D’après Le Secret Des Monts Rouges, roman paru aux éditions Taurnada.
EXT Jour, rivière
Comme précédemment, la proue de la Marie-Barjo avance au travers d’un décor de jungle féerique. Cependant, on devine par-dessus le grondement du moteur le brouhaha d’une activité forcenée : chocs, rugissements de moteurs et de tronçonneuses, sifflements de scies, musiques discos aux basses martelées.
Bang, accroupi à la proue, monumental, cajole son affreux petit chien jaune, comme pour le rassurer à l’approche d’un danger.
La péniche s’engage dans une courbe. Les bruits s’intensifient.
La courbe donne sur une très vaste baie, un véritable lac couché au pied de deux collines jumelles. Face à la berge s’étendent un chapelet d’îlots. Le tout est entièrement de boue nue, la lisière des arbres repoussée très au loin. Deux collines de boue qui surplombent une immense nappe de boue parsemée d’îles de boue.
EXT Jour, baie
Il règne là-dessus une activité de fourmilière sous amphétamines. Partout où on porte le regard, des troupeaux d’hommes et des cohortes d’engins s’activent : sur les pentes des collines, striées de chemins et de passerelles, autour d’ateliers et d’entrepôts, aux alentours des tas d’innombrables entassements de grumes, où des nuées de pirogues organisent les trains de bois.
Le long d’un quai sont amarrés des gros chalands de métal semblable à celui que la Marie-Barjo a spectaculairement croisé quelques jours plus tôt, portant à leur poupe un drapeau vert et jaune frappé des quatre grandes lettres noires : MALT.
INT Jour, timonerie de la Marie-Barjo
Kim est la barre, flanqué de Haig et de Marisol. À l’arrière-plan, Bozo se livre à l’une de ses activités favorites : se rouler un cône.
Marisol (effarée) :
C’est immense !
Haig :
On est à la saison des pluies. À la saison sèche, le lac est cinq fois moins grand.
Marisol :
No, je veux dire, ce campement, c’est dingue. Loco !
Kim (sombre) :
La Malaysian Timber Compagny. La plus grande compagnie d’exploitation forestière sur la Lon Stung.
Haig (rigolard) :
C’est ses copains, à Kim.
Marisol :
Ay, c’est là que tu t’es fait agresser, no ?
Haig (encore plus rigolard) :
C’est là que les gardes ont failli le crever, oui !
Kim (encore plus sombre) :
C’est là.
EXT Jour, panoramiques, aériens
Un gigantesque amas de bicoques s’étend le long de la berge. Le bidonville lance des tentacules à l’assaut des collines, le long de chemins tortueux et impraticables. Il déborde sur les îlots, en cabanes juchées sur un inextricable réseau de planches, formant un véritable village lacustre sillonné par des ponts de cordes et cerné par des monceaux d’ordures.
Banc-titre :
Si La « Malaysian Timber« était la plus puissante compagnie d’exploitation forestière sur le cours de la Lon-Stung, le bidonville qui abritait ses bagnards était de loin le plus énorme.
Images. La caméra survole la zone. On remarque que cet immense bidonville se divise en deux quartiers distincts. Sur la berge et le long des pentes, les cabanes, tentes et ateliers des travailleurs. Sur les îles et le long des passerelles qui les relient entre elles, les bordels, entassement de bicoques chamarrés d’enseignes publicitaires et de pavillons multicolores devant lesquelles grouillent des régiments de filles.
Banc-titre :
Le camp de la Malt n’était pas seulement le plus gros campement forestier de la région, c’était aussi le plus gros boxon à bûcherons de la rivière.
INT Jour, timonerie
Haig (pointant une direction) :
Cap sur l’atelier de Sopak, on va s’amarrer chez lui.
Kim (acquiesçant) :
Direction chez les Khmers Rouges.
Marisol (étonnée) :
Khmers Rouges ?
Haig :
Sopak, c’est un ancien officier Khmer Rouge. Il a monté un atelier de mécanique ici, avec ses fils et d’anciens soldats à lui.
Marisol :
Mais… Como ?… Ce sont des vrais Khmers Rouges ? Des bourreaux ?
Haig :
Ça n’a rien d’extraordinaire, tu sais. Il y en a une tripotée, des types comme lui.
Marisol :
Ah si ?
Haig :
Quand les premiers observateurs des Nations-Unies se sont amenés dans le pays, ils sont allés les sphincters bien serrés dans les zones de guérilla, en croyant qu’ils allaient être décapités au moindre mot de travers. En fait, ils sont tombés sur des bonhommes occupés à survivre, devenus forestiers, agriculteurs ou artisans.
Marisol :
Je ne savais pas…
Haig :
Il reste quand même des irréductibles, des idéologues de base et des abrutis trop stupides pour faire autre chose que la guerre mais la plupart ont enterré depuis longtemps leurs fièvres de jeunesse. Ils font comme tout le monde : ils font pousser de la marmaille et assez de riz pour la nourrir.
Marisol :
C’est quand même un criminel, no ?
Haig :
Sais pas. ce que je sais, c’est que c’est mon meilleur client. Il me prend à chaque fois tout ce qui reste du stock de pièces mécaniques. Comme ça, il a de quoi faire des réparations et aussi en revendre à de ateliers plus petits. C’est un malin, quoi.
Bozo (allumant son joint ) :
C’est un autre grand copain de Kim, aussi.
Kim hausse les épaules, agacé. Marisol lui adresse un regard interrogatif. Il hausse de nouveau les épaules sans répondre.
Bozo (goguenard) :
Il a voulu jouer son malin. Il a branché Sopak sur son adhésion à la révolution prolétarienne. Comment il s’est fait couper le sifflet !
Nouveau coup d’œil interrogatif de Marisol.
Kim (cédant à regrets) :
Il m’a dit : « nous, on a été placés devant des choix. On a choisi. On a assumé toutes les conséquences. Toi, tu as grandi chez des bourgeois sans avoir faim un seul jour de ta vie. Alors ne parles pas de morale ».
Marisol :
Ay ay ay… Et alors, depuis ça ?
Kim :
Depuis ça, rien. Je lui ai présenté mes excuses et il les a acceptées.
Bozo (dansant sur place) :
T’as que des fans, ici ! Quand Kim est dans le coin, yeah, Kim il a que des copains !
EXT Jour, débarcadère Sopak
La Marie-Barjo se range devant un ponton de bois dont les pilotis s’enfoncent dans une eau épaisse, marbrée de fuel, et qui prolonge un hangar ouvert. Bang amarre la péniche d’une main, sans lâcher son chien jaune.
INT Jour, atelier Sopak
Un simple hangar au toit de tôles, bourré de pièces mécaniques et d’engins à divers stades de réparation. Haig et les autres y rencontrent Sopak entouré de cinq de ses fils et petits-fils, âgés d’une trentaine d’années à la pré-adolescence, tous vêtus du même modèle de combinaison de mécano, tachées de cambouis mais de couleur encore vive.
Sopak est un petit type d’une cinquantaine d’année, trapu, aux épaules très larges, les cheveux poivre et sel coupés ras. Avec ses manières brutales, bourrues, il a bien l’air de ce qu’il est : un ancien militaire de carrière.
Sopak (à Haig uniquement) :
Salut.
Haig :
Salut. Ils vont bien, mes bleus de travail ?
Sopak :
Ça va. Tu as fait bonne route ?
Haig :
Plus ou moins. Je voudrais t’en parler…
Pendant qu’ils s’échangent ces salamalecs à peine courtois, Kim a tendu une liste de matériel à Sopak, qui l’étudie d’un œil avant de la passer au plus vieux de ses fils. D’un coup de menton, il lui ordonne d’aller procéder au déchargement. Il y va sans barguigner, suivi de tous les autres.
On aperçoit Bang et Bozo qui, depuis la Marie-barjo, ont commencé à empiler des pièces mécaniques sur le quai.
INT Jour, atelier Sopak
Sopak invite à Haig et Kim à le suivre dans le dédale de l’atelier. On aperçoit, dans une petite cambuse envahie de vapeurs, son épouse, une grosse femme revêche, et ses filles occupés devant d’immenses marmites à concocter de quoi nourrir toute la smala.
INT Jour, bureau
Un minuscule cagibi occupé principalement par un bureau couvert de papiers et un gros coffre-fort. Une lucarne donne sur l’activité de la baie. De nouveau, on entend les battements des basses de la musique qui s’élève des bars.
Sopak :
Combien pour le tout ?
Haig :
Toujours opposé aux marchandages, hein ?
Sopak (sèchement) :
Je suis opposé au temps perdu. Combien ?
Haig :
Kim ?
Kim (visiblement mal à l’aise devant l’ancien Khmer Rouge) :
Euh… On peut faire le tout à trente mille.
Sopak :
D’accord.
Il ouvre le coffre et en sort des liasses de dollars qu’il tend à Kim. Celui-ci se ménage une petite place au coin d’une chaise encombrée de dossiers et entreprend de compter.
INT Jour, bureau
Sopak offre à Haig un verre de thé rouge qu’il puise dans un grand thermos chinois.
Sopak :
Tu veux me parler ?
Haig :
Il y a eu beaucoup de morts sur la rivière.
Sopak (indifférent) :
Il y a toujours beaucoup de morts. On est dans une ère de profits. L’homme se rue sur l’homme pour le voler.
Haig :
Je parle de morts cruelles… Bizarres…
Sopak :
Et alors ?
Haig :
Je me demandais si tu n’aurais pas entendu parler de certains anciens camarades à toi qui seraient repartis sur le sentier de la guerre.
Sopak n’apprécie pas cette question. Il absorbe bruyamment une gorgée de thé et toise Haig de ses yeux noirs. Un regard perçant qui dure plusieurs secondes.
Sopak :
Tu dis une sottise. La révolution n’est pas la barbarie. Tu es un capitaliste. Fais ton travail de capitaliste et ne te mêle pas de politique.
Haig (insistant) :
Tu ne sais rien d’un homme qui s’amuserait à torturer et tuer des gens ?
De nouveau, Sopak le toise de son regard noir. Puis il détourne les yeux, regarde un moment par la lucarne, pesant visiblement le pour et le contre, boit une gorgée de thé et revient à Haig.
Sopak :
Je ne m’occupe pas de rumeurs, Haig.
Haig (renonçant, un peu bougon) :
Pas grave. Je te demandais ça comme ça, en ami…
(A suivre)