« Il est crevé cette nuit. »
Ce furent les premières paroles qu’elle m’adressa, de sa voix bizarrement cassée, presque masculine, rendue encore plus rauque par la flaque de larmes qui en encombrait le fond.
J’étais descendu tôt au jardin.
M’y attendait une aurore printanière, peut-être bien la première de l’année.
À l’Est, une tranche de soleil pourpre émergeait des branchages. Le ciel était encore blanchâtre à cause du brouillard exhalé par la rivière, mais sa légèreté de gaze promettait du bleu pour la journée. La rosée chantait en étincelles sur les bourgeons, les boutons de fusain et les fleurettes naissantes aux pieds des buissons.
Ensuqué du sommeil chimique des calmants, je n’ai prêté qu’une attention distraite à toute cette joliesse. Après avoir ouvert la grille aux poules et aux canards, je suis entré à l’écurie pour y prendre ma houe et mon râteau.
Le cauchemar de la nuit avait été un des plus redoutables, de ceux qui me viennent du Cambodge, du jour où les diables nains me tenaient agenouillé devant Sa-Poeng, son ventre ouvert et ses yeux éperdus.
Réveillé par mes propres hurlements, dégouttant de sueur épaisse, muscles tendus comme des cordages de marine par gros temps, j’avais avalé une pleine poignée de cachets pour me rendormir. J’en ressentais encore l’effet. Raison pour laquelle, sans doute, ce n’est qu’au sortir de l’écurie que j’ai réalisé qu’il y avait une fourgonnette bleue arrêtée contre les églantiers du chemin de la Souille.
– Eh ben ?…
Les traces d’anciens chocs dans la tôle, la carrosserie ternie de poussière et la boue collée aux ailes indiquaient une voiture à la vie dure. Les vitres étaient embuées, signe qu’un être vivant respirait à l’intérieur.
Je me suis approché, ai tourné autour, me suis penché aux carreaux…
Le hayon arrière était aménagé comme une minuscule caravane. Sur une couchette, il y avait une personne emmitouflée dans un duvet, dont je n’apercevais qu’un toupet de cheveux noirs hachuré de mèches rouges.
– Voilà donc…
Une petite cuisinière de camping reposait sur une tablette. Au sol, une forme recouverte d’une bâche grise qui occupait quasiment toute la surface m’intrigua.
Impossible de déterminer ce que c’était, surtout avec cette buée des vitres qui faisait rideau.
– Bon…
Au bas d’une des portes arrière était écrit au pochoir, de travers, en lettres dorées « Luna’s spoutnik », avec autour des petites étoiles baveuses.
Les plaques de la voiture étaient de l’ancien modèle, celui avec le numéro du département à la fin.
09.
L’Ariège.
C’est alors que s’est élevée dans ma tête la vieille comptine : « Il était une fois une marchande de foie dans la ville de Foix… ».
Quand un homme passe le plus clair de son temps tout seul, les mains occupées à l’une ou l’autre des tâches qu’exige un domaine comme le mien, travail d’électricien, de plombier, de plâtrier ou, comme ce matin-là, de jardinier, de ces ouvrages qui laissent l’esprit en jachère, il est fréquent qu’y naissent des litanies, des ritournelles et autres bouts rimés.
Au pire, c’est une chanson de variété facile, l’amour c’est toujours, reviens j’suis pas bien, danser ce soir dans le noir… Au mieux une poésie plaisante, comme du Prévert, ou au contraire une sombre affaire de Baudelaire.
Vous souvenez-vous mon âme de cette charogne infâme…
À ce moment-là (cette fois, ah, ah !), ça a été, comme de juste, la marchande de foie dans la ville de Foix.
Propriétaire des lieux sourcilleux quant à sa tranquillité, conscient de l’importance qu’avait pour moi la préservation de la routine, du calme fil des jours, des semaines, des mois et des saisons, j’aurais dû dès ce moment frapper au carreau, réveiller l’intrus et exiger qu’il fiche le camp.
Mais c’est mon personnage de rustre des bois, la brute indifférente aux gens et aux choses qui, en moi, a pris le pas sur le châtelain.
J’ignore toujours pourquoi.
La pesanteur grasse des somnifères qui continuait d’agir ? Un mystérieux pressentiment ? Une attirance instinctive à l’égard de l’occupant de la voiture, dont je n’avais aperçu que les cheveux dépassant de la doudoune ? Ce 09 qui semblait un chiffre magique ? Cette marchande de foie si brusquement survenue pour vendre du foie dans la ville de Foix ?…
Toujours est-il que je me suis contenté de hausser les épaules et de grogner quelque chose comme :
– Bon ben v’là, non mais! D’où c’est donc, c’te affaire?
C’est qu’à vivre en solitaire et à force de jouer le lourdaud, j’ai pris l’habitude de soliloquer en usant d’un vocabulaire surtout composé d‘onomatopées et de jurons ruraux, enrobés du gras un peu traînant de l’accent franc-comtois.
J’y suis sûrement allé en plus de deux ou trois grossièretés. Après tout, aucune convenance n’oblige, que je sache, à être poli avec soi-même.
– Bon, si c’est comme ça…
J’ai haussé les épaules, me suis éloigné. Ai repris ma houe que j’avais posée contre le mur. Chassé du pied Grisette.
– Non mais putain d’vingt dieux !
(Une poule qui ne me pondait plus d’œufs, devenue trop vieille pour ça, et que je ne tuais pas, pensant qu’elle serait trop coriace à manger, comme ces volailles hautes sur pattes d’Asie qu’on appelle des poulets-bambous). Et je me suis remis au travail, tout bonnement, en pensant que la personne qui sommeillait à bord de cette guimbarde fatiguée – la « Luna’s Spoutnik » ! – se réveillerait bien à un moment et qu’il serait toujours temps, alors, d’en savoir plus et d’aviser…
Vu la surface de jardin que j’ai à retourner, tant côté fleurs que côté légumes, j’aurais l’usage d’un de ces petits motoculteurs vrombissants comme des abeilles qui se font maintenant, mais je préférais ma houe rudimentaire.
Des milliers d’années auparavant, aux premiers balbutiements de l’agriculture, peut-être à cet endroit même, vu la fertilité de cette terre nourrie à la fois de limons de rivière et de terreaux de forêt, un homme s’échinait exactement comme moi. Comme moi, il avait l‘arrière des cuisses tendues. Le bas de son dos était transpercé peu à peu d’une barre de douleur rougeoyante semblable à celle qui pesait sur mes reins. Ses paumes pareilles aux miennes s’étaient faites de plus en plus glissantes le long du manche de noisetier…
C’étaient des pensées qu’il me plaisait d’avoir, même si je suis bien en peine d’expliquer pourquoi, et auxquelles je sentais bon de m’accrocher.
Je m’appliquais à piocher dans les règles, levant haut la houe, tranchant la terre à coups nets et profonds, pas après pas, un rang après l’autre, concentré sur ma tâche, contenant dans les lointains de ma cervelle la voix qui scandait qu’il était une fois dans la ville de Foix une marchande de foie qui vendait du foie. Appréciais la bonne fatigue de ce labeur primitif, utile, sans fioritures, simple, que je sentais envahir mes muscles. Admirais la texture de la terre presque noire, prometteuse, qui cédait sous la lame de la pioche, s’éparpillait en mottes et puis en miettes, crachant parfois un insecte affolé ou bien un ver de terre rougeâtre – même si, oh misère, il y en a chaque année moins que celle d’avant. Savourais l’air frais, encore chargé des parfums aqueux de l’aurore que sentais descendre jusqu’en bas de mes poumons. Sentais sur ma nuque les effleurements tendres du soleil maintenant bien accroché à son ciel, jaune et luisant comme une vieille pièce de monnaie.
– Qui se disait ma foi c’est bien la première fois…
J’écoutais le chant des oiseaux, encore timide en cette saison, qui s’interpellaient d’un arbre à l’autre, m’efforçais de traduire les mille questions qu’ils se posaient :
– Dis voir, voisin, as-tu remarqué toi aussi, tireli-tireli, comme ce monde est accueillant ?
– Witt, witt, frais tout plein, witt, witt !
– Joli cui-cui comme pas deux !
– … du foie dans la ville de Foix.
J’arrivais en bout de lai, faisait demi-tour d’un bloc, en bon soldat, reprenais: et un, et deux…
Outil levé haut, outil abattu.
Lame tranchant la terre, lame soulevant la terre.
Un pas en avant.
Outil levé haut…
Alors, quand je me suis redressé pour une pause, portant la main à mes reins, exhalant un vaste « han » de satisfaction douloureuse, je me suis trouvé tout surpris de trouver une fille devant moi.
– Qui vendait du f…
Avec, à ses pieds, un de mes canards qui tentait de becquer sa grosse chaussure délacée.
– Dans la ville de…
Et, plus loin, portes arrières ouvertes, l’Express bleue dont j’avais oublié l’existence.
(À suivre)