Tout le mois de juillet a régné un tintouin de tous les diables à Saint-Mesmin (dans ta poire, ah, ah !).
L’évènement le plus notable, tan–ta–ra–ta–tatan, sonnez buccins, pétaradez clairons : Grande-Saucisse, de son appellation officielle Mademoiselle le Commandant Pascaline Berthelet, a été dépêchée de Besançon avec quatre gendarmes subalternes pour prendre la direction de l’enquête.
Son premier exploit a été d’enguirlander (et de le faire savoir) Le Coët, le brigadier de Crangey, celui de la Nouvelle-Calédonie. Ce pauvre imbécile avait conclu trop hâtivement à la mort accidentelle du Bugne dans son escalier, sans se poser de questions sur la présence d’une statuette de berger allemand en miettes à côté du cadavre. Sans compter qu’il avait négligé de faire autopsier celui-ci, histoire de déterminer dans les règles si le trou ouvert au-dessus de sa tempe était bien le résultat de sa chute et non d’un autre choc – vérification désormais impossible, le Bugne ayant été incinéré sans autre forme de procès.
– J’ai la conviction qu’il s’agit eud’ meurtres et qu’y sont liés z’ensembles, disait Mademoiselle le Commandant à qui voulait l’entendre.
Elle ajoutait avec son accent de Picardie et son air d’avoir l’air d’une qui en sait plus que tout le monde :
– L’hypothèse al’n’ peut pas être exclue de l’apparition d’un tueur en série à Saint-Mesmin ou aux alentours.
(aux z’ôlintours).
« Tueur en série ».
L’expression était lâchée, comme un faisan d’élevage devant une lignée de chasseurs du dimanche.
S’en est ensuivie comme de juste une explosion médiatique à l’échelle rurale.
Ont pointé leurs nez des journalistes de l’Est Républicain ainsi qu’une équipe de FR3 dont le journal télévisé s’est fendu d’un reportage de trois minutes.
« Sur ce paisible village de Franche-Comté, désormais la peur règne… »
Dans l’Est Républicain, ce fut une demi–page comportant une description élogieuse de la Mémé, veuve exemplaire très appréciée parmi les siens dont « la mort dans des conditions atroces pose question » ». Et en prime un portrait du Bugne en ancien militaire d’élite, quasiment un héros, lui qui avait, question fait d’armes, surtout manié des clés à bougies et des extracteurs de rotules.
La Berthelet est venue chez moi, flanquée de deux gendarminets, un petit blond à moustaches, trentenaire au front déjà dégarni, et une Maghrébine encore plus jeune qui se prenait pour une amazone, jambes écartées, menton en l’air et main sur le ceinturon.
C’est là que j’ai vu Mademoiselle le Commandant pour la première fois comme la marchande de foie.
Qu’on imagine une endive osseuse affublée d’une tignasse jaune paille frisée, d’un nez trop long un peu tordu et renflé du bout, comme les vieux rois de France dans les livres d’histoire, et d’une absence totale de menton. En guise de regard deux yeux très rapprochés, petits, avec dedans toute la haine d’une femme qu’on a fait souffrir à propos de son absence de grâce et qui, du coup, a décidé d’emmerder au maximum et le plus longtemps qu’elle pourrait le plus grand nombre possible de gens.
Je sais que ça me dessert de la décrire en ces termes, elle dont la carrière a été relancée par mon incarcération. Mais comme j’ai l’intention de mettre fin à mes pauvres jours dès que j’aurai écrit la dernière ligne de la présente confession, son opinion sur ma personne, elle peut se l’administrer en suppositoire. Et ma juge d’instruction, pareil.
Si tenté soit qu’elles possèdent l’orifice idoine, parce que, constipées à ce point, l’une et l’autre, on se demande à quoi il leur servirait !
Mais gardons le fil…
Chaque chose en son temps…
Un chapitre après l’autre…
Le fil…
Lors de cette première visite, je n’eus droit à rien de plus qu’une vérification d’identité et des questions de pure forme.
– Où que vous étiez la nuit du meurtre… hmm… Et pis aussi l’soir eud’la mort à monsieur Gobey ?… Hum-hmm…
La Berthelet, c’était Luna qui l’intéressait.
Luna.
En tant qu’étrangère, dernière arrivante au village, qui plus est à une date qui correspondait à la mort du Bugne. Une nouvelle venue à propos de laquelle, à n’en pas douter, ses oreilles gendarmières avaient fait le plein de racontars.
– Foutrement jeune, moi j’vous l’dis…
– Puis dites, elle a un genre, hein ? Un genre, euh… Un genre, quoi !
Sans oublier ses tatouages.
Et que c’était du maquillage tant et tant, pire qu’à carnaval !
Et que c’étaient ses jupes, oh là là, qu’on lui voyait le haut des cuisses…
Et que c’étaient des clous et des anneaux ici et là, partout, c’est normal, ça, dites voir ?
– Un genre, quoi ! Qu’esse v’v’lez qu’j’vous dise !
À cette occasion, alors que Luna répondait aux questions de la gendarme Berthelet avec le mélange d’indifférence, d’hostilité et d’arrogance de la jeunesse rebelle à l’autorité, j’ai appris trois vérités.
Un : le mécano de Saint-Girons existait bel et bien ; il avait effectivement offert la camionnette Express à Luna, la preuve en était qu’elle possédait la carte grise et la déclaration de cession dudit véhicule.
Deux : Elle était née dans la Mayenne, à une date dont je n’ose même plus me souvenir, tant elle m’a fait me sentir vieux, avant de suivre sa mère qui avait divorcé d’un alcoolique qui la frappait pour s’installer dans l’Ariège avec un autre qui la cognait tout autant.
Trois : Elle s’appelait en réalité Ludivine Chavet ; ça ne m’a pas surpris ni déçu : je me doutais que des prénoms comme Luna, on n’en baptise les petites filles que dans les beaux quartiers des capitales ou dans les milieux bohèmes, et sûrement pas dans une cité HLM de Château-Gontier (Mayenne) non plus qu’au Bousquet, arrondissement de Saint-Girons (Ariège).
Ni même à Foix la marchande de foie…
Je ne sais pas si c’est la fatigue, la tension de l’enfermement ou la perspective toujours présente au fond de mon esprit de la fin prochaine de tout ce qui exista de moi…
Je sens que les pensées recommencent à s’emmêler, suivant cette allée ou celle-là, en changeant de nouveau, Thésée dans le dédale du Minotaure, la taupe égarée en ses labyrinthes obscurs…
Perdu comme un vieux curé usé perd sa foi.
Qui se dit ma foi…
Mais bon, bref, c’est comme ça et c’est tant pis.
Il faudra que ça aille, vaille que vaille, chaud devant, vent debout et hisse et haut jusqu’au bout, parce que c’est une chose que je dois accomplir avant de crever, un dernier effort à vivre, une dernière fois.
Dans la ville de…
(À suivre)