Scénario de film d’aventures par Thierry Poncet adapté du roman du même : Le Secret Des Monts Rouges, paru aux éditions Taurnada.
EXT Jour, Mékong
Soleil levant.
L’étrave de la péniche fend le flot épais et jaune comme un soc de charrue une terre argileuse.
La caméra monte jusqu’au nom du navire : La Marie-Barjo.
Banc titre :
Partir !
Rien n’a jamais éveillé en moi une joie plus complète que ces instants où le convoi s’arrache aux sables…
L’avion décolle…
Le bateau appareille pour cet unique but : l’inconnu.
INT Jour, timonerie
Haig est à la barre. Un lecteur de cds dans un coin diffuse de la musique classique qu’on entend faiblement derrière le grondement sourd et régulier du moteur.
À la trappe qui mène au carré en dessous apparaît la tête piercée d’anneaux et de clous de Bozo.
Il prend pied dans la timonerie, portant avec précautions deux quarts de café. Il en pose un devant Haig.
Bozo :
Ça coule ça roule, cap’taine Cool ?
Haig :
Ça roule.
Bozo boit une lampée de café, soupire de satisfaction, pose son quart et sort d’une poche de son treillis un sachet plastique empli d’herbe. Il entreprend de rouler un stick d’herbe pure. C’est un geste sans ostentation, banal, comme s’il se roulait une cigarette de tabac.
Bozo :
C’est trop barjo de chez barjo, cette histoire d’Espagnol, hein ? Putain, comment il avait la gorge tranchée, le gusse ! Trop la boucherie !… Remarque, les flics nous ont pas trop cassé les couilles.
Haig :
Tant mieux. Il reste quarante de jours de pluie, à tout casser. Après, la Lon Stung ne sera plus navigable. Trop basse. À trois semaines l’aller et retour, si je veux faire encore un voyage après celui-là, j’ai intérêt à me grouiller. Et je veux faire un autre voyage.
Bozo :
Quand ça tue c’est k’sa pue ! Pas vrai, Cap’taine Cru ?
Haig :
C’est sûr : ça pue.
Bozo, joint allumé au coin de la bouche, va se planter devant le lecteur de cds. Il stoppe la musique classique et choisit dans les cds qui traînent un vieil album des Rolling Stones.
Bozo :
Je me demande pourquoi il voulait aller aux Monts Rouges, le mec ? (il imite l’accent du mort) : « Tou m’emmènes les Monts Rouzes, yé té fais millionnaire ! ». Qu’est-ce qu’il bavait, ce pauvre type ?
Haig :
Aucune idée.
Bozo :
Mauvais sort, l’est tout mort ! Tu viens pas, tu montes pas, l’a dit ça, Cap’taine Comm’ça !…
Bozo envoie la musique : I Can’t Get Know Satisfaction. Il se lance dans une imitation dansée de Mick Jagger, à la façon du jeune Black (Laurence Fishburne) dans Apocalypse Now. Alors que ses pas l’ont amené près de Haig, il lui passe le stick.
Bozo (frappant en mesure dans ses mains) :
Yeah. Apocalypse Now !
Haig tire une taffe et rigole.
EXT Jour, fleuve
Musique. I Can’t Get Know. Plans courts.
Une rangée de cabanes sur pilotis le long de la berge. Un peu en arrière, à l’intérieur des terres, on distingue les ruines d’une église catholique. Les baraques sont précédés d’un wharf grossier sur laquelle grouille une foule affairée autour de tas de poissons. des enfants courent en hélant et saluant la Marie-Barjo.
La péniche dépasse la pirogue d’un pêcheur au carrelet au milieu du fleuve. C’est la femme qui pilote l’esquif au moyen d’une unique rame à l’arrière, servant à la fois de godille et de gouvernail. Le sillage de la Marie-Barjo secoue durement la pirogue.
La Marie navigue de concert avec un grand bateau de bois à plusieurs étages peint de couleur vives qui transporte des montagnes de marchandises et une foule de passagers.
EXT Jour, fleuve, vue aérienne (drone)
La caméra s’élève, montrant la Marie-Barjo creusant lourdement sa route, cale et pont couverts de marchandise, le fleuve large et jaune, la forêt et les bananeraies des rivages, la campagne aux alentours, semée de petits villages dont émergent les silhouettes graciles des pagodes.
Noir écran
EXT Jour, pont de la Marie-Barjo
La pluie de mousson a repris. Ciel gris. Eau du fleuve crépitante sous l’averse.
À l’avant, Kim, en poncho de plastique, se débat avec une bâche qui recouvre un amas de marchandises.
Penché au hublot de la timonerie, Haig le hèle.
INT Jour, timonerie
Kim entre, le poncho dégoulinant.
Haig (à la barre) :
Laisse un peu tomber. repose-toi. J’ai besoin que tu sois en forme pour ce qui va suivre.
Kim sort de dessous son poncho un porte-bloc.
Kim :
je voulais simplement vérifier un truc dans les pièces…
Haig :
Ça presse pas. Tu auras tout le temps à Sato-Do. Pour le moment, relaxe-toi. C’est un ordre.
Kim :
Juste un truc à compter. Cet enfoiré de N’Troc. Je suis sûr qu’il nous a encore enflé. Les pièces en vrac, c’est trop facile de tricher sur le nombre…
Haig :
Lai-sse-tom-ber !
GP sur le visage de Kim.
INT Jour, flash back, chambre d’infirmerie
Fondu enchaîné sur le visage de Kim posé sur un oreiller, couvert de pansement, de bleus et de contusions, résultats d’une sévère raclée.
Devant son lit, Haig et un Cambodgien en blouse blanche, stéthoscope autour du cou.
Haig :
T’es un écolo, il paraît ?
Kim (difficilement, les lèvres enflées) :
C’est les enculés des compagnies forestières. Je collai une affiche contre l’abattage clandestin des bois précieux. Ils me sont tombés dessus à cinq.
Haig (rigolant) :
Petit soldat, va ! Tout seul contre les compagnies forestières ? C’est les caïds, maintenant, dans la région. Ils filent du boulot et du pognon à tout le monde. Tu ne fais pas le poids. La preuve…
Kim (vexé) :
Il faut bien que quelqu’un fasse quelque chose !
Haig :
Oui. Moi. je leur vends, hmm… des tas de trucs. Principalement des tronçonneuses et de l’alcool.
Kim :
Tu es un complice ! Ils détruisent l’une des dernières forêts intactes du continent, ce sont des assassins des arbres, et toi, tu es à leur botte !
Haig (impassible) :
Non. Parce que je leur vends très cher. Très très cher. Trop cher. Et comme ils ne peuvent être ravitaillés que par rivière, ils sont obligés de passer par des mecs comme moi. On peut jouer les héros et se faire casser la gueule en attendant de se faire descendre si on insiste. Ou on peut les taper là où ça les emmerde : au pognon.
Kim :
C’est une façon de voir.
Haig :
Connaissant le bled, je parie qu’ils t’ont piqué ton pognon, aussi.
Kim :
8000 dollars !
Haig :
Ils n’ont pas perdu leur journée, les mecs !
Kim :
C’était l’argent d’une souscription réunie par mon association. Je n’ai plus rien. Je ne sais même pas comment rentrer.
Haig :
Si ça t’intéresses, j’aurais un job pour un mec qui sait à peu près compter.
Kim :
Ça mérite d’y penser…
Haig :
Oui, ben pense vite, mon coco. Mes offres sont à durée limitée.
EXT Nuit (crépuscule) village de Svay Teng
Un minuscule port enfoui dans une baie au creux d’une courbe du fleuve. L’eau y est salie par des nappes d’essence et des ordures. Trois grands « paquebots » de bois y sont ancrés, grouillants d’une vie obscure dont émergent des lumignons. Derrière, on distingue le maigre fouillis des baraques autour d’une place où des petits étals de marchands de soupe sont éclairés.
INT Nuit, timonerie
Haig, à la barre, baisse la manette des gaz. Le boucan du moteur se réduit. Haig actionne un interrupteur relié au plafond par un fil électrique, tous deux neufs. À l’extérieur, jaillie d’un projecteur, une puissante lumière jaillit, éclairant le décor. À bord du bateau ancré le plus proche, des gens accoudés au bastingage se protègent les yeux de la main ou de l’avant-bras. D’autres adressent de joyeux saluts.
EXT Nuit, baie de Svay Teng
La Marie Barjo se faufile entre deux « paquebots » et s’approche d’une cabane perchée sur un wharf de bambous de guingois sur l’eau sombre. Elle est peinte en bleu et un drapeau cambodgien pend à une hampe au-dessus de sa porte d’entrée. Au-dessus de celle-ci, des lettres khmères peintes en demi-cercle avec, en-dessous, en français : « Douanes de Svay Teng ».
Bang est apparu sur le pont, son chien maintenu par un bras, il tient dans l’autre main une amarre.
Trois types en uniforme sortent de la cabane en ajustant leurs casquettes militaires. Ils se protègent les yeux de la lumière du phare.
On entend le moteur s’arrêter tout à fait. La marie-Barjo court sur son erre et vient buter doucement contre le wharf, devant la cabane des douanes. Bang lance l’amarre à un des douaniers qui l’attrape.
Les deux autres montent à bord.
INT Nuit, carré de la Marie Barjo
Les douaniers entrent dans le carré. Le plus gradé est un tout petit homme dont la casquette d’amiral trop grande repose sur les oreilles.
Bozo est affalé sur une chaise, les pieds sur la table.
Bozo :
Salut les mecs !
Haig se laisse tomber de la timonerie.
Haig :
Messieurs !
Chef douaniers :
Bont’jour mont’sieur Hêg.
Haig lui tend la liste des marchandises, un imprimé rempli et signé. Le petit chef s’en empare, le parcours à peine des yeux et relève son regard sur Haig, l’air d’attendre quelque chose.
Haig (à Bozo) :
T’as préparé leur colis ?
Bozo laisse paresseusement ses pieds retomber à terre et se lève de sa chaise.
Bozo :
Tout est paré, Cap’taine Pressé !
Il apporte un colis empli de boîtes de conserves et de bouteilles qu’il pose sur la table. Le douanier y jette un œil, puis, même manège, regarde les deux hommes sans rien dire.
Bozo, sourire en coin, se saisit d’une pile de magazines qu’il pose à côté du carton de vivres. Le douanier, réjoui, fait rapidement l’inventaire des revues : Mayfair, Penthouse et Hustler, des magazines de charme avec des femmes nues en couverture.
Haig :
C’est bon, grand chef ?
Celui-ci pose l’imprimé officiel sur les revues et fourre le tout sous son bras.
Chef douaniers (rigolant de toutes ses dents) :
C’est très bon, mont’sieur Hêg, c’est très beaucoup bon !
D’un geste du menton, il fait signe à son subalterne qui s’empare aussitôt du colis de boîtes et de bouteilles. Tous les deux sortent du carré.
Restés seuls, Haig et Bozo se marrent.
Haig :
Trois revues de cul et on pourrait trimballer des chars d’assaut !… Bon, on trace, je voudrais être à Sato-Do avant l’aube.
Bozo :
Tu veux que e prenne la barre ?
Haig (s’étirant) :
C’est pas de refus !
(À suivre)