browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

LA MACHINE À BROUILLARD, par TITO DESFORGES 12

Publié par le 22 janvier 2022

 

Tito Desforges est un type avec lequel je me sens des affinités. Tito Desforges est né le 31 décembre 1960. Comme moi. À Fournival, Oise intérieure. Moi aussi. Tito Desforges a beaucoup bourlingué. Moi c’est pareil. Tito Desforges est un putain d’écrivain. Ben ça aussi c’est comme moi !

 

S’il survient que certains êtres à la psyché malade se transforment en monstres de la société, que dire d’un homme devenu le monstre de lui-même ?
Jonathan Jovic.

Patient : FORMAN, Nicholas
Docteur référent : Zimmers
Med : IDEM
18/01/2019

L’église des enculés était une salle longue d’un trentaine de pieds, assez étroite, aux murs percés de fenêtres en ogive haut placées. Au fond, l’autel était surmonté d’un austère crucifix de bois. Le couronnait, clouée à la paroi, une tapisserie abstraite de laine brute blanche et brune aux bords irréguliers qu’en d’autres temps j’aurais peut-être trouvée sublime mais qui, pour l’heure, me sembla un paillasson à prétentions artistiques.

Louise !

À l’embouchure de cet espace immaculé voué à la prière et à la paix, la carcasse ébouriffée d’angles et de pointes d’acier du Dodge semblait le mufle d’un dragon chassant des proies réfugiées au fond d’une caverne. Des flammèches bleues lui jaillissaient de la gueule. D’autres flammes, jaunes celles-là, courraient sur les pentes du monticule que formaient devant le monstre les planches arrachées au porche et les débris des bancs.

À côté de moi surgissait du mur une imitation en résine de coquillage géant qui servait de bénitier. Elle était emplie d’eau. Je me plongeai la tête dedans, me cognant le crâne au fond. Je me redressai pour reprendre mon souffle, replongeai, aspirai l’eau par la bouche et le nez. Un instant, la tentation m’envahit de rester là, le visage enfoui dans cette bienfaisante fraîcheur et de m’y évanouir.
M’y noyer.
Renoncer, renoncer, oh renoncer…
Mais je m’arrachai à la flotte tentatrice d’un coup de rein. Expirai de l’air et des gouttelettes d’eau. Inspirai. Me torchai le visage du pan du tee-shirt de ma fille que je portais toujours en foulard.

Louise, tu es là ?

Je traversai la nef en courant, dépassai l’autel. Sous la tapisserie de laine brute se trouvait une porte étroite, très enfoncée dans l’épaisseur de la muraille. J’actionnai la poignée. Elle s’ouvrit, laissant entrer la lumière rouge du soleil et un léger courant d’air qui suffit à arracher un ronronnement de joie au brasier de bois et d’essence derrière moi.
Je la refermai.
Louise, réponds-moi !
Papa ?
Un vertige fit osciller et tournoyer le décor autour de moi. J’étais dans un tel état de faiblesse, avec mes blessures qui dégueulaient du sang et, à présent, mon bras en zigzag, que je crus avoir été la victime d’une hallucination.
(Une de plus, docteur, ha ha !)
Papa, c’est toi ?
Louise ?
Papa, au secours !
Sa voix me parvenait de derrière la paroi. J’avisai au pied de celle-ci un meuble bas aux étagères emplies d’objets de culte, livres de cantiques et figurines pieuses. Un christ en croix de laiton était posé dessus.

J’attrapai le petit meuble de ma main droite. Elle était sans force. Le bandage de fortune défait laissait de nouveau apparaître les chairs ouvertes, enflées, et les têtes de mes os d’une teinte bleutée qui ne disait rien de bon.
Papa, ici !
Je shootai dans le meuble. Le crucifix tomba à terre en tournoyant. Je shootai. Les livres à couverture de cuir se répandirent au sol. Je shootai encore, repoussant le meuble le long du mur et découvris une sorte de trappe, un panneau de bois de moins d’un mètre de hauteur et d’une soixantaine de centimètres de large fermé par un verrou de fer forgé. Maintenait celui-ci bouclé un cadenas de laiton jaune dont l’aspect neuf et brillant contrastait avec la grossièreté du fer grossier.

Je gémis d’exaspération.

Derrière le panneau, la voix de ma fille hululait en continu.
J’ai écrit plus haut qu’il y avait eu un moment où j’étais devenu fou. Eh bien, docteur, retenez ça : la folie est un abîme et qui y plonge n’en voit jamais le fond.

Je me laissai tomber à terre, rampai jusqu’au crucifix de laiton. L’attirai vers moi du coude. Forçai ma main hurlante à se refermer dessus.

À l’entrée de l’église, le bûcher de tôles et de débris de planches rugissait de rage, soufflait vers moi son haleine mordante, giflait ma peau. Des flammèches animées d’une vie propre s’amusaient à sauter sur de banc en banc, embrasant le bois sec aussi facilement que de l’étoupe.
Loin, très loin derrière ce cataclysme ronflant s’élevaient des cris de villageois. Le brasier leur barrait l’entrée, seul point positif pour moi dans cet enfer où je me débattais.
Louise hurlait toujours.
J’arrive, gueulai-je.
Vite ! suppliait-elle.
Je me traînai vers la trappe en criant :
Il y a un cadenas. Patience, chérie, je m’en occupe…
Y en a pas ! me répondit la voix.

Je fermai un instant les yeux, paupières crispées.
Les rouvrit.
La voix avait raison : il n’y avait pas de cadenas.
Un bon gros verrou de fer martelé. Pas de laiton neuf jaune et luisant accroché à la gâche.
Quand je vous dis qu’il n’y a pas de limite à la folie !

La trappe ouverte révéla un simple trou. Une alcôve sombre. Une cave miniature dont sourdait une odeur humide de tombeau.
Louise reposait au fond, sur un lit de terre cendreuse, couchée sur le côté, jambes repliées, poignets et chevilles ligotés de plusieurs tours de ruban adhésif, son pauvre visage tourné vers moi, ses grands yeux noirs baignés des larmes mêlées de son désespoir et de la joie de me voir.
Papa, oh papa, tu y es arrivé…
Elle était nue à l’exception de son short. Des traces de poussière et de crasse maculaient sa peau. Sa somptueuse chevelure de jais était souillée de bandes terreuses mais oh dieu merci oh dieu merci, elle ne semblait pas blessée.
Papa, gémit-elle. Vite. Des crampes…
Tout de suite.
Je savais qu’à un moment donné, j’avais eu un couteau, mais je l’avais perdu à un stade ou un autre de l’action. Je cherchai des yeux un objet qui puisse me faire office de lame.

Rien.

Des livres. Une étole. Même le crucifix de métal jaune présentait des bords épais qu’il m’aurait fallu des jours à aiguiser.

Le feu gagnait encore. Son sifflement paraissait celui d’un vent de tempête.

Devant l’autel se tenait le vieil Aborigène, celui qui avait surgi du brouillard devant ma voiture pour dénoncer les chchsecrets des habitants de Grosvenore-Mine.
Il ne portait plus son vieux short informe mais un treillis camouflage, celui des hommes du 5ème Choc à Chu Mom Raï. Je le reconnus alors : c’était le vieux Turckle, le sergent affecté à la machine à brouillard. Il ne portait plus non plus ses vieille sagaies, mais pointait vers moi ce qui semblait être un embout de tuyau d’incendie d’où commençait à s’échapper des volutes de brume grisâtre.
Une lance à brouillard.
Non, fis-je, sur le ton d’un ordre.
Il haussa les épaules, me gratifia d’un affreux sourire moqueur et pénétra dans le brasier où sa silhouette fondit en quelques instants. Comme si sa disparition avait causé quelque réaction chimique, l’incendie commença à dégager des tourbillons de fumée noire qui bondissaient au plafond, glissaient sa surface, tournoyaient sur eux-mêmes et replongeaient vers moi pour me happer.
Non ! refusai-je de nouveau.
Je me retournai, cognant sur le sol mon bras cassé, ce qui m’arracha un jappement de souffrance, rentrai dans l’alcôve jusqu’aux épaules, ouvris grand la bouche, la refermais sur les bandes de scotch qui entravaient les poignets de Louise et me mis à les ronger.

Je ne sais pas combien de temps il me fallut.
Je ne sais pas combien
Je ne sais je ne sais

Putain, toubib, ça ne marche plus, mon shoot de ce matin et ces satanées gélules déjà avalées trois bien plus que ma dose habituelle du matin et déjà

Calme.
J’y arriverai.
Marche, soldat.

Je ne sais pas combien de temps il me fallut, mais je me souviens que, tandis que je me déchirais les lèvres sur les bords tranchants du ruban adhésif tandis que je meurtrissais les gencives à y enfoncer mes dents tandis que le goût de mon sang m’envahissait la bouche je sentais le sol vaciller sous moi se soulever comme un avion au décollage et mon esprit s’emplir d’un noir mon dieu si obscur et que je me répétai de toute la force de mon âme que je ne renoncerai renoncerai renoncerai pas et qu’il n’y aurait ni paix ni repos ni faiblesse avant que Louise soit hors de danger.

Non, je ne sais plus combien de temps il me fallut mais il est sûr qu’à un moment donné je me retrouvai debout devant l’alcôve, les jambes tremblantes mais debout, ma petite fille libérée et presque nue dans le creux de mon bras valide, son visage adoré niché contre mon cou.
Encore un effort, ma chérie, murmurais-je, encore un petit effort…

À moins de trois pas de nous, le feu était devenu une muraille d’or et de sang incandescent aux boursouflures de lave furieuse bien décidée à engloutir l’univers.

Ma peau et celle de ma fille crépitaient.

De ténus filets de fumée s’élevaient des cheveux de Louise répandus sur mon épaule. Chaque inspiration ravageait nos poitrines comme une potion brûlante trop vite avalée.

J’entendais toujours, derrière le grondement du fauve, les cris et les appels des villageois. Je les imaginais, ces sales animaux, courant et trébuchant, se bousculant les uns contre les autres, à la recherche de moyens pour éteindre le brasier de leur église, ayant abandonné pour l’heure les armes qu’ils destinaient à ma mort.
Encore un effort…

Je me glissai le long du mur, ma poitrine si proche du feu que j’avais l’impression de me frotter à la paroi de l’enfer. Je trouvai la porte étroite, levai haut le pied et abattis le loquet d’un coup de talon.
La porte s’ouvrit.
Un poing de feu nous propulsa dehors.

Je surgis à l’air libre, ma fille dans mes bras, face au grand soleil couchant qui rougeoyait, posé sur l’horizon.
J’avançais de quelques pas, enfouis mon visage dans l’épaisseur des cheveux de Louise, glissai à son oreille :
On y est, ma chérie.
Je relevai la tête pour découvrir devant moi, découpée comme une figurine de carton noir contre le disque orangé du soleil, une silhouette épaisse qui braquait un fusil sur moi.
Stop ! Intima-t-elle.

Je la reconnus aussitôt : c’était la femme obèse qui se disait infirmière, qui m’avait abordé dans le restaurant de Hap le crapaud et avait tenté de s’interposer entre lui et moi dans la rue.
Elle portait le même chemisier à grosses fleurs jaunes. Un épais turban de bande Velpeau entourait son crâne, conséquence de mon coup de gourdin. Le fusil qu’elle tenait était vieux et rudimentaire, à deux canons alignés, mais leurs bouches étaient dirigées droit sur ma poitrine et ne tremblaient pas d’un poil.
Monsieur, fit-elle, vous avez tué plusieurs de mes amis…
Son ton était étrangement calme, celui d’une conversation anodine, comme si nous étions en train de partager une tasse de thé dans un salon à dentelles et non debout à l’arrière d’une église en flammes dont un tourbillon de feu s’élevait comme une colonne depuis la petite porte que j’avais laissée ouverte, alors qu’elle braquait une arme sur moi.
Certains n’étaient pas tout à fait mes amis et certains méritaient peu leur présence sur terre, mais c’était des êtres humains et vous les avez tués.
Madame…
Taisez-vous. Vous êtes coupable de tous ces morts et de toute cette désolation, alors je vous préviens, je crois à la justice et je réprouve les exécutions sommaires mais par Dieu qui nous regarde, si vous ne vous agenouillez pas immédiatement les mains sur la tête, je mets fin à votre misérable existence.

Je me laissai tomber à genoux. Louise gémit une légère plainte au creux de mon cou.

Écoutez, Mildred… commençai-je.
Qu’est-ce que vous dites ?
Mildred, écoutez-moi…
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Mildred…
Je ne m’appelle pas Mildred !

Une chape d’épuisement me tomba dessus. Rien ne marcherait donc jamais droit, dans ce fichu patelin ? Je me souvenais parfaitement… Diable, j’avais encore la voix du shérif Bromden qui me disait : « cette emmerdeuse de Mildred… ».

Mais je pouvais me tromper…

Je m’étais tant trompé ces dernières heures ! J’avais même vu des choses qui n’auraient pas dû exister. Qui n’existaient peut-être même pas…

Derrière moi, le feu crépitait toujours. Des vagues de chaleur en provenaient qui excitaient les parties brûlées de mon corps. J’entendais des voix d’hommes qui s’interpellaient. Elles étaient plus proches qu’auparavant. Bientôt, ils seraient là.
Louise geint de nouveau.
Je resserrai ma prise autour d’elle.
Ne t’en fais pas, tout va bien… murmurai-je.
La femme s’approcha d’un pas. Le double canon se positionna à moins d’un mètre de mon visage.
Quoi, fit-elle, qu’est-ce que vous marmonnez, maintenant ?
Madame, suppliai-je, je vous jure que je ferai ce que vous voudrez.
Ce n’est pas la peine de jurer. Vous ferez ce qu’on dira de faire ou bien vous mourrez, purement et simplement.
Toujours cet étrange ton calme. Ce vouvoiement. Cette apparente politesse.
Quand même, je vous le garantis. Mais je vous en prie : laissez aller ma fille. Elle n’a pas mérité cel…
Encore votre fille !
Cette fois, les deux gouffres noirs des canons du fusil oscillèrent. La voix de la femme avait perdu son flegme pour déraper dans l’aigu.
Vous allez arrêter de mener tout le monde en bateau avec votre fille ou je vous préviens…
Laissez-la partir, suppliai-je. Laissez-la et je vous promets de vous laissez faire tout ce que vous voudrez. Absolument tout. Je mets ma vie entre vos mains mais s’il vous plaît, oh s’il vous plaît, madame, laissez ma fille partir avant que les autres n’arrivent !

Elle resta un moment silencieuse. Je voyais son œil qui m’observait à l’autre bout des canons de son arme. J’aurais juré que la pression de son doigt sur la détente s’était relâchée.
Au bout de secondes qui me parurent l’éternité elle-même, elle pris une large inspiration et soupira.
Seigneur, vous y croyez vraiment, hein ?

Je ne répondis rien.
Dans l’église, quelque chose s’écroula avec fracas. Le bruit fit frémir Louise contre moi.
La femme soupira de nouveau, raffermit sa prise sur son fusil.
D’accord, espèce de cinglé. Laissez partir votre… fille.

Là je voudrais…
Je voudrais
Je v…
Seigneur je ne suis qu’un vieux soldat mais je voudrais
Il faudrait être un grand écrivain pour
Comme je pleure !
Je sanglote. Mes cris de désespoir emplissent la cellule.
Je voudrais
Louise
Je voudrais être un grand écrivain pour décrire cet instant.

Je chuchotai son prénom à l’oreille de ma fille Louise Louise Louise et je dépliai mon bras pour lui permettre de glisser contre moi et poser les pieds à terre.

Chacune des écorchures, chacune des brûlures, chacune des salissures qui marquaient son corps frêle et brun m’emplissaient d’une insupportable peine. Heureusement, son joli visage, à quelques millimètres du mien, était intact, comme si aucune des épreuves qu’elle avait eues à traverser n’avaient pu la marquer.

Je plongeai mon regard dans ses immenses yeux sombres, légèrement bridés. De ma main blessée, j’écartai ses longues mèches noires de chaque côté de ses joues.
Louise, tu dois encore être un peu forte, d’accord ?
Oui, souffla-t-elle.
Il faut que tu me laisses…
Non !
Chut, ma chérie…
Je posai mes lèvres sur ses joues pointues, sur ses paupières, sur le bout de son nez, sur ses lèvres.
Ne proteste pas. Ne dis rien. Fais-moi confiance et retourne-toi simplement. Retourne-toi et marche droit devant toi. Éloigne-toi de ce village autant que tu pourras.

Nous restâmes un instant abîmés dans les yeux l’un de l’autre, puis elle hocha lentement la tête lentement lentement lentement tandis que mon cœur se brisait.

Elle tourna les talons, ma fille tourna les talons, Louise mon amour Louise tourna les talons, fit un pas qui l’éloignait de moi, puis un autre puis un autre.

Sa fine silhouette dansa un moment, fine et noire au milieu du disque rouge du soleil, trembla et disparut.

Trembla.
Disparut.

Alors je fermai les yeux et me laissai tomber en avant.

Enfin.
Enfin.
Enfin.

La suite, tu la connais, toubib. Tu vous devez la connaître car vous tu étiez déjà dans le paysage, je pense.

Je suis revenu à la conscience attaché sur un lit d’hôpital dans une pièce pleine de brouillard. De temps en temps, un infirmier à l’allure militaire surgissait, repoussant devant lui des tourbillons de brume à la consistance de coton pale, renouvelait mes pansements, m’enduisait de liquides antiseptiques, garnissait les potences de poches pleines de liquides, les uns translucides, les autres orangés.

Un jour, on m’a ligoté sur un brancard et enfourné dans un véhicule qui a roulé à travers la brume jusqu’à un endroit qui ne peut être qu’ici.

Fin de mon histoire.


(À suivre)

La Machine À Brouillard, par Tito Desforges, éditions Taurnada, 213 pages en version papier, 9,99 €, est disponible autant dans les librairies réelles que celles en ligne.

 

Laisser un commentaire