D’après Le Secret Des Monts Rouges, roman paru aux éditions Taurnada.
INT Jour, timonerie de la Marie-Barjo
Haig est à la barre. Plantée à côté de lui, Marisol dévore des yeux le spectacle.
Marisol (émerveillée) :
C’est magique !
Haig :
C’est magique.
EXT Jour, paysage, depuis la Marie-Barjo
La rivière dessine une large courbe dont l’eau calme semble celle d’un étang. Ce presque lac parsemé de grappes de lotus en fleurs s’étend au pied d’une colline aux formes douces. Sur les pentes, émergeant de la végétation, s’élèvent des bâtiments à différents stades de rénovation.
Le principal est une pagode blanche aux toits multiples imbriqués les uns sur les autres recouverts de tuiles rouges et jaunes flambant neuves. Chacun de leurs angles est prolongé d’une flèche serpentine dardée vers le ciel.
Au sommet de la colline trône une immense statue du Bouddha en ciment gris. En rénovation, lui aussi, entouré de frêles échafaudages en bambous.
INT Jour, timonerie
Marisol :
Mon dieu, il est énorme ! Combien de tonnes de ciment il a fallu pour construire un machin pareil ?
Haig :
Beaucoup. Et c’est tant mieux parce que c’est moi qui le livre, le ciment.
EXT Jour, paysage
De la rive monte une large allée herbeuse, d’un vert de gazon anglais. Face à elle, une passerelle de bambous, gracile, les pieds dans l’eau, constitue le seul embarcadère.
La marie-Barjo s’en approche. Le ronflement de son moteur rend plus présent le silence qui règne en ce lieu.
Une bande de moines en toges orange et de vieillards aux crânes rasés en tunique blanche et pantalons noirs émerge du sous-bois en criant, adressant à la péniche des signes véhéments.
EXT Jour, allée, passerelle
Plans sur les visages des vieillards, masques de rides aux bouches vides ouvertes sur leurs cris. L’air effaré, ils courent avec les difficultés dues à l’usure de leurs articulations mais y mettent toutes leurs forces.
Ceux qui ont atteint la passerelle dansent sur place, comme pris de folie.
INT Jour, timonerie
Haig (sombre) :
Bordel de dieu, qu’est-ce qui se passe, encore ?
Marisol :
Il y a un problème ?
Haig :
Dans cette pagode il n’y a que des moines et des vieillards à bout de course. Ils sont là parce qu’ils sont avides de paix et de méditation. Pas le genre à s’affoler ni à se lancer dans des danses de saint gui.
Bang apparaît à l’écoutille.
Bang (secouant sa grosse tête laineuse) :
No good, Haig. Eux vieux c’est pas moyen crier.
EXT Jour, passerelle
Bang bondit à quai, amarre à la main. Haig s’apprête à débarquer. Devant lui, sur la passerelle, les vieux et les bonzes piaillent tous à la fois, dans un brouhaha de basse-cour.
Moines :
Eh !… Eh !… Problème !
Haig saute à son tour. Il se retrouve devant un vieillard long et maigre, à la tête recouverte d’un duvet blanc très ras, aux pommettes si pointues qu’elles semblent vouloir crever la peau de cuivre.
Haig :
Et ben, papy, qu’est-ce qui se passe ?
Vieillard :
Oh, moutssiou Hêg, bonjour excusez-miou, oh…
D’autres accourent, tous plus usés et claudicants les uns que les autres, comme un troupeau de canards affolés.
Moines :
Bozour, bozour, Haig…
Haig (râlant) :
Bonjour, oui, bonjour… Mais qu’est-ce qui se passe, hein, mean hey ?
Le premier, le grand maigre, lui prend l’avant-bras.
Vieillard (balbutiant) :
Moutssiou Hêg, il y a des morts !
Les premières gouttes d’une nouvelle averse s’abattent sur la nappe d’eau, crépitant à la surface, la troublant en des cercles qui font danser les lotus. Le ciel gronde comme un chien qu’on réveille.
CUT
INT Jour, hangar
Une structure neuve de piliers de bois et de murs de planches surmontés d’un toit de tôles. Au centre, des grandes tables rassemblées côte à côte. Sur les tables, cinq corps. Trois grands. Un petit. Un minuscule.
La caméra s’approche. On distingue une vieille femme, un couple, un jeune gars et une petite fille. Les chairs sont livides, couleur de cendre. Les ventres gonflés. Les visages aussi – au moins pour ceux qui ont encore leur tête.
La caméra s’attarde sur les plaies. Le jeune a été éviscéré. L’homme adulte émasculé.
Des flaques brunes de sang séché maculent les cuisses des trois membres féminins de cette triste troupe. La plus petite forme, celle de la gamine, n’a plus de tête.
La caméra s’approche encore et montre sur chacun des cadavres plusieurs petites blessures rondes. Comme des coups de poinçons. Nets. Noirs. Profonds dans les chairs grises.
Plusieurs bottes d’encens brûlent sur un autel de fortune dressé à côté des dépouilles.
GP sur Haig qui reste figé de longues secondes, plongé dans d’amères réflexions, absent.
Banc-titre :
Il y avait autre chose que de la tristesse et de la puanteur qui suintait de ces morts.
Ça venait de leurs plaies. Des traces qu’ils portaient. Des actes qu’on avait commis sur eux.
Si l’auteur de ce massacre avait voulu réaliser un tableau d’horreur, il fallait reconnaître que ce fils de pute était un artiste.
INT Jour, hangar
Haig s’ébroue, recule et s’allume un cigarillo.
Haig (murmurant pour lui-même) :
Qu’est-ce qui se passe ? Bon dieu, mais qu’est-ce qui se passe ?
Il sort.
EXT jour, place
Une place de terre nue légèrement inclinée, bordée d’un côté par la pagode, de l’autre par un long préau. L’averse bat son plein. Des ruisseaux se sont formés à travers la place.
Environ deux cents vieux et vieilles, sont agglutinés sous le préau. Tous ont les cheveux ras. Tous sont vêtus des mêmes hardes, tuniques blanches et larges pantalons noirs. Tous se ressemblent : réseaux de rides figées, lèvres scellées, petits yeux vides au fond de leurs crevasses. Tous arborent la même expression : ils ont la trouille.
Un petit groupe plus animé se bouscule autour de Bozo et Marisol. Une petite bonne femme ronde comme un tonneau s’est prise d’affection pour Marisol. Elle lui serre le bras, l’amène à se pencher sur elle et lui parle gravement, dans un excellent français.
Vieille :
Les hommes de ce pays sont devenus fous, mademoiselle. Oh oui, il y a trente ans que nous sommes frappés de démence. Oh oui, la folie de la cruauté, mademoiselle. On croyait que c’était fini. Oh non, la folie de la cruauté ne disparaît pas. Oh oui, c’est la démence qui est revenue…
Autour d’elle, d’autres vieillards approuvent tristement.
Banc-titre :
Ces gens n’avaient pas peur de la mort. Tous ceux qui étaient réfugiés ici avaient traversé les pires des drames.
Ce n’était pas la mort qui les bouleversait, mais cette cruauté, cette mise en scène de la violence, cette évidente folie meurtrière, qui leur rappelaient des scènes qu’ils auraient aimé oublier.
Vieille :
Oh oui, la folie de la cruauté est une maladie qui ne se soigne jamais, mademoiselle…
EXT Jour, place
À l’approche de Haig, Bozo lève les yeux sur lui. Il a de nouveau sa face des mauvais jours.
Bozo :
Alors ?
Haig :
Alors c’est dégueulasse. Cinq morts, dont deux gosses.
Bozo :
Assassinés ?
Haig :
Oui. Et torturés. Et violés.
Bozo pousse une sorte de gémissement et esquisse un pas vers le bâtiment. Haig le retient par le bras.
Haig :
Pas la peine, vieux. Pas de raison que tu t’imposes ça. Écoute… Il y a un corps de petite fille. Une gamine. Et elle n’a plus de tête.
Bozo fait la grimace, se frotte le visage des deux mains.
Haig :
En plus, les corps sont criblés de drôles de trous. On dirait des blessures par flèches. A croire qu’un tireur à l’arc s’est amusé à leur tirer dessus.
Bozo se détourne et crache par terre.
GP sur Marisol, toujours aux prises avec la vieille femme. Elle tique visiblement en entendant la description des blessures.
GP sur Haig : il a surpris l’expression de Marisol.
Haig (à Bozo) :
Retourne au bateau. Emmène cinq ou six vieux avec toi et commencez à décharger les marchandises pour ici. Je sais qu’il y a du ciment, de la bouffe et puis d’autres trucs. Demande à Kim. En même temps, tu lui dis de venir me rejoindre et d’apporter les factures avec lui. On va monter voir le Vénérable et on se cassera tout de suite après…
Bozo pousse un énorme soupir, jette un regard désolé à la porte du bâtiment et hoche la tête.
Bozo :
D’accord.
EXT jour, place
Alors que Bozo s’éloigne, Haig prend Marisol par le bras et l’attire à l’écart.
Haig :
Tu vas me dire ce qui se passe, Marisol ?
Elle le dévisage, l’air de ne pas comprendre sa question. Un vrai visage de l’innocence aux grands yeux turquoise étonnés.
Marisol :
Yé… Yé né comprends pas…
Haig (brutal) :
Qu’est-ce que tu sais de gens qui coupent les têtes et qui tirent à l’arc ?
Marisol recule d’un bond, échappant à la poigne de Haig. Elle secoue la tête, l’air offusqué.
Marisol :
Pourquoi tu me demandes ça ? Tu es cinglé ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je ne sais rien ! Nada !
Haig :
Si, tu sais quelque chose. C’est quoi, bordel ?
Marisol (criant) :
Nada !
Haig la considère un moment en silence puis il soupire :
Haig:
Tu ne pourras pas mentir tout le temps, Marisol.
(A suivre)