Du fatras qui règne en mon âme émerge cette certitude : la série des meurtres a eu pour élément déclencheur l’apparition de Luna à Saint-Mesmin-sur-Loue.
Luna.
Ma folle.
Mon enchantement.
Oh, Luna, tes yeux emplis de joie ou d’absence !
Ta tignasse de sauvageonne, crinière de rouille et d’ébène.
Le désordre de tes tatouages.
Oh, ta bouche de poupée de brocante.
Ton cul ample, tes seins ronds, lourds comme toute l’opulence du monde. Tes cuisses qu’ouvrait la merveille de ton offrande.
Oh, toute cette surface de douceur de peau dont tu langeas mon vieux cuir !
Luna.
Mon amour.
Avant de crever, je tiens à rapporter les faits avec l’ordre, la rigueur, la précision qui me furent jadis inculquées.
Ça n’ira pas sans mal car, depuis le temps que je ressasse mes horreurs intimes, tapi derrière la duplicité de mon rôle, mes pensées sont devenues confuses.
Tordues.
Tortueuses.
Tunnels aussi complexes que ceux que creuse parfois une taupe au travers des entrailles de mon potager : d‘aveugles corridors qui s’en vont de droite et autant de gauche, suivant que la bête a flairé telle racine ou telle autre. Elle a bifurqué soudain, est revenue dans l’autre sens, repartie avant d‘opérer une nouvelle volte-face, soûle qu’elle était de cette abondance de tubercules et de rhizomes, vouée dès lors à s’enfoncer dans des ténèbres de plus en plus effroyables.
Comme ça jusqu’à ce que je la repère, avec toute la malice et la patience que ça demande, la déterre et vlan, lui brise la nuque du tranchant de ma bêche, pauvre petite bête soyeuse.
Vlan ! Vlan et vlan !
Je lui en remets encore quatre ou cinq coups en hurlant des « prends ça, crevure !« de paysan, exalté par la colère d’avoir vu mes rangs de légumes dépérir.
C’est ainsi : à peine nées, mes idées ont désormais tendance à se nouer avec celle d’avant ou bien celle d’encore avant. Ou même celles d’après, bien que je ne les ai pas encore eues. À la vérité de la minute précédente s’articule l’erreur qui suit. Et inversement. Comprenne qui voudra.
Le tout s’emmêle comme lorsque, au premier jour de pêche, on lance sa ligne sans remarquer la branche qui surplombe la rivière. Le fil s’y prend, s’y enroule, s’y entortille, s’y emberlificote si serré qu‘on ne pourra jamais le démêler. Et on reste là, au pied de l’arbre, navré, Ô combien navré, si absolument navré, la gaule au poing, à regarder le leurre perdu, jaune, orange et bleu, fruit bizarre en forme de vairon.
Navré.
Le mieux, pour comprendre la stratégie que j’avais adoptée dans le fol espoir de survivre (et pourquoi, me demandé-je aujourd’hui, pourquoi bordel !), c’est de choisir un exemple : mon premier échange avec Jean-Michel Porquet, le restaurateur.
C’était au printemps 2018, alors qu’il avait racheté et venait tout juste de ré-ouvrir Chez Grandmain, le grand hôtel-restaurant en face du pont. J‘avais coutume, du temps du précédent propriétaire, de passer régulièrement boire un canon, en bon gars du coin, et d’exécuter mon numéro de « cet abruti de Braco » que Porquet ne connaissait pas encore.
Alors voilà : j’entre.
La salle de bar est plus pimpante que naguère, avec ses couleurs neuves, dans les tons pastel. Y flotte encore des relents de peinture fraîche. Sur le mur du fond, la fresque des années trente représentant la Vouivre, créature mi-femme mi-truite, a été conservée en l’état.
Le nouveau patron des lieux, s’affaire derrière le comptoir, la jeune quarantaine, avenant, vêtu d’une tenue noire élégante de cuistot chasseur d’étoiles. Une serveuse blonde est occupée à dresser les tables. Le soleil qui, ayant ricoché sur la rivière, s’engouffre par les hautes fenêtres ouvertes, joue à transformer ses cheveux en or. Accoudé au bar devant un verre de Pontarlier se tient un habitué des cafés de la région, Noël Gonthier, neveu de la Mémé Gonthier, future assassinée à la hache, que le village surnomme « Gradube », en raison de son considérable embonpoint.
À mon apparition, il retient de justesse une moue contrariée, m’adresse un bref hochement de tête en guise de salut et plonge son regard dans l’anis trouble de son verre, visiblement désireux d’échapper à ma conversation.
Son visible mauvais vouloir ne m’arrête pas. D’une voix forte et joviale comme il faut, je lui lance :
– Salut, l’Gradube ! Ça va bien, au moins ?
– Mmm…
Sur sa bonne grosse face de campagnard sans malice, même un observateur moins calé que moi pourrait lire ses pensées : « tiens, v’là l’autre con qui va encore nous bassiner avec ses platitudes qu’on s’en fout et cet air qu’il a d’être à moitié dingue dans sa tête ».
J’insiste :
– Avec ce soleil qu’on a, hein, dis voir ?
– …
– Remarque que c’est normal qu’il y ait un soleil de printemps, vu qu’on est au printemps, pas vrai ? Quoique, remarque, y z’ont dit à la météo que ça n’allait point durer. Qu’y aurait d’la pluie demain. Quoique, hein, remarque, ce serait bon pour le jardin, hein, dis voir…
Il avale une lente rasade, essayant en vain de cacher la vague crainte que je lui inspire, plus pour se donner une contenance que pour étancher sa soif, quand Porquet vient à sa rescousse.
– Bonjour !
– Y a moyen de boire un coup ?
Il acquiesce. Je connaissais la réponse : les patrons de ce genre de grands établissements, nombreux dans la région, ont souvent des ambitions gastronomiques mais, de par leur position « au cœur de la ruralité », comme on dit, se doivent de conserver en sus leur activité de bistrot de village.
– Bien sûr monsieur ! Monsieur, euh… ?
– Braco. C’est moi qu’ai le Moulin-Buisson, au bout du Bord-d’Eau.
Le froncement fugace de ses sourcils indique que ma réputation d’emmerdeur et de brute des bois m’a précédé.
– Ah oui, euh, d‘accord. Ben… qu’est-ce que je vous sers ?
– Un blanc.
– Jura ?
– Pour sûr.
– Savagnin ?
– Oui.
– Petit ou grand ?
– J’ai t’y une tête à boire petit ?
Il rit complaisamment, verse le vin d’un jaune épais de châtaignier d’automne dans un verre à pied et fait glisser celui-ci devant moi. Moi qui ai posé mes deux mains sur le comptoir, doigts écartés, exhibant mes ongles à la fois terreux et rougeâtres de sang séché.
– Ben j’suis bien content !
– Ah oui ?
– J’ai planté mes pivoines.
– Ah bon ?
Je bois à petites gorgées en renversant la tête par à-coups, accompagnant chaque déglutition d’un soupir de satisfaction qui ponctue mon propos.
– Je les place toujours à trois mètres vingt-sept… glp… Trois mètres vingt-sept du mur du poulailler vu que le bâtiment fait un « u », ce qui fait que.. glp, aaah… ça limite l’ensoleillement mais point de trop parce que la pivoine ça aime le soleil du matin mais… glp… moins celui l’après-midi quand ça cogne trop fort. C’est vrai, ce que j‘explique là ou alors dites voir ?
Porquet se contraint à un sourire.
– Si vous le dites…
– Trois mètres vingt-sept, c’est la bonne distance. Pile.
– Hon hon…
– Je le sais, depuis le temps que j’y mets des pivoines, non mais, ce serait quand même malheureux que je sache pas où qu’il faut, vous croyez pas ?
Mon homme, qui tenait encore en main la bouteille de Savagnin, en bon commerçant, espérant m’inciter à lui en commander un second, renonce et la glisse sous le comptoir, hors de ma vue. Il ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil d’appel au secours vers Gradube, mais celui-ci s’est détourné et abîmé dans la contemplation de la Vouivre et de sa longue chevelure emmêlée de branchages comme si c’était la première fois qu’il la voyait. La serveuse, concentrée sur sa tâche, continue d’aller et venir, distribuant sur les tables des salières, des poivrières et des petites corbeilles à pain en vannerie.
Je pose mon verre encore à demi plein sur le comptoir. Y étale de nouveau mes doigts sanglants.
– Pis je m’ai tué un lapin !
– Ah ?..
– Oui, pour moi manger d’ici trois jours.
– Ah oui, c’est bien, gémit-il, la voix un rien étranglée.
– La viande de lapin, il lui faut au moins trois jours à mûrir pour être bien comme y faut délectable.
Je le regarde, les yeux dans les yeux, mes sourcils levés. Il se sent obligé de me répondre.
– Euh… oui. La viande, dans certains cas, c’est mieux de la faire maturer.
« Maturer », dit-il.
C’est le terme professionnel.
S’il compte m’en imposer …
Un gorgeon, un revers de poignet pour m’essuyer les lèvres et je reprends :
– On vous y apprend t’y le civet, à vos écoles de restaurant ?
– Oh, vous savez, du lapin, on n’en sert plus beaucoup de nos j…
Je le coupe, la voix forte :
– J’l’ai pendu à ma cuisine, près du fourneau, qu’y soit au tiède !
– Ah ?… Euh… Bien. C’est bien.
– PRÈS DU FOURNEAU, QU’Y SOYE BIEN AU TIÈDE À POURRIR !
Ayant tapé du poing sur le comptoir, pas fort, tout de même, pour éviter de trop l’effrayer, j’ajoute :
– Pourrir. Mourir. Puer. Faisander. MATURER. C’est bien vingt dieux pareil au même, ou non ?
Cette fois, il ne répond pas.
Je recommence à siroter, une goutte après l’autre, avec des clapotis de langue et des pauses de gourmet, puis j’entreprends de décrire comment j’ai étourdi la bête d’un coup sur la nuque au moyen d’un vieux manche de merlin cassé que je ne garde que pour cet usage. Je précise bien :
– De l’acacia, que y a rien de plus costaud. Quarante-trois centimètres. Pis qui tient bien en main, espère, vu la courbure…
Je détaille ensuite la manière dont j’ai vidé le léporidé (je précise encore: « léporidé« ) de son sang en lui arrachant l’œil d’un quart de tour d’une pointe de couteau autour du nerf optique avant de le maintenir tête en bas, malgré ses soubresauts, tout en le tenant assez éloigné de moi pour éviter que le flot tachât mon pantalon. Je prends soin d’en estimer la quantité : deux cent quarante cinq centilitres pour une bête de quatre kilos et trois cent grammes.
– Pis après, j’lui appuie sur le bide pour le faire pisser. Là aussi, faut faire attention à ne pas en recevoir sur les habits parce que la pisse de lapin, vingt dieux, ça pue encore pire que d’l‘urine de chat ! C’est vrai, c’que j’dis, ou pas ?…
À ce stade, mon interlocuteur arbore une expression franchement exaspérée, s’occupant les mains à essuyer des verres tout en concédant des petits signes approbateurs du menton dans le vide, histoire d’éviter de faire preuve d’impolitesse.
J’avale les dernières gouttelettes de Savagnin, paye mon verre en me fendant d’un sonore :
– C’est pas l’tout, dites voir…
Je sors et je m’éloigne, sachant que derrière moi Porquet lance une œillade à la fois furieuse et ébahie à Gradube qui lui répond d’un haussement d’épaules en agitant la main à côté de sa tempe :
– Oh tu sais, le Braco, hein…
Voilà. C’est comme ça que je m’en tirais.
(À suivre)