Saint-Mesmin.
Sur Loue.
Saint-Mesmin le trou.
– Saint-Mesmin sur ta gueule, vé ! comme le balance souvent Florette, la patronne de la Grenouille Gourmande, de sa voix sonore de soudard femelle, en faisant claquer son verre d’absinthe de Pontarlier sur le comptoir, accompagnant sa blague d’un rire sonore comme un tuba de fanfare. Une plaisanterie de bistrot qui, je ne sais pourquoi, me tire toujours un sourire, moi qui depuis longtemps, pourtant, n’ai plus l’amusement aisé.
Saint-Mesmin le bled perdu, dans les cinq cents habitants, en comptant ceux des hameaux alentours.
La nationale de Besançon à Lons-le-Saulnier passe à trois kilomètres au sud-ouest du village. L’en sépare un tortillon de route qui creuse à travers la forêt, s’échappant de la grande voie au beau milieu d’une ligne droite. Une petite départementale de rien, si mince, si étroite, si discrète que la plupart des conducteurs des voitures, des semi-remorques et, en été, des camping-cars, lancés alors à plein régime, profitant de la ligne droite, passent devant la bifurcation sans même la remarquer.
Le village lui-même est enserré dans une boucle que forme la Loue, niché, lové, caché au fond d’un presque cercle de falaises de craie couvertes d’une dense fourrure de bois : hêtres, charmes, chênes, frênes en faisceaux infranchissables – plus les désolantes carcasses enchevêtrées des innombrables buis que la chenille de cette fichue cydalima perspectalis a tués en trois semaines, un funeste été d’il y a peu. Cette configuration héritée du Jurassique, cette crête presque continue, ce quasi cirque qui nous enferme, explique pourquoi les habitants se trouvent de fait plus éloignés du reste du monde que ne le justifie la distance – sachant que Besançon, la grande ville, se trouve en vérité à moins de vingt kilomètres.
Quand une personne s’arrête au village, c’est qu’elle a voulu y venir et non qu’elle s’y retrouve par hasard, ayant trouvé le coin sur sa route. Ni qu’elle a été obligée d’y passer sur son trajet d’un point à un autre, car, au-delà, il n’y a plus que des kilomètres et des kilomètres de profondeurs de hêtraies et de chênaies ponctuées de clairières moussues qu’on nomme les bois de Champ-Reugney, du nom du petit bourg qui se trouve à une dizaine de kilomètres de l’autre côté. Autant dire : l’autre bout de l’univers.
Saint-Mesmin-sur-Loue, ça n’est sur le chemin de rien.
Conséquence : le plus souvent, ceux qui vivent là y sont nés, comme avant eux leurs pères et leurs mères et avant ceux-là leurs pères et leurs mères à eux, et on pourrait remonter comme ça jusqu’à des temps immémoriaux. On le constate facilement en ouvrant un annuaire des téléphones : à la page de Saint-Mesmin (trois-quarts de page, en fait) s’alignent une douzaine de noms de famille qui reviennent sans cesse, accolés à des prénoms différents, depuis les Robert et les Suzanne des temps anciens jusqu’aux Kevin et Samantha d’aujourd’hui.
Tous les habitants du patelin sont frère aîné ou sœur cadette de l’un ou d’une autre, cousin, neveu, bru, gendre, tant et si bien que, prenant au hasard deux individus aussi éloignés que, mettons, un gars de la rue de la Fontaine et, disons, une dame de la Grand-rue (ce qui fait cinq cents bons mètres !), c’est bien le diable s’ils ne sont pas liés familialement d’une manière ou d’une autre, sinon à cette génération, celle d’avant.
Au cas où un féru d’ethnologie rurale se prenait la fantaisie d’établir l’arbre généalogique du village, il se retrouverait vite devant un embrouillaminis de branches, branchettes, ramilles et brindilles aussi complexe qu’un de ces vastes bosquets de buis morts laissés par le maudit papillon d’Asie que j’ai déjà mentionné.
Finalement, au village même, on ne trouve guère d’étrangers que trois ou quatre vauriens de Besançon qui se la coulent douce pour moins cher qu’en ville, ou qui se planquent plus ou moins de l’autorité policière.
Aussi la grosse Florette, de La Grenouille Gourmande, originaire du Vaucluse, où ses parents avaient une auberge, et qui a racheté le café-restaurant suite au décès du vieux Gaston Collez, le patron d’avant, aucun héritier n’ayant voulu reprendre l’établissement.
Puis aussi un écrivain, venu d’on ne sait où, une sorte de barbu qu’on croise souvent au comptoir de La Grenouille, où, à la manière des poètes des anciens temps, il commande son vin rouge par pichets. Deux, trois… Même des cinq ou six les samedis soirs.
Se sont installés en outre depuis une quinzaine d’années autour du village, dans une ribambelle de hameaux de cinq, dix ou vingt maisons, appelés les Combes (La Combe-Renard, La Combe-Nouri, La Combe-Matthieu, La Combe-Bidal…), mélanges de lotissements de pavillons modernes et de vieilles bâtisses comtoises retapées à la bourgeoise, des gens qui habitent à Saint-Mesmin mais continuent à travailler à Besançon.
Des ruraux de la ville, si on peut dire.
Ceux-là ne fréquentent le centre du village qu’à l’occasion de rares festivités, vœux de la mairie, vide-grenier et quatorze juillet, pour y chercher parfois un pain de dépannage à la boulangerie, se taper un gueuleton chez Grandmain, une table réputée de la région, où une « petite bouffe sympa » à La Grenouille Gourmande.
C’est grâce aux votes de ces gens-là, en passe de devenir plus nombreux que les autochtones cent pour cent, que Garance Losserain, petite dame blonde aux cheveux ras, arborant toujours d’énormes boucles d’oreilles fantaisie, le plus souvent vêtue d’ensembles tailleurs griffés de dame des villes, native d’ici mais qui a vécu longtemps au loin avec son chirurgien de mari, a pu succéder sur le fauteuil de maire à son grand oncle, Émile Losserain, vieil agriculteur qu’on appelait « Le Mile« – celui qui m’a vendu le Moulin.
Et il y avait encore moi, Braco.
Caché.
Secret.
Planqué, nidifié, recroquevillé là en retour de mes guerres, enchâssé en ce lieu tel un voilier hauturier qui aurait renoncé aux grands larges pour s’enfermer dans une bouteille au verre épais.
Moi, Abel Braconni, qui m’étais confié à la douce routine des jours recommencés, impuissant volontaire, abandonné du temps comme il va, un peu comme les suppliciés libériens amputés des bras et des jambes par les enfants soldats de Charles Taylor qu’avec les commandos américains on observait dériver entre deux eaux, bouches béantes de terreur, livrés vifs au cours tumultueux de la rivière Mafissa.
Braco, propriétaire de cette ruine nommée le Moulin-Buisson, qui avais trouvé à y soigner à grandes goulées de calme et d’ennui les blessures de ma pauvre âme et y abriter les cauchemars qui me jetaient hurlant comme cent loups quasiment chaque nuit au bas de mon lit.
Dans les premiers temps, avant qu’elle s’entiche des soirées à la Grenouille, des caresses de Florette et des soumissions de sa jolie serveuse, Luna refusait d’une moue dédaigneuse, presque colérique, mes propositions d’aller à Saint-Mesmin (sur ta gueule, ah ! ah !).
Je m’en étonnais, surpris qu’une fille aussi jeune préférât refuser la compagnie et s’isoler avec ce qui était pour elle une sorte de vieillard, bien que nos activités de l’époque eussent un caractère hautement délectable. Ce n’est qu’un peu plus tard, lors d’une discussion, que j’ai pigé les raisons de sa misanthropie.
Pas la Grande Discussion Sérieuse sur la Vérité des Choses qu’on a fini par avoir. Non. Une autre.
Mais, vu qu’elle était relative (et comment !) aux morts sauvages qui sont advenues, avec tout le cortège de visages révulsés, de sang, d’excréments échappés des corps suppliciés et autres désagréments, je me dois de la rapporter.
L’écriture de ce récit est la dernière chose que j’accomplis sur cette terre. C’est en somme une sorte de testament, c’est à dire un document qui se doit être sérieux et précis. J’entends qu’il rassemble tous les éléments nécessaires à une compréhension satisfaisante de la tragédie.
La conversation dont je parle, elle s’est tenue à un moment pendant ce temps béni de mon existence que j’appelle ma lune de miel.
Ma lune avec Luna. Lune, lune, Luna. C’est marrant, ça…
Bref.
Oui, bref, c’est le cas de le dire !
Parce qu’elle n’a pas duré longtemps, la jolie lune de ma vie, juste une pincée de jours, chiche comme le peu de sel que saupoudre sur ses légumes à l’eau un vieillard au régime.
Seulement cette lune-là, elle était de la plus belle matière !
Elle avait le goût d’un de ces précieux premiers miels de printemps, quand les abeilles ont butiné dans la tiédeur revenue le pollen des mauves, des pâquerettes, des coquelicots, des chicorées qui enchantent les prairies à ce moment-là (malva sylvetris, bellis perennis, papaver rhoas, cichorium intybus), juste avant que les paysans s’en viennent avec leurs faucheuses attelées et transforment tout l’arc-en-ciel en foutu fourrage pour leurs bêtes.
(À suivre)