D’après Le Secret Des Monts Rouges, roman paru aux éditions Taurnada.
INT Jour, carré de la Marie Barjo
Des hublots brisés, des éclats de verre hâtivement repoussés dans les coins, le brasero de terre cuite gisant en deux parties, des griffures de balles sur les cloisons : la salle porte les cicatrices de l’embuscade.
Haig et Marisol boivent des bières.
Marisol :
Un hôtel au milieu de nulle -part ? Loco, no ? Il est fou, ton Chinois…
Haig :
Mais non. On n’est pas au milieu de nulle-part. Du moins, on y est plus, au trou du cul du monde…
Il fouille dans le bordel qui encombre la table et en extrait une carte mal repliée.
Haig :
Tiens, regarde la carte. Ça ne se voit pas parce qu’on est encore en jungle, mais en fait on est quasiment à la civilisation.
GP sur la carte. De la pointe d’un crayon, Haig démontre son propos.
Haig (voix off) :
On vient de là, l’embouchure du Mékong. On a remonté toute la rivière. Les compagnies forestières se sont installées dans des coins uniquement accessibles par la flotte. C’est même la base de notre commerce. Mais à présent, on arrive là…
Le crayon désigne la tache d’un petit lac et, relativement proche, une agglomération.
Haig (voix off) :
Banlung, une petite ville pas loin du Vietnam. Au bord du lac – au pied des Monts Rouges, donc – il y avait avant une base militaire française qui était reliée par route à Banlung. Il n’y a en fait que quarante kilomètres entre les deux. La route existe toujours. Elle est en mauvais état, mais elle peut-être rénovée en une saison. Ce sera fait d’ici maximum deux ans. L’année qui vient, même, peut-être.
Marisol :
Une route par ici ? On a du mal à le croire…
Haig :
Et pourtant… Ce qui veut dire que dans quelques temps, Poun aura installé pour une bouchée de pain un hôtel dans un endroit idyllique. Les touristes vont y aller par cars entiers. Non, il n’est pas fou, mon Chinois. Et il est encore moins idiot…
EXT Jour, paysage
Au pied du double tronc de cône touffu des Monts Rouges, le cercle presque parfait d’un lac d’eau sombre, paisible et lisse comme un fond de cratère.
Au nord, accolés aux premières pentes, on distingue encore les murs de ciment recouverts par la végétation de deux anciens bâtiments et le rond crevé d’une piste d’atterrissage d’hélicoptère, restes d’une défunte base militaire.
Non loin de ces ruines s’éparpillent une vingtaine de paillotes, hameau d’un petit peuple de pêcheurs et chasseurs primitifs dont les pirogues sont tirées au sec d’une bande d’argile.
Enfin, sur la berge ouest, s’élève un hôtel de construction récente. Une longue maison de bois entourée d’un balcon continu, fine, à l’élégance de pagode. A son flanc vrombit un énorme générateur. Au sommet de son lourd toit de chaume s’arrondit la grande assiette blanche d’une parabole de télévision.
En face, il y a un débarcadère auquel sont amarrés quelques sampans.
EXT Jour, lac
La Marie-Barjo quitte la rivière et pénètre dans le lac. La caméra la détaille. Fourbue, la péniche. Les hublots crevés. La coque mouchetée d’impacts de balles.
Elle vient lentement se ranger le long du débarcadère, saluée par des marmots et des femmes qui lavent du linge.
Bang saute sur le quai, amarre en main.
INT Jour, timonerie
Haig est à la barre, flanqué de Marisol.
Haig :
Voilà, señora : fin du voyage.
Il s’accoude à la barre et désigne le bâtiment flambant neuf.
Haig :
L’hôtel de Poun. C’est sûrement là qu’on va trouver tes deux gusses…
INT Jour, hôtel de Poun
La salle de bar occupe le rez-de-chaussée. Moderne, la salle. Du plastique. Des tables de formica. Des chaises pliantes en alu. Sur un grand écran de télé au-dessus du comptoir défilent les images d’un film de kung-fu.
Haig traversa la salle et gagne le comptoir. Derrière celui-ci se trouve Poun qui le salue d’une main, l’autre étant occupée par une sorte de saucisse crue de chair rouge à moitié dévorée.
Poun (wolof sous-titré) :
Nanga def, Haig (Ça va, Haig) ?
Haig (idem) :
Firek. Naka affer (Je suis là, comment vont les affaires) ?
Poun :
Mingi dox (Ça va) !
Banc-titre :
On se saluait en wolof.
Les phrases de salutations traditionnelles en cours au Sénégal et dans une bonne partie de l’Afrique de l’ouest.
J’y avais souvent traîné mes savates et Poun y avait tenu des supermarchés pendant plusieurs années.
INT Jour, salle de bar
Poun s’approche d’un pas maladroit d’obèse. Un petit homme rond comme une barrique, à la chair très blanche, molle, dont les bourrelets s’agitent indéfiniment au moindre de ses gestes. Avec son cheveu rare et fin et sa petite bouche très rouge, le plus souvent luisante de graisse, il fait penser à un nourrisson géant.
Poun (continuant à mâcher) :
Miam, miam… Tu as eu des ennuis, il paraît ?
Haig :
Les nouvelles vont vite.
Poun :
Les piroguiers parlent tout le temps, miam, miam… Ils n’ont que ça à foutre, miam…
Haig :
La cargaison a souffert. Je n’ai plus grand-chose pour toi.
Poun hausse les épaules, ce qui déclenche plusieurs vagues de graisse sous son immense polo. Il enfourne son dernier bout de saucisse et porte ses doigts graisseux à sa poche de poitrine.
Poun :
Je me débrouillerai, miam, miam… Tiens, je t’ai préparé une liste pour la prochaine fois.
Il tend à Haig un papier maculé de tâches de gras. Celui-ci le repousse.
Haig :
Il n’y aura pas de prochaine fois, Poun, j’arrête le commerce.
Poun dévisage un court moment Haig de ses minuscules yeux noirs, puis hausse les épaules, déclenchant de nouvelles vagues de chairs molles, et range sans commentaire la liste dans sa poche.
Il repasse derrière son comptoir, décapsule une bière qu’il fait glisser vers Haig et s’empare d’une saucisse neuve.
Poun :
J’ai des… miam… compatriotes à toi, en ce moment… miam… deux Français.
Haig :
J’ai entendu dire.
Poun :
Miam… Tiens, justement, les voilà !
INT Jour, hôtel
Deux hommes descendent l’escalier qui mène aux chambres. Deux vieillards en treillis militaire. Un grand maigre et un petit costaud. Ils ont les cheveux pareillement blancs et ras, à la militaire.
Ils se plantent au bar. Poun pose devant eux une bouteille de Cognac et deux boites de soda.
INT Jour, bar
Haig lève sa bière dans la direction des nouveaux arrivants.
Haig :
Messieurs.
Un double grognement lui répond. Le plus petit des deux hommes le regarde d’une manière ouvertement hostile. La caméra explore rapidement ses petits yeux sombres comme des grains de raisin sec, son teint jauni par des problèmes de foie et de larges taches de sueur aux aisselles.
Fondu sur :
INT Nuit, Marie-Barjo, cabine de Marisol
Le visage du petit homme sur un portrait d’identité épinglé sur la première page d’un dossier que Marisol tend à Haig, assis à côté d’elle sur sa couchette. À leurs pieds, ouverte, la précieuse serviette de cuir jaune de Marisol.
Haig (voix off, récitant) :
Pierre Bosset, dit Pierrot. Indochine, puis Afrique noire, puis Venezuela et Paraguay. Contrebande. Vols. Braquages. Trafic d’ivoire. Racket. Recherché par des trafiquants de Paraguay-city. Recherché par les polices de plusieurs pays. Assassin, en plus.
INT Jour, bar de l’hôtel
Haig (jouant l’amabilité enjouée) :
Alors comme ça il paraît que vous allez escalader les Monts Rouges ?
Pierrot (aboyant) :
Ça te regarde ?
L’autre, le grand, montre un peu plus de civilité.
Le grand :
Du calme, Pierrot. (à Haig) Vous connaissez, là-haut ?
GP sur lui. Les coins de sa bouche sont tirés vers le bas dans une perpétuelle grimace d’aigreur et de mépris. Il a un long nez de fouine qui jaillit entre deux yeux humides et des pommettes fortement couperosées, mauves, les pommettes, couleur beaujolais.
Fondu sur :
INT Nuit, cabine de Marisol
Plan sur le dossier.
Haig (voix off, récitant) :
Roger Vallard, surnommé Valentin. Indochine, Afrique noire, etc… Vols. Faux et usages de faux. Chantages. Abus de confiance… Et assassinats.
INT Jour, bar de l’hôtel
Haig (hochant la tête) :
Ouais, j’y suis monté avec un copain. On est allés jusqu’au bunker japonais…
Pierrot exaspéré fait claquer son verre sur le comptoir.
Pierrot (beuglant) :
Qu’est-ce que tu veux que ça nous foute ?
Valentin (conciliant) :
Allons, allons… C’est à vous, la péniche ?
Haig :
Oui.
Valentin :
Vous avez morflé, on dirait…
Haig :
Ouais. On a été attaqué par une section de déserteurs Khmers Rouges. Un de mes gars y est resté. Il y a un truc bizarre, c’est qu’ils nous ont tiré dessus sans rabioter sur les balles. Ils nous envoyé six bons mois de munitions.
Pierrot (toujours aussi hargneux) :
Six mois, hein ?
Haig :
Ouais. Et puis il y avait un truc encore plus bizarre…
Pierrot :
Encore plus bizarre, hein ?
Haig :
Le chef de ces mecs, il avait un grand couteau à la ceinture. Comme qui dirait un poignard, comme ceux des Indiens d’Amérique.
Il porte la main à sa bouche et imite le chant indien, comme le font les enfants.
Haig :
Wou, wou, wou, wou !…
GPs sur les visages des deux affreux, visiblement apeurés. Puis Pierrot bondit de son tabouret, ulcéré, index pointé sur le visage de Haig.
Pierrot :
Ta gueule ! Me fais pas chier !
Haig (faussement conciliant):
Okay, okay. Je vois que vous n’aimez pas les histoires d’Indiens…
(A suivre)