Les choses ont vite fait ce qu’en général elles font : se tasser. L’existence a bientôt repris sa routine tout ce qu’il y a de plus villageoise.
La vie est comme la rivière : elle coule sans s’arrêter. Le cliché est usé qui marie l’eau vive et le temps qui passe. Il ne manque pas de poètes dans l’histoire pour avoir fait la comparaison, depuis Ronsard, Marot jusqu’à Verlaine, Apollinaire sur son pont de Seine et même le jeune Rimbaud avec ses fleuves impassibles et son bateau frêle comme un papillon de mai…
La Loue passe et le temps coule.
Et vice et versa.
Aïe : je m’égare encore.
Des soupçons ont porté un moment sur un jeune homme appartenant à un clan de nomades de la Haute-Saône, rempailleur de chaises qui avait eu l’idée malencontreuse de garer sa roulotte sur l’aire des voyageurs de Crangey en avril et en juin, soit aux alentours des deux crimes. Par bonheur pour lui, plusieurs témoignages concordants l’ont innocenté.
Quand est arrivée la fin juillet, la Berthelet n’avait rien trouvé de probant sur l’identité du troueur de crâne du Bugne à coup de céramique et diviseur en deux parties égales de la tête de Mélisse Gonthier. En conséquence, elle s’est trouvée relevée de l’affaire.
Les gens du village, qui n’avaient parlé que de ça pendant trois semaines ont commencé à moins évoquer le sujet, puis à moins y penser, et enfin à n’y pratiquement plus songer.
Seuls les habitués des comptoirs évoquaient encore l’affaire en buvant le coup de blanc chez Grandmain ou à La Grenouille Gourmande. C’était le plus souvent pour brailler que le manouche était sûrement le coupable, même si ses frères et ses cousins avaient affirmé qu’il était ailleurs au moment des faits. On sait bien comment sont ces gens-là, pas vrai ? Toujours à l’affût d’un mauvais coup et à se tenir les coudes entre eux, non mais !
La Mélisse a cessé d’être une brave dame bien polie et gentille avec tout le monde pour redevenir l’avaricieuse qui n’en avait que pour ses chats et n’aurait donné pas même un quignon de pain rassis à un affamé.
Le Bugne connut le même sort : un temps le fleuron de l’armée française d’occupation en Allemagne, il s’est retrouvé pour l’éternité l’ivrogne qu’il était, doublé d’un dégoûtant qui se touchait le zizi devant la télé et s’en vantait.
Au final, même si ça ne se disait pas franchement, l’opinion générale était que le village aurait pu connaître des pertes plus tragiques que celle de ces deux-là. Et que le vrai drame, c’était le sort cette pauvre Andrée Collez, décédée du cœur, si c’est pas malheureux, hein ? Elle qui était si gentille et surtout serviable, catholique comme tout et que, tiens, tu sais quoi, on va boire la prochaine à sa mémoire...
Le malheur, pour Luna et moi, c’est que cette maudite Berthelet a continué à venir à Saint-Mesmin hors de ses heures de service et pendant les week-ends, alléguant qu’elle s’était liée d’amitié avec Garance Losserain, notre maire, au point qu’elle ne pouvait plus se passer d’elle. En réalité, elle n’avait pas digéré de s’être cassé les dents sur cette double affaire et s’était jurée de la résoudre coûte que coûte. Tant il est vrai que, quand une emmerdeuse de ce calibre a décidé de fourrer son trop long nez dans un problème et d’y farfouiller envers et contre tout, bien habile qui saurait l’en dissuader.
Août a coulé comme une lave : lent, languissant et brûlant de ces chaleurs innommables qu’on connaît depuis quelques années, réchauffement climatique oblige.
Ce furent de longues et molles journées sous un ciel d’acier bleu que striaient en trissant à la mort des bandes d’hirondelles affamées par le trop peu d’insectes. Le soleil en colère frappait la vallée de ses poings ardents. Son aveuglante rage transformait les prairies d’herbe tendre en tapis de chaume jaune brun et roussissait sur les pentes forestières les feuillages des arbres les plus fragiles. L’air était devenu à la fois vibrant et sirupeux, presque solide et pénible à inhaler.
Certains jours, je me serais cru transporté en Centrafrique en 96 et 97, au cœur de cette plaine torride où mes commandos tchadiens avaient décoré les branches blanches comme de l’os d’un arbre solitaire avec des têtes tranchées de mutinés de l’armée régulière.
Luna et moi passions des heures à barboter nus dans la rivière. Même s’il n’y avait plus guère d’eau, rien de plus que des ruisselets paresseux, roulant entre les grosses pierres brunes ébahies de se trouver à l’air libre, nous y goûtions néanmoins une impression de fraîcheur.
Le reste du temps, on allait s’asseoir sous le foyard.
Par la grâce de son feuillage épais qui retombe en corolle, formant un gigantesque parapluie végétal qui coule du faîte jusqu’à frôler le sol, nous nous y trouvions comme dans une chapelle.
On s’y sentait bien, séparés du reste du monde en ce lieu si propice à la halte et à la tranquillité qu’on ne sait qui, en des temps reculés, a placé là un banc rudimentaire fait d’un linteau de porte scellé sur deux pierres carrées.
On s’y asseyait avec entre nous une bouteille de Poulsard que je tenais au frais depuis la veille, toute embuée depuis sa sortie du réfrigérateur. On sirotait. On respirait le parfum des feuilles qui restait enfermé dans cette coupole, violent et doucereux comme une odeur de chèvrefeuille. On rêvassait en observant au-dessus de nous les énormes branches tordues qui tenaient tout l’ensemble, étranges poutres zigzagantes qu’aurait posées un charpentier devenu fou – raison pour laquelle certaines botaniques appellent l’espèce « hêtre tortillard » (tortuosa).
À notre arrivée, invariablement, Luna adressait un signe au rectangle de terre remuée qui se devinait encore au pied du tronc.
– Salut Gandalf !
Une fois avalée la première rasade de vin frais, elle soupirait :
– Quand je pense qu’il est mort, lui qu’était un super chien, et qu’y a tellement d’autres animaux cons comme pas possible qui continuent à vivre…
Je dis : on bavardait… En vérité, c’était surtout elle qui parlait.
Luna.
Il faut dire que, d’une manière générale, dans son égoïsme de fille indépendante, tarabustée qu’elle était par son propre sort, les informations sur les autres ne l’intéressaient guère. Une seule fois, elle a abordé une question qui me concernait.
– Dis, Braco… Au bistrot, ils ont dit que t’es un militaire.
– Autrefois.
– Ah bon ? Et t’étais quoi, comme militaire ?
– Un officier.
– T’as fait la guerre ?
– Oui.
– Où ça ?
Ennuyé, j’ai laissé passer un moment de silence. Elle a insisté :
– Allez, quoi…
– Je ne peux pas en parler. Ce n’étaient pas des guerres officielles, tu comprends ?
– Euh… Non.
– C’étaient… Disons que c’étaient des missions spéciales.
– Tu veux dire des trucs secrets, comme dans les films ?
J’ai soupiré :
– Non, pas comme dans les films…
– Ah bon...
Et puis elle est passée à autre chose.
(À suivre)