D’après Le Secret Des Monts Rouges, roman paru aux éditions Taurnada.
EXT Jour, port de Sato-Do
La cohue du débarquement des passages d’un « long boat » qui vient de s’amarrer au quai de bois. Grouillement de misère : haillons, uniformes militaires en lambeaux, maigres baluchons. Parmi cette foule composée en majorité d’hommes, on remarque Marisol.
Marisol : Éblouissante jeune femme. Une silhouette parfaite. Des longs cheveux noirs. Une peau bronzée couleur de miel. D’immenses yeux turquoise dont la clarté tranche sur le hâle du visage.
Elle est vêtue d’un jean, d’une chemise kaki et chaussée de bottes. Pleine d’une assurance que conforte un colt de cowboy à sa ceinture, elle se meut dans la masse, porteuse de sacs de cuir luxueux, dont une mallette de type attache-case.
Banc titre :
À Sato-Do se regroupaient les types qui partaient en forêt se faire embaucher comme bûcherons, attendant là qu’un sampan ou un bateau d’une compagnie forestière acceptent de les prendre à leur bord.
Moi, je n’en voulais pas.
Ces gars étaient des durs, survivants d’une guerre, sans attaches.
Les avoir à bord, au-dessus d’une cargaison de bouteilles n’était pas une bonne idée…
EXT Jour, rue de Sato-Do
Haig et Kim reviennent en flânant. Il fait sombre. Le tonnerre gronde au loin. Les petits boutiquiers rangent précipitamment leurs étals ou les protègent de bâches plastiques.
Plans courts sur de grosses gouttes de pluies qui s’écrasent sur la boue du sol, une feuille de bananiers, le toit du préau des candidats voyageurs, le pont d’un bateau…
Des cataractes de flotte lourde et dure comme de la grêle s’abattent. Les gens finissent de s’abriter. Des nuées d’enfants à poils joueurs accourent pour danser sous l’averse.
Haig et Kim se pressent de monter à bord de la Marie-Barjo.
EXT Jour, Sato-Do, mousson
On se retrouve plongés dans une fausse nuit qu’illuminent des bouquets d’éclairs aveuglants, tandis que les déflagrations du tonnerre roulent en continu. Les palmiers se tordent sous les bourrasques contraires. Le fleuve est agité d’une houle aux profonds creux d’ombre. Sa surface est striée de toutes parts de larges bandes d’écume grise. Les sampans amarrés le long du quai se cognent les uns contre les autres. La Marie-Barjo, elle, stabilisée par le poids de sa cargaison, se contente d’osciller lentement de droite à gauche.
INT Jour, carré de la Marie-Barjo
Haig, Kim et Bozo attablés devant des bières, moroses. Luminosité grise. En fond, un air de Tom Waits que recouvre le fracas de la pluie battante sur la tôle.
Haig nettoie pensivement une arme. Bozo est occupé à ranger dans une sacoche publicitaire des boîtes de pellicules photos.
Kim :
N’empêche, ton mec, c’est un ancien Khmer rouge.
Bozo (agacé) :
Ils l’ont forcé.
Kim :
Qu’il dit. C’est quand même lui qui a tiré le portrait de tous les prisonniers du camp de la mort. Tu les a bien regardées, les photos, à Phnom Penh ?
Bozo :
Ils l’ont obligé, je te dis ! Il leur fallait un photographe, c’était quasiment le seul à l’époque. Tu as vu comment ils l’ont arrangé ?
Kim :
Là encore, c’est ce qu’il raconte. Moi je te parie qu’il était avec eux et qu’il a fini par déconner à leurs yeux. C’est là qu’ils l’ont amoché, pas avant !
Haig (lassé d’une controverse qu’on comprend sans fin) :
Eh, vous n’allez pas continuer à vous prendre la tête. Choeng Sam a fait comme tout le monde : il s’est démerdé pour survivre. Les Rouges lui ont ordonné de prendre des photos, il a pris des photos. Les fachos auraient gagné, ils aurait pris des photos pour les fachos.
Kim :
Il pouvait refuser.
Bozo (ricanant) :
Ouais, j’aurais voulu t’y voir, toi !
Haig :
Là, Bozo a raison, vieux. C’est compliqué, une guerre civile. Les mecs se sont retrouvés dans des situations pas possibles. Tu sais comment ça a été avec les Rouges : t’obéis ou t’es mort.
Kim (buté) :
On a toujours le choix.
Bozo :
Fastoche, Kim la caboche ! Ta famille s’est barrée, tu peux causer à l’aise…
Kim (outré) :
Facile ? Trois ans dans les camps de la frontière ! Tu appelles ça fastoche ?
Haig :
Putain, arrêtez.
Kim :
En plus, je sais pourquoi tu lui apportes des pellicules.
Bozo :
Ah ouais ?
Kim :
Ouais ! C’est pas par amour de la photo, c’est sûr !
Il mime le geste d’aspirer par une longue pipe et roule des yeux envapés. Bozo hausse les épaules sans répondre et continue d’enfourner des boîtes de pellicules dans le sac.
Kim :
En plus, elles sont chiantes, ses photos ! Elles feraient bailler un congrès du parti communiste. Pas vrai, Haig ?
Haig :
Ça… Le mec a pris trop de coups dans la tête. S’il a eu un jour du talent, y a longtemps que c’est fini.. Ou bien il a photographié trop d’horreurs. Il ne veut plus voir dans son objectif que des trucs jolis, genre inoffensifs…
EXT jour, crépuscule, rues de Sato Do
La pluie diluvienne s’est transformée en bruine. Des grondements du tonnerre continuent de parvenir de loin. Haig et Bozo, porteur du sac de pellicules, pataugent dans la rue transformée en bourbier.
Plan séquence.
Ils traversent l’esplanade du marché. Sous la halle, les lampes à pétrole des échoppes sont allumées. Certains des commerçants possèdent des néons à piles à la lumière blanche éblouissante. D’autres se contentent de lampes à pétrôle à la flamme jaune ou demaigres bougies. Les clients du soir recouverts de ponchos de plastique commencent à se presser autour des étals.
Haig et Kim passent devant une meute d’enfants à poils qui ont organisé un duel de glissades dans la boue, et aussi, apparemment, un concours à celui qui braillerait le plus fort.
Une bande de coolies qui déchargent une remorque, pataugeant dans la gadoue, rigolent de la dégaine de Bozo, avec sa crête d’iroquois et ses tatouages.
EXT Nuit, rue, devant la baraque de Choeng Sam
Une cabane de planches au toit de tôles rouillées, si penchée sur ses pilotis qu’on se demande comment elle ne tombe pas. A côté, un petit massif de bananiers aux larges feuilles luisantes de pluie. Devant, une mauvaise clôture de bambous et de bouts de barbelés. Clouée à un poteau, une pancarte montre un appareil photo et un couple de mariés grossièrement peints à la main.
Bozo :
Sam ! C’est moi Bozo ! C’est moi moyen apporter pelloches !
La loque incolore qui sert de tenture à la porte remue et une forme étrange se coule sur le seuil, comme une ombre de crabe géant dans la semi obscurité.
Sam :
Bozo ? Hi, hi !… Haig aussi ? Hi, hi, toi porter pellosses ?
Bozo:
Ouais, c’est nous.
Sam :
Hi, hi, vous moyen monter vite…
Choeng Sam : Un Quasimodo d’orient. Une espèce de nabot bossu et tordu de partout, la tête bloquée en position penchée sur l’épaule, la face affreusement déformée par des cicatrices en bourrelets. Il se déplace de travers, s’appuyant de tout son poids sur une béquille forgée dans une barre à mine, traînant derrière lui sa jambe gauche raide, d’une maigreur d’os, terminée par un moignon de pied.
Il s’efface sur le côté, maintenant la tenture ouverte.
Sam :
Hi, hi, moi content. Vous c’est moyen entrer ma maison…
INT Nuit, cabane de Choeng Sam
Le logis consiste en une pièce unique et sans fenêtre. La seule lumière provient d’une petite lampe au verre jaune brûlant à côté d’une natte en travers de laquelle repose une longue pipe à opium.
Bozo inspire avec délice.
Bozo :
Ah putain, l’opium !
Dans cette pauvre lumière, c’est à peine si on distingue, accrochées à tous les murs, des dizaines de photographies encadrées et, dans un coin, la silhouette massive d’un agrandisseur photo de fabrication soviétique.
Choeng Sam s’est traîné jusqu’à la natte et s’y est laissé tomber. Bozo s’accroupit en face de lui et lui tend le sac.
Bozo :
Bon alors, y a moyen faire le deal ?
Sam sort du sac une poignée de pellicules.
Sam :
Ouh ! Ektachrome, très bien… 400 asas… Toi c’est connaître…
Bozo :
J’me fous pas du monde, l’immonde !
Le gnome attire à lui une boite ronde de bois verni, en tire un sachet de plastique empli de matière brune qu’il tend à Bozo. Celui-ci l’examine.
Bozo :
Salopard !
Sam :
Hi, hi… Pelosses c’est bon… Merci thank you Bozo, hi, hi…
Bozo :
Radin ! Voleur !
Sam :
Hi, hi… Opium c’est augmente plus cher tous les jours.
Bozo :
À chaque fois c’est le même truc, trouduc ! Je suis sympa avec toi et toi tu m’arnaques, tête à claques !
Sam :
Hi, hi, si Bozo pas content lui c’est moyen refuser…
Bozo :
C’est ça, fous toi de moi !
Ayant décollé le plastique de la pâte brune, en répétant l’opération plusieurs fois, d’une façon que reconnaîtront tous ceux qui ont déjà fréquenté le poison du rêve, Bozo s’empare de la pipe de Sam, d’une longue aiguille et entreprend de ramollir une boulette au-dessus de la flamme de la veilleuse.
Sam referme sa boite à opium et pousse vers Haig une cagette emplie de tirages en noir et blanc.
Sam :
Haig c’est moyen regarder photos de Sam ?
Haig (peu enthousiaste) :
Ben voyons. Je suis spécialiste de la photo, c’est bien connu.
Sam :
Haig moyen regarder.
Soupirant, Haig fait défiler les photos de l’index.
Plan sur les photos. Des buffles. Des enfants. Des enfants et des buffles. Des enfants et des buffles devant le fleuve… Un défilé d’images sans intérêt.
Bozo (ironique) :
C’est bien l’expo, cap’taine Photo ?
Haig (maugréant) :
C’est… bucolique. Comme d’hab’.
Haig se fige soudain. Il sort une photo du lot et se penche sur la lampe pour l’examiner en détail.
Plan sur la photo : on voit une allée sous la halle du marché, avec des murailles de boites de conserves empilées et la foule des acheteurs à une heure d’affluence. Un homme est de dos, semblant fendre la cohue. Dans cette masse de petites gens, il fait figure de géant, dépassant tout le monde de deux bonnes têtes, écrasant les autres de la largeur de ses épaules.
Subjectif Haig : la caméra se rapproche de la photo et se fixe sur le personnage.
Un colosse.
Il porte une veste d’allure militaire. Ses cheveux longs sont réunis en une épaisse tresse qui pend au milieu de son vaste dos.
Haig :
Sam, qui c’est, ce bonhomme sur le marché ?
Le petit monstre s’approche, se traînant sur le parquet, tirant sa jambe tordue derrière lui. Par l’ouverture de sa chemise en loques apparaît son torse jaune, creux, aux côtes douloureusement apparentes. Il se penche sur la photo, relève les deux petites pointes de ses yeux fous sur Haig.
Sam :
Ça, c’est… homme.
Haig :
Tu sais qui c’est ? Un Cambodgien ? Un étranger ?
Sam (qui a visiblement envie de parler d’autre chose) :
Non, non, non, Sam pas moyen savoir… Sam prend photo et après partir vite vite.
Haig :
Partir ? Pourquoi tu es parti ?
Choeng Sam reste silencieux un moment, la bouche agitée de tremblements.
Sam (dans un souffle) :
Sam c’est moyen peur.
Haig :
Tu as eu peur ?
Sam :
Oui, Motzieur Hêg, Sam très peur…
(À suivre)