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LA MARIE-BARJO – Épisode 10

Publié par le 4 juin 2022

 

D’après Le Secret Des Monts Rouges, roman paru aux éditions Taurnada.

 

Banc-titre :

 

La pluie.


Obstinée. Infatigable. Inépuisable.
Exaspérante. Angoissante.


La pluie qui no
ie le monde.

 

EXT Jour, îlots

Musique reggae.

La Marie-Barjo progresse dans un brouillard d’eau. On distingue à la proue un trio : Haig et Marisol, recouverts de ponchos de plastique, et Bang, en pagne, tenant sa perche dressée comme une lance.

On longe des îlots de roseaux flottants, sortes de grands radeaux verts de tiges entremêlées, auxquels sont amarrés des sampans, longues barques aux pointes effilées de pagodes, calfatées au goudron, luisantes de propreté sous la pluie battante.

Personne sur les ponts. Tout le monde est réfugié sous les « cabines », les abris de tôles ou de bâches qui occupent le centre des bateaux. Seuls quelques gamins nus adressent des saluts mornes de la main au passage de la péniche.

 

INT Jour, timonerie

Bozo est à la barre, un joint à la bouche. Il danse d’un pied sur l’autre au rythme de la musique reggae qui s’élève, volume poussé fort, du radio-cassettes.

Au passage près d’un sampan où trois gamins déguenillés saluent, il leur répond d’un long coup de trompe.

Bozo :
Salut les minots !

 

EXT Jour, proue

Bang crache en direction du sampan et ricane méchamment.

Bang :
Eux pêcheurs de grenouilles pas aimer la pluie. Eux pêcheurs de grenouilles pas moyen travailler. Eux de la merde !…

Marisol (choquée) :
Que malo !

Bang (buté) :
Eux c’est la merde !

Marisol (se tournant vers Haig) :
Qu’est-ce qui lui prend ?

Haig :
Bof… C’est comme ça : il n’aime pas les gens des sampans.

Marisol :
Porque ?

Haig :
Va savoir. Pour lui, ce sont des nomades qui se déplacent en bandes et vivent de petits commerces. Ils ont mauvaise réputation. On dit que ce sont des voleurs…

Marisol :
Ah, si. La mala reputation, comme les gitans, no ?

Haig :
Pareil…

Alors qu’une nouvelle grappe de gamins salue la péniche, Bang leur adresse un geste obscène.

Bang :
Pêcheurs grenouilles ! Fucky-fucky ! No good !

Haig :
En plus, il y a eu la guerre. Ça a duré si longtemps. Les haines entre groupes se sont ancrées dans les âmes.

Marisol :
Mais c’est fini, no ?

Haig :
La paix n’arrange rien. Il faudra encore des années…

 

CUT

 

EXT Jour, paysage

Fin d’après-midi. Le soleil à son couchant passe sous la dalle des nuages. Soudain, il illumine de tous ses feux le lac d’eau jaune qui s’étale devant la Marie-Barjo. L’air lui-même, chargé de gouttelettes, semble briller de l’intérieur. Un monde magique. Un nuage de poussière d’or.

 

EXT Jour, pont de la Marie-Barjo

Kim et Haig sur le pont.

Kim (hélant) :
Marisol ! Viens voir, vite !

Marisol sort du carré, un torchon autour des reins et une louche à la main. Elle écarquille les yeux devant le spectacle.

Marisol :
Maravilloso !

Haig :
Un « soir doré ». Ça n’arrive que dans les régions de mousson, et encore pas souvent.

On entend le moteur baisser de régime. La péniche file lentement sur son erre. Bozo sort de la timonerie, bouteille de scotch à la main.

Bozo :
Apéro qu’y fait beau ?

 

EXT Jour, péniche, paysage

Le groupe boit, se passant la bouteille et se gorgeant du spectacle.

Plans sur les variations de rouge et de mauve à l’horizon d’ouest.

Haig sonne la fin du moment magique.

Haig :
On repart. Et on pousse les feux. Si on a de la chance, on peut accoster au bar des cloches avant la nuit.

 

CUT

 

EXT nuit, rivière

La proue de la Marie-Barjo qui avance lentement dans l’obscurité totale nous indique que Haig a été optimiste.

 

INT Jour, timonerie

Haig est à la barre, flanqué de Bozo et de Kim. Il plisse les yeux pour tenter de distinguer quelque chose à travers la nuit.

Haig :
On devrait y être…

Une soudaine vague de gouttes s’abat sur la vitre.

Kim :
La pluie !… Ça tombe bien, elle commençait à me manquer !

Haig (soucieux) :
On devrait au moins voir les loupiottes. On les a dépassés ou quoi ?

Bozo (tendant l’index):
Là !

 

EXT Nuit, bar des cloches

On distingue dans l’obscurité une cabane lacustre dépenaillée, de guingois, moitié sur terre moitié sur mangrove. On aperçoit également, contrastant avec l’aspect rustique de la baraque, nombre d’enseignes publicitaires lumineuses pendues aux murs ainsi que des guirlandes d’ampoules.

Bozo :
Qu’est-ce qui se passe, pourquoi y’a pas de lumière dans ce gourbi ?

Kim (renchérissant) :
D’habitude, on voit les loupiottes à des kilomètres. Ils ont coupé la sono,aussi. Vous entendez ? Y a pas de musique.…

Haig :
Bizarre…

Il lève la main et appuie sur l’interrupteur du projecteur. La cahute faite de bric et de broc apparaît pleinement dans la forte clarté blanche. Quelques silhouettes à l’intérieur lèvent les bras bras pour se protéger les yeux.

Bozo :
Mouais… Y doit être arrivé quelque chose à Dy-Sety…

Haig :
On va bien voir…

Il coupe les gaz.

 

EXT Nuit, abordage

La proue de la Marie-Barjo s’enfonce lentement dans la mangrove, à quelques mètres de la baraque obscure. Bang saute de la péniche sur un tronc, corde d’amarre en main.

 

INT Jour, timonerie

Haig fait signe à Kim de prendre la barre. Celui-ci s’exécute.

Haig :
Laisse le moteur en route. On ne sait pas ce qui se passe. Tiens-toi prêt à repartir en catastrophe…

Kim :
Okay.

 

EXT Nuit, mangrove

Haig et Bozo rejoignent Bang. Haig enclenche une balle dans le chargeur de son Tokarev. Bozo a son AK 47 à l’épaule, prêt à tirer.

Le trio escalade le talus de mangrove qui mène à la baraque. On remarque à leurs pieds des dizaines et des dizaines de cadavres de bouteilles.

Haig frappe à la porte de la cabane.

Haig :
Hello, mean pniou (y’a quelqu’un) ? Tu es là, Dy-Sety ?

À l’intérieur, des raclements de pas feutrés, des échanges de voix inquiètes. Enfin la porte s’entrouvre. Une vieille femme se coule dans l’interstice, une Khmère sans âge, osseuse, la tête de moineau recouverte d’un krama en lambeaux. Elle brandit une chétive chandelle.

Haig :
Qu’est-ce qui se passe, ici ? Il n’y a personne ? Il est là, Dy-Sety ?

La femme se contente de le dévisager, ses petits yeux noirs vides de toute expression.

Bozo :
Elle ne parlera pas, elle a peur.

Derrière la femme apparaît un vieillard bossu.

Haig :
Sok sedaï, louk ta (Salut, l’ancien), qu’est-ce qui se passe, ici ? Où est notre ami Dy-Sety ?

Vieux :
Dy-Sety srap (Il est mort).

Bozo pousse un gémissement de gamin prêt à pleurer.

Haig :
Comment ça, mort ? Le gros Sety ? C’est pas possible ! Explique-nous.

Vieux :
Monsieur, je suis entièrement navré d’avoir le devoir de vous informer que Dy-Sety est décédé. J’ai l’honneur de déclarer à votre excellence que la dépouille mortelle de Dy-Sety a été trouvée dans la forêt… (Il porte la main à sa gorge et fait le geste de trancher). Il a été comme la majesté de France quand la Bastille est prise…

Haig :
Décapité ? Comme le roi Louis XVI ?

Le vieux paraît ravi que les visiteurs comprennent son français hérité de l’école coloniale. De contentement, il éclate de rire.

Vieux :
Hi, hi… Oui, comme ça… Comme le roi de France… Nous avons fait la découverte du cadavre de Dy-Sety, mais sa tête est l’objet d’une disparition absolument totale.

Bozo (alarmé) :
Tu veux dire qu’on n’a pas retrouvé la tête ?

Vieux :
Hi, hi… Oui monsieur. Malgré la diligence de nos recherches effectives, la tête du citoyen Dy-Sety est demeurée absente…

 

CUT

 

INT Nuit, carré

Marisol sert un ragoût de porc aux pousses de bambous. Haig offre une tournée générale de scotch.

Bozo boit son quart d’une seule lampée puis le fait claquer sur la table et explose brusquement.

Bozo :
On va à la mort, bande de morts !

Tout le monde sursaute. Bozo a les yeux écarquillés, la bouche déformée par une grimace de désespoir. Debout, il se lève et désigne l’un après l’autre de ses compagnons d’un index tremblant.

Bozo :
Toi, toi, toi… On va tous à la mort !

Chacun est surpris par la violence de sa réaction. Haig et Kim échangent un coup d’œil entendu qui nous fait comprendre que ce n’est pas la première crise de Bozo. Celui-ci balaie de l’avant-bras la table, envoyant gicler la gamelle de ragoût par terre.

Bozo (hurlant) :
Moi je vais à la mort, hurla-t-il, mais vous aussi vous y allez ! Z’avez pas encore compris, bande de morts ?

Il court à l’écoutille, sort.

Marisol (effarée) :
Madre de dios, ça lui prend souvent ?.

Haig (sombre) :
Trop souvent.

 

INT Nuit, cabine

Bozo, en tailleur sur sa couchette, se confectionne une pipe d’opium.

 

(A suivre)

 

 

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