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Saint-Meurtre-sur-Loue 13

Publié par le 24 mai 2025


« 
Lune de miel avec Luna ».

L’expression est on ne peut plus juste car, comme pour les jeunes mariés, ce temps-là fut une vraie foire au sexe.
Au cul, comme elle disait.
Au cul grave, waoh !

Au fil de cette maigre coulée de jours, nous n’arrêtâmes pas de nous empoigner.
Nous frotter de toute la surface de nos peaux luisantes de transpiration.
Nous introduire l’un l’autre, nous enfoncer doigts et langues partout où on peut les glisser.

Nous haletâmes, couinâmes, gueulâmes.
Nous gémissions, râlions, grognions.
Nous nous abreuvâmes de concert en mots d’amour et de grossièretés, de celles qui font jubiler les sens.

On s’attrapait dans tous les lieux, là où ça nous prenait. Et Dieu que ça nous prenait souvent !

On s’est aimés dans toutes les pièces de l’appartement.
Sur tous les meubles susceptibles de recevoir nos deux corps endiablés sans s’écrouler sous notre double poids.
Dans ce que j’appelais la « salle de couture », au premier étage, parmi les bandes et les chutes d’un drôle de tissu noir dont les gens du moulin tiraient des sacs pour transporter je ne sais quelles graines. Puis contre l’énorme machine à coudre industrielle qui s’y trouvait – à un angle de laquelle, soit dit en passant, Luna se heurta une hanche si fort qu’elle en conservât un bleu pendant plusieurs jours.
Au grenier, accrochés à quatre mains à une poutre, si sale de poussière accumulée au cours de siècles qu’il fallût après quantité de savon, pour, riant à pleine gorge, nous décrasser.
Appuyés contre les clapiers de mes lapins.
Et puis aussi dans le hangar, sur la banquette à l’odeur de moisi de la Simca Aronde.

Et encore dans les bois, contre des troncs d’arbres, une fois en équilibre périlleux sur la branche d’un chêne que je savais facile d’accès, comme le baron Côme du Rondeau avec sa Violette, une autre fois au fond d’une ornière laissée par un de ces gros bulldozers forestiers que les bûcherons emploient maintenant, sur des lits de mousses vert absinthe tendres comme des gaietés d’enfants, et j’en oublie et j’en passe, ne rédigeant pas un ouvrage érotique mais mon ultime confession à moi, Braco, qui en ai tant à confesser et plus beaucoup de temps pour ça !

Conséquence notable : la nuit venue, après une dernière étreinte quasiment sage d’épousés, drelin drelin chérie sous la couette, je m’endormais aussi facilement qu’on se coule dans un bain tiède. Même sans avaler un de ces cachets que le colonel psychiatre du quartier Joffre à Besançon me prescrit à profusion, vu mes antécédents, je n’ai pas fait un seul cauchemar pendant toute cette période bénie.

Pas un de mes spectres n’est venu gâcher mon bonheur.
Ni les décapités de Kaga-Bandoro.
Ni ceux surgis de la caverne des emmurés du Tibesti.
Ni même l’acte épouvantable auquel les Khmers Rouges m’ont contraint sous les yeux de mon guide éventré, ni aucun des autres souvenirs de mes campagnes qui viennent d’ordinaire hurler tempête en travers de mon âme au mitan des nuits.

Au soleil levant, frais et joyeux comme un angelot du paradis, mon premier soin était d’aller ouvrir la grille à mes poules et de moissonner les œufs avant d’aller les faire cuire à la coque.Luna disait et répétait qu’il n’y en avait pas de meilleurs au monde tout en y trempant ses mouillettes, les suçant en gémissant des « Hmmm! » et des « Putain c’est carrément pas possible trop bon ! », quand ça n’était pas :
Pourquoi qu’y z’en vendent plus des œufs comme ça dans les magasins, c’est pourtant pas compliqué, merde, quoi !
Et il n’y avait rien de mieux pour me mettre dans le train de la joie, via la félicité et la paix de l’âme, pour la journée qui s’annonçait.

C’est ainsi qu’un de ces matins, dans l’entrée, en enfilant mes sabots de plastique (car, entre l’humidité qui monte en volutes brumeuses de la rivière plus celle qu’exhale la forêt, les rosées ruissellent à l’envi, tôt matin, sur le Moulin-Buisson) j’ai remarqué que les chaussures de Luna étaient boueuses.

Étonnamment boueuses.

Les docs de Luna, ce poème !
Noires à l’origine mais tant portées et si peu entretenues qu’elles étaient maintenant d’une sorte de gris pâle, le cuir strié de ces fines traces de sel de transpiration qui marquent les godillots portés pieds nus.
Et puis grandes avec ça ! Des godasses de clown d’une ou deux pointures de trop qu’à coup sûr elle avait piquées à un copain ou à un autre.

Même moi, le nabot, qui chausse si petit que mes frères d’armes s’en moquaient, j’aurais pu les mettre et m’y trouver à l’aise.

Elles étaient crottées, ce matin-là.
Deux épaisses couches de terre séchée incrustée de petits brins d’herbes leur faisaient à chacune un coussin marron en dessous et sur le pourtour des semelles, avec en plus des points d’impact partout où la boue avait giclé.
En y regardant de plus près, je me suis rendu compte qu’en plus de la terre et des brins d’herbe, il y avait des grains de sable.

Plein.

D’une variété jaune beige parsemée de minuscules graviers noirs que je connais bien : celle qu’on ne trouve que sur le chemin qui mène au village en longeant la Louecelui qu’on appelle : Chemin du Bord-d’Eau.
Du sable de fond de rivière que la Loue apporte avec elle pendant les crues d’automne et de printemps, avalant en premier chef le Bord-d’Eau, le rendant impraticable, et m’obligeant à emprunter la route d’en haut pour me rendre à Saint-Mesmin, faute de posséder un canot.

Reposant les chaussures, j’ai murmuré :
Une marchande de foie qui vendait du foie…

Il était normal qu’il y ait de la boue sur le chemin du Bord-d’Eau, car la veille, le ciel s’était couvert en fin d’après-midi et une ondée avait accompagné le crépuscule. On ne l’avait pas remarquée sur le coup, occupés que nous étions dans la baignoire à accomplir des actes hautement délectables.
On ne s’était rendus compte que tout était mouillé dehors que plus tard, alors qu’on sirotait un café arrosé de gnôle de prunelle devant la maison et qu’on observait, avant d’aller nous coucher, le vol rompu des chauves-souris (Pipistrellus pipistrellus) qui nichent le jour dans mon écurie et qui striaient à cette heure-là de leurs voltes le halo de la lanterne du porche.

Le glas a sonné à l’intérieur de mon être.

Je suis allé ouvrir aux poules. Les mains tremblantes, j’ai récolté les œufs et donné à manger aux lapins des pissenlits et des épluchures tout en récitant, dents serrées :
– C’est bien la première fois… et la dernière fois… que je vends du foie… dans la ville de Foix…

(À suivre)

 

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