Au long de ces paresseuses après-midis, Luna m’a raconté de sa voix monocorde, un peu traînante, les yeux flottant dans les souvenirs, à peu près tout, je crois, de ses vagabondages.
Elle avait obtenu son permis de conduire une pincée de semaines après son dix-huitième anniversaire, du premier coup, ce dont elle se montrait fière, comme une des rares réussites de sa jeune vie.
Depuis, elle avait accompli pratiquement le tour de la France avec son Express et un autre camion, un vieux Peugeot J7, qu’elle avait eu auparavant. Elle avait musardé d’ici et de là, à la va-comme-je-te-pousse, au gré des copains de rencontre, d’une région à une autre, assistant à une flopée de festivals de musique, activité qu’elle affectionnait particulièrement, ne retournant que de temps en temps et brièvement en Ariège chez sa mère.
– Elle, encore, ça va. Mais son mec, c’est un vrai connard…
Il lui arrivait de séjourner quelques semaines, voire un mois ou deux dans un coin, quand elle y avait trouvé un petit boulot. Et l’histoire se terminait toujours de la même façon, au moment où elle s’engueulait avec les gens et repartait.
Dans ses histoires, il y avait beaucoup d’anecdotes de sexe, des actes en général accomplis dès les premiers temps de la rencontre, avec des gens de hasard, garçons et filles parce qu’elle aimait autant la joie que lui procuraient les unes que la jouissance qu’elle prenait avec les autres.
Moi, j’éprouvais un déplaisir aussi aigu que des dents de fouine dans le cœur à vif d’une proie de l’entendre décrire par le menu le visage, la musculature ou bien la verge de tel ou tel type. Ou cette fille trop grave câline avec sa langue. L’Antillaise de Dax qui avait la peau si douce. Ou encore le petit skater de Cergy qui avait l’air timide mais qui avait été le premier à la sodomiser.
– Direct par derrière, je te jure. Trop bien ! Remarque, j’aurais pas pensé que ce serait si bon, à la base…
À l’écoute des plus crues de ses confidences, une amertume au goût de bile se faufilait dans mon œsophage parce que je suis un homme et que les hommes n’aiment pas imaginer ces scènes-là quand y figurent la femme qu’ils chérissent avec une autre personne qu’eux-mêmes.
Ses histoires me griffaient le cœur comme le canif d’un amoureux qui grave un serment dans l’écorce d’un saule, mais j’écoutais sans faire de ramdam, ma conviction en la matière étant que ce n’est pas parce qu’on aime les gens qu’ils sont à soi.
Que personne n’a le droit posséder personne.
Que sur cette terre, c’est chacun sa vie, chacun sa croix, chacun son cul, et que c’est très bien ainsi.
Une seule fois, alors qu’elle me parlait d’un type qui l’avait faite beaucoup jouir dans le camping d’un festival en Bretagne, je me suis enhardi à demander :
– Et avec moi, ça va ?
Elle a haussé ses jolies épaules rondes, faisant danser ses tatouages, et m’a répondu avec une sorte d’indifférence qui m’a pincé l’âme :
– Oh, euh… Ouais… Ça peut aller, c’est bon…
Elle m’a gratifié d’une caresse indifférente sur la joue, du dos des doigts, telle que même son chien, son satané Gandalf chéri, avait dû en recevoir de plus tendres.
– Toi, t’es cool.
Et puis elle s’est remise aussitôt à déblatérer sur le gars de Bretagne, sur comment ils avaient pris des cachets pour décupler le plaisir et à quel point c’était dingue dans la tente avec la musique de heavy metal qui hurlait depuis la scène à côté, avec pour conséquence qu’elle pouvait crier sa jouissance à son aise sans alerter personne.
Mille fois, au cours de ces moments tranquilles sous le foyard, baignant dans cette complicité qui se noue forcément entre gens qui se font des confidences (sauf que moi, même égayé de Poulsard, je faisais bien attention à ne rien raconter, ne rien évoquer, ne rien avouer de mes terribles violences secrètes), mille fois la question m’est montée de la gorge comme un vomis de cœur de cuite :
– Pourquoi, Luna ?
Les mots venaient se cogner à l’arrière de mes dents que je tenais serrées, mâchoires bloquées comme celles d’une sentinelle au passage d’un général, et les lèvres bien pressées l’une contre l’autre, aussi scellées qu’elles l’eussent été par une couture au fil de pêche.
– Pourquoi tu as tué ces gens ?
Parce que j’avais la certitude que si je la laissais échapper, si je finissais par la poser, cette foutue question, Luna me regarderait un instant, surprise, soudain pâle. Ses yeux s’empliraient de fureur. Elle bondirait sur ses pieds, dans ses croquenots trop grands pour elle. Et elle s’en irait sans se retourner une seule fois.
Peu de temps après, j’entendrais le moteur de l’Express démarrer, vrombir en rage deux ou trois fois et s’éloigner jusqu’à disparaître. Et je resterais là, seul désormais jusqu’à la fin, à jamais figé, statue du drame des hommes, environné pour l’éternité de ce lourd parfum de feuillage qui se serait mis à sentir comme l’intérieur d’une tombe.
J’en crèverais, sans aucun doute, ce qui m’indifférait en soi, mais surtout je mourrais malheureux, misérable et désespéré. Et ce serait une bien vilaine manière de terminer une vie qui n’est déjà pas si belle.
– Pourquoi, dis, Luna, d’où ça te vient, ce besoin de te déguiser en monstresse de bande dessinée américaine pour faire souffrir les gens ?
Je les taisais, mes interrogations.
Je les laissais revenir et s’accumuler, me ronger les intérieurs comme une flaque d’acide corrosive oubliée aux tréfonds d’une cuve, ressassées et tues, comme les gouttes d’eau qui frappent sans s’arrêter le crâne du supplicié chinois, le rendant peu à peu dingue, comme une mer de sang tempétueuse érode à coups de vagues furieuses, une poussière après l’autre, le rocher en forme de crâne qui a le malheur de se trouver là.
Oui, je la fermais, ma bouche, close de toutes mes forces, tandis qu’elle me racontait ses histoires de cul avec l’un ou l’autre ou l’une ou même les deux en même temps et puis la fois avec ce couple d’hôteliers de Libourne qui l’employaient comme serveuse et qu’elle se plaçait en chienne entre eux et contentait l’épouse avec sa langue pendant que le monsieur s’occupait de son sexe à elle.
– Un pied pas possible, j’te jure, Braco !
(À suivre)