browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Saint-Meurtre-sur-Loue 07

Publié par le 12 avril 2025


La caractéristique la plus spectaculaire d
e sa majesté flavus sylavatica pendula – « foyard », pour les amis – outre son tronc quasi millénaire que deux hommes aux bras étendus n’enlaceraient pas tout à fait, est son feuillage dit « à port retombant » comme celui des saules pleureurs. Cascadant jusqu’à terre, il forme une gigantesque coupole qui isole le dessous de l’arbre du reste du monde.

– Ah ouais, putain, waoh
Quand, à bout de souffle, on a laissé tomber à terre la lourde carcasse de Gandalf, la fille a paru à la fois contente et impressionnée.
C’est super ouf
Elle a contemplé en tournant sur elle-même le vaste parapluie végétal qui nous encerclait, dont les branches étaient couvertes de petits bourgeons comme autant de perles vertes enfilées sur des cordons.
– Ouais, putain, t’as raison. Il sera vachement bien, ici !
– Bon, ben allons-y, alors. Au boulot !

Je suis allé chercher la houe que j’avais laissée au jardin, plus une bêche à l’écurie et on a enterré le chien à deux pas du tronc, à un endroit où il y avait juste assez d’espace entre deux racines pour cette grande carcasse. C’est moi qui ai creusé la fosse dans l’humus tendre en me chantant tout au long qu’il était une fois, qu’il était une fois, sur un air de bal d’été. Elle a demandé à reboucher le trou elle-même, m’expliquant qu’elle avait encore des choses à penser et à dire à Gandalf, alors je l’ai laissée seule avec mes outils et son chagrin.

À la maison, j’ai relancé le feu qui se mourrait dans le fourneau. J’ai rapporté de la première marche du porche une marmite avec un reste de lapin aux patates et aux pruneaux que j’avais mis là, les nuits étant encore assez fraîches pour éviter d’encombrer le frigo, et je l’ai posé sur la plaque à réchauffer.
Je suis allé me débarbouiller, ai caressé mon crâne ras d’un rien d’eau de toilette, pensé un instant à égaliser ma barbe que, même si je la tiens courte, j’ai tendance à laisser pousser à la comme-ça-vient et y ai renoncé.
J’ai vite lavé un peu de vaisselle qui restait dans l’évier, ai passé un coup d’éponge sur la toile cirée de la table et y ai disposé deux assiettes, deux verres et deux paires de couverts. Enfin, j’ai débouché une bouteille de Poulsard et j’ai attendue mon invitée en fredonnant entre mes dents que la marchande de foie vendait du foie pour la première fois dans la ville de Foix.

Une petite heure après, elle a frappé à la porte que j’avais laissée entrouverte.
Je peux entrer ?
Bien sûr. Viens, je nous ai préparé à manger.

Remaquillée à neuf, les yeux entourés de noir à la mode des sorcières et la bouche en cerise rouge comme ces vieilles poupées de porcelaine qu’on voit parfois dans les brocantes, elle portait par une bretelle un sac à dos en nylon si gonflé d’affaires qu’il paraissait plus gros qu’elle.
Elle jouait la timide à la porte, toc-toc, mais elle avait emporté son barda, en fille rusée. Je me suis dit qu’elle était plus maligne qu’elle en avait l’air. Et que ça ne me dérangeait pas. Que, même, c’était dans l’ordre des choses. Une jeunesse lancée sur les routes, à l’aventure, toute seule avec son chien, il était normal qu’elle montrât de l’audace.

Voilà. Ici, c’est chez moi. On m’appelle Braco.
Moi, on dit : Luna.
Je m’en doute bien.
Elle a souri en passant un doigt sur le mince tatouage à la base de son cou.
Oui, ai-je dit. Ça et puis le genre de dessin à l’arrière de l’Express : Luna je ne sais plus quoi.
Luna’s spoutnik.
– Oui.

Elle a ri tête jetée en arrière, comme si je venais de prononcer la meilleure plaisanterie du moment, en montrant ses dents. J’ai remarqué qu’elles étaient un peu jaunies par le tabac, avec une des canines du haut, la droite, qui, plantée un rien de travers, chevauchait l’incisive voisine. Ça non plus, ça ne me dérangeait pas.
C’est le copain qui m’a donné la voiture…
Elle avait une voix surprenante, bien à elle, double : enfantine et pourtant rauque. Cristalline la plupart du temps, elle partait soudain en déraillements graves, comme un adolescent quand il mue. Ou comme ces chanteuses de jazz qui ont dans la gorge à la fois les gospels de leur jeunesse d’église et les fumées des centaines de petits clubs où elles se sont produites. Elle poursuivait :
C’est un mécano là-bas, chez ma mère, à Saint-Girons. Rodolphe, il s’appelle. Il est sympa. Il est un peu cinglé, aussi. Délire, quoi. Il a peint ça et il m’a dit que comme ça, la bagnole elle m’emmènerait jusqu’aux étoiles.
Rouais…

Je voulais approuver, mais c’est sorti comme ça : gggrrrrrouais.
Une sorte de râle.
Un grognement.
Presque une menace.

L’idée qu’il y avait à Saint-Girons (et pas dans la ville de Foix) un Rodolphe sympa, qui donnait à Luna des voitures et lui promettait les étoiles éveillait un début de rage dans les tréfonds de ma poitrine. Les hommes sont stupides sur ce planlà.
Seulement Gandalf, il pouvait pas le sentir. Mais grave ! Il lui aboyait tout le temps dessus, je ne sais pas pourquoi…
Moi, je savais : la bêtise mâle, ce n’est pas réservé aux humains.

Pendant qu’on devisait, elle avait laissé tomber son gros sac et s’était approchée de la fenêtre.
Waoh c’est beau !
Et Dieu que ça l’était, beau !
Tout le temps où nous avons été voisins, la Loue et moi, elle s’est montrée plutôt bonne amie.
Mais là, on aurait juré qu’elle avait fait exprès de revêtir ses plus somptueux atours, se disant, de sa joyeuse voix de rivière de printemps :
Gouglou gouglou ! Voilà mon camarade le Braco qui reçoit de la visite ! Glouglou, il s’agit de faire bonne impression !

Tout au long de la courbe, l’eau avait pris une teinte bleutée un peu grise qui ressemblait à de la matière précieuse. On aurait dit une soie de robe de princesse avec, l’irisant au gré des caresses de la lumière, des soupirs de lapis-lazuli.
Elle coulait sans en avoir l’air, apparemment immobile, sage, lisse comme une dalle, avant de se plier soudain au barrage de retenue, cassée net, brisée en une tempête de bouillonnements sauvages, soufflant en surface des éruptions de gouttelettes et de mousse crémeuse dont le soleil tirait des diamants.
Arrivée au pied du barrage, elle reprenait sa course, endiablée maintenant, fouettée par sa chute, courant parmi les rochers, désormais d’un bleu franc de Méditerranée que striaient de fins sillages d’écume parfaitement blanche.
Perchés sur un pointillé de rochers qui se trouve en contrebas de la cascade, des canards paressaient au soleil, les mâles dans leur bel habit turquoise et noir, les femelles beiges et grises. Plus loin, planté dans l’onde, sagaie de plumes, un héron mince et blanc guettait les vairons, bec à l’affût, avec un air de vieillard réprobateur que lui donnait sa tête enfoncée entre les épaules.
Enfin, surplombant toute cette splendeur et aussi majestueuse qu’elle, la haute rive : une crête si abrupte qu’elle se prenait pour une montagne, enveloppée dans sa couverture de frênes et de chênes qu’habillait, vert tendre, son premier pelage d’avril.
Et aussi, hélas, en guise de couronne, tout là-haut, la crêpelure confuse et livide des buis morts, tués par une invasion de chenilles de papillons pyrales deux étés auparavant.

Luna regardait le tableau avec un émerveillement de petite fille. Le grand sourire qui étirait ses lèvres découvrait sa canine de travers. Mon cœur fondait comme une glace à la vanille au poing d’un gamin dans une fête de fin d’été.
Waoh !… Tous les matins quand tu te lèves, tu vois ça !
Le matin. Le midi. Le soir.
Y a plein de poissons, je parie.
Plus guère, ai-je soupiré. Y’avait des truites. À foison. Les anciens racontent qu’ils les prenaient à la main quand ils étaient gosses. Mais maintenant il y a trop de pollution. Celles qui ne crèvent pas sont imbouffables.
– Que c’est con !
– Ouais. Moi, ça fait quatre années de suite que je ne pêche plus. Il m’en reste une demi douzaine attrapées d’avant, au congélateur. On en mangera une, si tu veux…
Hmmm, d’accord.

Elle s’est retournée et j’ai vu ses yeux détailler le décor d’un regard qui en prenait déjà possession.

Le fourneau qui ronronnait, son murmure ponctué des craquements de la bûche embrasée dans son ventre. La comtoise avec son balancier qui allait et venait derrière son œil de vitre. La grande table au plateau épais, le buffet à crédence, le confiturier, la maie où je tiens enfourné tout un barda que je ne trouve pas à ranger ailleurs. Du mobilier en bon chêne d‘au moins deux cents ans, costaud, de plus luisant de propreté maniaque, ciré, briqué et lustré qu’il était par mes soins.

J’ai eu de la chance, expliquai-je. Un fermier est mort un peu après que j’arrive. Son fils a arrêté l’exploitation. Il a transformé le bâtiment en trois logements pour louer à des gens de Besançon. Il m’a vendu tous les meubles pas cher. Ceux-là et aussi ceux des autres pièces.

Elle a mordu sa lèvre de dessous.
C’est grand, hein ?
Son regard brillait de convoitise mais je n’en ai pas eu cure, occupé que j’étais à empêcher mon cœur de se liquéfier tout à fait. J’ai été obligé de me racler la gorge avant de parler.
Ahum… Tu veux visiter ?
Tu m’étonnes !
Ben viens…

Au passage, comme je l’entendais bouillonner, j’ai tiré la cocotte du lapin au coin du fourneau, là où c’est le moins chaud. Les pruneaux, il ne faut pas que ça cuise trop fort, sinon ça devient une gadoue de caramel et, pour peu quelle attache, c’est la croix et la bannière, après, pour récupérer la gamelle.

(À suivre)

 

Laisser un commentaire