanglé dans son impeccable blouse blanche, le cou serré par une cravate vert d’eau à grosses bulles translucides (qu’il me pardonne, je partage parfois la même opinion que Forman sur les cravates du docteur Zimmers), il est la figure même de la sûreté de soi. J’ai pourtant assisté à plusieurs moments d’inquiétude et de déstabilisation au cours de la tempête qui vient de s’achever. Durant la deuxième nuit, alors que le couloir entier résonnait des coups de tête du patient contre le capitonnage des murs, il s’est même laissé aller à admettre : « Nous avons fait une erreur, Jovic, c’était trop tôt… »

Aiguillant le patient sur l’origine de la machine à brouillard, nous avons plongé un esprit confus, à la mémoire déficiente tout juste « éveillée » par l’injection de Mélarkaprotozolam, au cœur de ses souvenirs de guerre et d’une expérience traumatisante à l’extrême  – expérience vécue, rappelons-le, par un adolescent de seize ans.
Ont résulté de cet écart trois jours et trois nuits de violence, de hurlements, de crises de larmes et de tentatives d’automutilation.
Jusqu’à ce matin, où le patient s’est brusquement apaisé, a accepté les soins et demandé à parler au docteur Zimmers.

Patient :
Voilà. Je suis prêt à marcher dans votre combine, votre machin-mémoire, là. Ça m’intéresse. Je peux m’y donner à fond à fond à fond. Je veux bien que tu vous me piques avec tous les produits que tu voulez, avaler toutes les gélules que vous me donnez, seulement, tu vous me foutez la cadette de sainte paix.

Docteur :
Foutez la paix ?

Patient :
Vous me laissez tranquille, si vous préfères. Vous tu me laissez écrire à mon rythme, en liberté et sans intervenir. Et sacrénom d’un chien tu me fournis un vrai stylo à la place de cette bouse de crayon.

Docteur :
Pour le stylo, c’est non.

Patient :
Pourquoi, vous avez la trouille que je te l’enfoncerais dans l’œil ?

Docteur :
Absolument Vous êtes un tueur professionnel au comportement imprévisible, sujet à des sautes d’agressivité. Nos mesures de protection sont tout à fait justifiées.

Patient (grommelant) :
Patati, patata, okay…

Docteur :
Pour le reste, c’est d’accord.

Patient :
D’accord ?

Les demi cercles d’agrafes au-dessus de ses yeux se soulèvent, faisant naître une légère moue de douleur sur ses lèvres tuméfiées.

Docteur (ajustant sa blouse) :
D’accord.

Patient :
Marché conclu, alors ?

Docteur (lissant sa cravate) :
Disons : proposition acceptée.

 

Patient : FORMAN, Nicholas
Docteur référent : Zimmers
Test 03. Mélarkaprotozolam 25 : inject 1 mmg
+ Oral : 5 x 0,3 mmg
10/01/2019

On va remonter dans le temps, si vous voulez bien, toubib.
Aujourd’hui, combien mes regrets saignent à l’idée d’avoir été la cause, bien malgré moi, des frayeurs et des souffrances qu’a subies ma fille. Et qu’elle subit encore au fond de je ne sais lequel de vos centres secrets où vous la détenez, vous pouvez toujours aligner vos dénégations, j’en suis certain, mais je n’ai pas pris cette feuille de papier et cet affreux crayon gras pour établir la liste de vos mensonges.

Oui, mes regrets saignent quand je considère, moi qui ne cesse de clamer mon amour pour elle, combien j’ai passé peu de temps avec Louise.
Si peu, au final.
Diable, demandez à n’importe quel père engagé dans un service opérationnel ou même à n’importe quel père engagé dans une profession passionnante ! Tous ceux qui sont honnêtes vous répondront la même chose : carrière d’abord.
Tous : espions, agents, assassins légaux, cadres de haut vol, vedettes de cinéma, médecins psychiatres (pas vrai, Fletcher ?).
J’ai fait comme les autres. Ma petite Louise, la majeure partie du temps, je l’ai laissée pousser loin de moi, aux bons soins de sa mère jusqu’à ce que celle-ci meure au mois de…

Dans l’année…
Morte à la suite de…
Désolé, ça ne me revient pas.
Bon sang, ma pauvre femme. Je ne me souviens même pas de son nom. Surya ? Solyma ?…
Ou plutôt quelque chose en « eng »… Meng ? Deng ?…
Passons.

Louise vécut le plus souvent avec sa mère jusqu’à la mort de celle-ci, date à laquelle je l’ai placée dans un pensionnat qui m’était recommandé par le Service.
Bien du temps, encore, je ne sais plus combien mais bien du temps où nous ne nous sommes vus que quelques week-ends par ci par là, au hasard de mes missions et de mes séjours au pays.
Ce n’est finalement qu’au début de cette année (oui, ça, j’en suis sûr), quand mes rapports d’activité ont commencé à se couvrir des annotations en rouge de mes bien aimés supérieurs : « incontrôlable », « jugement altéré », « perte sensible de mémoire », « confusion incompatible avec l’exercice de patati, patata… », et quand on m’a placé sur une voie de garage que nous avons commencé à vivre vraiment comme un papa aimant et une fille adorée, ma Louise et moi.

À onze ans, Louise était si parfaitement belle qu’on doutait qu’elle pût exister. Une longue chevelure de naphte, à la fois épaisse et fluide. Deux grands yeux noirs légèrement bridés. Une silhouette mince, affermie par la pratique de la course à pieds et de la danse, les deux grandes passions de ses jeunes années.
Bref, une poupée orientale, promettant de devenir un jour aussi belle que l’avait été sa mère laotienne…
Non.
Chinoise ?
Non plus.
Hmong ?
Passons, passons, passons…

Seigneur, que c’est bon d’écrire.
J’aime ça. Vraiment.
Ou bien c’est le produit, là, le métamachin.
Toujours est-il que, là où je suis, à cet instant précis, penché sur cette tablette ridiculement petite pour un gars de mon acabit, mauvais crayon en main, je ne ressens plus cette affreuse impression d’avoir un gouffre noir à l’intérieur de ma tête dont les pensées jaillissent sans ordre, fugaces, insaisissables comme des rafales de balles traçantes dans une nuit de guerre. Les mots me viennent quand j’ai besoin d’eau. Les verbes acceptent à nouveau de se conjuguer comme il faut.
C’est bon.
Ça fait du bien.

Louise et moi avions emménagé depuis six mois (je crois !) dans l’appartement d’Adélaïde que le Service mettait à ma disposition quand l’impossible arriva.
Le coupable se nommait…

Martini, je crois.

Dino Martini. Un jeune émigrant italien aux cheveux bouclés et aux yeux de braise qui était aussi, excusez du peu, professeur de cinéma.
En effet, Louise, sans doute sous l’influence de camarades de classe, était soudainement devenue fondue de cinéma. Elle ne parlait plus que de devenir actrice ou bien réalisatrice de films, m’extorquait des suppléments d’argent de poche pour s’abonner à un nombre incroyable de revues spécialisées, s’était inscrite à un ciné-club où elle se rendait un soir par semaine – en compagnie des fameuses copines d’école, bien entendu – et chargeait les étagères de tant de DVDs réputés indispensables qu’on se serait crus dans un magasin de location.

Comment ai-je pu confier à un infâme obsédé prétendument expert en prise de vue deux fois une heure et demie par semaine ma fille à la puberté à peine naissante ?
Expliquez-moi donc ça, docteur…

Peut-être que, finalement, les commentaires de mes supérieurs hiérarchiques n’étaient pas si incohérents que ça. Peut-être que j’étais vraiment bon pour la casse. La benne. Le cabanon.

Toujours est-il que, revenant chez moi un jour plus tôt que prévu, je retrouvai ma fille avec un coquart à l’oeil gauche, deux déchirures aux lèvres, l’avant de la chemise arrachée, le petit soutien-gorge déchiré, oh mon dieu déchiré, avec dessous d’atroces marques de griffures.
Son jean était toujours en place, merci au ciel pour ses petites faveurs, mais le pantalon de… de… du prof, du salopard, de l’ordure, était déjà à mi-cuisses, et son… son machin…
Imaginez-vous qu’il chantonnait entre ses dents !
Bon sang oui, l’enfoiré d’amateur de gamines hum-humait une vieille scie des Beatles.
Love Me Do.
Love love me do / You know I love you / Love me do woo-woo…
C’était ça qu’il chantait alors que, froc baissé, il s’apprêtait à…
à… à…
Je n’arriverai pas à l’écrire.

Je dois reconnaître au Service qu’ils ont bien arrangé le coup, eu égard – même si je n’étais plus officiellement en activité – au nombre d’opérations que j’avais naguère conclues avec succès sur le terrain.
Dino Barsini, Macaroni, Martellini ou quelque soit son nom s’est vu rembourser ses frais d’hôpitaux et de centres de convalescence, le temps que se recousent comme il faut les fractures de ses membres, de son crâne et toutes les lésions qu’avaient subies ses petits organes, y compris son… son truc (qui ne lui servira plus jamais à la reproduction, tant mieux pour la population mondiale, crevard !) avant de se faire renvoyer dans son pays, quelque soit l’endroit puant du monde se trouve.

Ma petite Louise n’a pas été violée. Merci mon dieu.
Mais comprenez bien : elle a failli l’être.
Elle a pris des coups dans l’agression. Des coups au corps. Des coups au cœur. Des coups à l’âme.
Ses notes ont chuté. J’ai dû me rendre à des convocations du directeur d’études de son collège, alarmé par les pertes de concentration de Louise, une crise de nerfs en plein cours de mathématiques, une bagarre à griffes et à dents avec d’autres élèves…
Les hurlements de ses cauchemars me faisaient accourir dans sa chambre presque chaque nuit et y rester longtemps, serrant contre moi son petit corps agité de soubresauts, à suivre millimètre après millimètre la trajectoire de ses larmes qui dévalait mes épaules, à murmurer sans fin, le nez dans la douceur de ses cheveux :
Louise… Ma petite Louise… Il ne t’arrivera plus rien, je te le promets…

Alors, à l’approche des vacances du second semestre, j’ai décidé de l’emmener en promenade dans le bush, à l’intérieur du continent, en tête à tête avec son papounet, espérant que les grands espaces, les nuits sous la tente et les repas de bivouacs propices aux confidences lui changeraient les idées.
Quelqu’un a voulu m’en dissuader… Le docteur Fletcher, peut-être ?… Mais non, vous n’étiez pas encore entré en scène, n’est-ce pas, toubib ?…

Ou bien une sorte d’éducateur ? Un type qu’on aurait envoyé auprès de Louise pour l’aider à surmonter son trauma gna gna gna…

Non. Non. Non. Je sais !
C’était le jeune imbécile que le Service m’obligeait à rencontrer chaque semaine, le jeudi à 17 H 00.
Dans votre état…
Oui. C’était ce qu’il disait, le freluquet du jeudi-17 H 00 : « Dans votre état… ». Et il ajoutait :
Pour votre propre bien, il vous faut comprendre que c’est absolument impossible. Votre fille ? Louise ? Vous savez bien au fond de vous-même que c’est trop tard…
J’ai tendu les bras au-dessus de son bureau, lui ai empoigné le crâne, frémissant de dégoût au contact de ses cheveux brillantinés et j’ai tourné jusqu’à ce que j’entende avec ravissement le bruit de noix brisée de ses cervicales en train de céder, mais c’était seulement en pensée, en réalité je suis resté figé sur ma chaise, dents serrées à m’en faire saigner les gencives, le teint si livide de rage que le petit salopiaud s’en est inquiété.
Calmez-vous, allons. En randonnée dans le bush ? Revenez sur terre. Il est temps que vous réalisiez que c’est tout bonnement im-pos-si-ble !
Mais je ne l’ai pas écouté.
Je me suis servi d’un faux passeport que j’avais gardé de mes activités pour louer une grosse Nissan 4×4 et on est partis droit devant, Louise et moi.

N’importe quel papa serait d’accord avec moi : le bien-être de ma fille devait passer avant tout.
Tout.
Tout le reste.
Tout.

 

(À suivre)

 

La Machine À Brouillard, par Tito Desforges, éditions Taurnada, 213 pages en version papier, 9,99 €, est disponible autant dans les librairies réelles que celles en ligne.

 

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