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Saint-Meurtre-sur-Loue 03

Publié par le 1 mars 2025


La chambre de sa maman défunte, Bugne en a
fait son « onanismodrome ». Il a poussé tout contre le mur, en dessous de la fenêtre aux volets de fer désormais toujours clos, le lit de ferme à rouleaux en bois de noyer (qui aurait valu une bonne somme chez l’antiquaire à Crangey mais Bugne disait qu’il allait téléphoner et oubliait la minute d’après). La télé est installée sur une commode. Se trouve placé devant un vieux fauteuil en simili cuir couvert de coussins qui ont été un jour de couleurs vives, avec des rayures et des fleurs, mais ont pris la teinte livide du reste de la maison.
Assis là, entouré de magazines de programmes ouverts sur des photos de speakerines et d’héroïnes de feuilletons qui rient à dents que veux-tu, il a soulagé sa sexualité à la main.

Je le mentionne ici sans pudeur car le Bugne ne faisait pas mystère de ses pratiques.
Oh
que non !
Il n’arrêtait pas de bavasser à propos de ses fiancées (c’est ce qu’il disait : « Je m’en fous, j’ai mes p’tites fiancées à la maison« ) au comptoir de l’un des deux cafés-restaurants du village, suivant que c’était le Jean-Michel Grandmain ou bien Florette, la patronne de La Grenouille Gourmande, qui avait consenti à le supporter cette semaine-là.
Le type pouvait en parler à l’envi, de la bouche salace de la blondinette qui présentait « le jeu, là, avec l’autre con qui présente !« . Et aussi du cul en amphore (il disait comme ça : « en amphore« ) de la métisse du treize heures quand elle changeait de plateau pour aller rejoindre l’invité du « Questions à« . Ou bien encore des seins qu’il aurait volontiers « bouffés, tiens, miam, miam, miam ! » de celle à l’air d’Italienne qui « disait des sketches à l’émission marrante d’avant les informations«  !

Auprès de ceux que ces tristes pratiques et ces pitoyables propos offusquent, je prie de lui accorder un peu de compréhension.

À Besançon, ville citadelle, les militaires en nombre depuis des siècles en raison des différentes menaces couvant à l’Est sont partis depuis la chute du Mur de Berlin. Et avec eux, faute d’ouvrage, les prostituées aux prix abordables qui officiaient autour de la rue Bersot.

Riche de seulement sa pension d’invalidité qu’il avait décroché on ne sait comment, Bugne n’avait pas de quoi se payer un gueuleton au Roi Fleuri, l’auberge du côté de Myans réputée pour ses poules de luxe. En outre il était trop timide, empêtré de complexes de vieux garçon, de plus homme de petit pays, redoutant le qu’en-dira-t-on, pour aller s’acheter des revues cochonnes au tabac-presse de Crangey. Quant à Internet avec tous les sites de pornographie qui s’y étalent… il n’avait même pas d’ordinateur.
Comme moi. Seulement moi, c’est parce que ça ne m’intéresse pas. Lui, il n’aurait pas su s’en servir.

Je me demande si toutes ces dames qui ont l’air on ne peut plus contentes de s’exhiber à la télévision savent avec quels yeux tous les misérables Bugne de France les regardent ?
En ont-elles conscience, de ces milliers de types, qui la peau blême, qui le teint rougeaud, assis qui sur un fauteuil, qui sur un divan, le souffle haché et la langue un peu sortie, agitent leurs bistouquettes pendant que leurs regards de chiens se repaissent de leur chair supposée ?

(Ça y est, je m’égare comme la taupe en terre...)

Le Bugne, j’y reviens.

Donc : il titube.
Il n’a pas actionné le commutateur. Ça ne servirait à rien. L’ampoule a claqué il y a longtemps et il n’a pas pris la peine d’aller en acheter une autre.
Il le connaît par cœur, son couloir, alors pourquoi dépenser ?
Sans compter que s’y coule, suffisante, au travers une lucarne fendillée, la lumière orange d’un réverbère planté à une vingtaine de mètres dans la rue de l’Église.

C’est un corridor assez étroit, avec les portes de sa chambre, de celle de sa mère et de la salle de bains. Les cloisons sont recouvertes de papier peint dont le motif représente un bateau de corsaires de l’ancien temps sur un remous de vagues tarabiscotées, répété des dizaines et des dizaines de fois, et dont les bords se gondolent en haut, au niveau du plafond. Au bout de ce couloir, il y a une rampe de bois qui surplombe l’escalier sur environ deux mètres.

Là, le Bugne s’arrête.
Sa main poisseuse (il ne s’est pas essuyé après son affaire devant la grande rousse du dernier bulletin météo) est fermée sur la rampe. Sa bouche est restée ouverte bien qu’il ait arrêté de respirer, et dans les tréfonds de sa poitrine son cœur cogne la chamade parce que, en dépit de toute la fumée vineuse qui emplit sa tête, il a remarqué quelque chose qui n’est pas du tout normal.

Contre le mur, entre les portes de sa chambre et de celle à masturbation, en dessous de la photo encadrée dans un ovale d’un grand oncle à moustaches, il y a un buffet pourvu de tiroirs aux poignées de laiton. Dessus repose un napperon au crochet de laine blanche devenue verdâtre. Sur celui-ci devrait se trouver un chien-loup en céramique imitation bronze, lot d’un tir à pipes de fête foraine qui, couché de tout son long sur du vert qu’on imagine être de l’herbe, la gueule levée et la langue tirée, halète dans ce bout de couloir depuis les années soixante.

Sauf que ce soir, à la place du chien, il ne reste plus au milieu du napperon qu’un rectangle étonnamment clair que fait luire la lumière qui sourd de la lucarne.

Immobile, le souffle suspendu, le Bugne comprend quelque chose qu’il n’aurait jamais cru avoir à comprendre un jour. Il le comprend confusément mais immédiatement : l’absence du chien sur le buffet révèle que sont en route des évènements néfastes pour sa personne.

Alors, une latte du plancher grince derrière lui.

Le Bugne, du coup, lâche tout l’air qu’il retenait dans un gémissement de chiot perdu. Il sait que ce n’est pas un chat comme il s’en glisse parfois par la lucarneNon plus un rat venu du grenier d’au-dessus, dont il connaît bien le galop furtif

Mais une personne, oui, une personne humaine tapie dans le noir !

Le couinement du vieux bois est suivi d’un crissement étrange de plastique froissé. Puis c’est le léger bruit de baiser mouillé, double, encore plus angoissant, de semelles de caoutchouc sur le sol.
Le son se répète, visqueux.
Dans la toute petite partie de conscience qui lui reste, la miette d’esprit que l’alcool et la terreur lui laissent, le Bugne comprend qu’un pas s’approche de lui. Un pas chaussé de bottes de caoutchouc, telles qu’on en porte pour la pêche, la marche dans la boue et les travaux de ferme.

Il se précipite en avant, perdant une de ses pantoufles (c’est la Berthelet qui l’a dit à notre maire, les gendarmes ont trouvé sa charentaise gauche abandonnée sur le palier et l’ont enfermée dans un de leurs sachets, sentant horrible, et pourtant j’en ai reniflé des puanteurs dans mes enquêtes, Garance, jte prie eud’me croire : pes-ti-len-tielle !).
Au moment le gros s’élance dans son escalier, l’angle du support du chien-loup lui frappe la tempe droite, brise l’os comme un brodequin de paysan les crânes d’une portée de chatons indésirables.

La pointe de céramique s’enfonce dans le cerveau.

Le Bugne dévale les marches.
Il est mort mais sa gorge l’ignore encore qui exhale des cris de cochon sacrifié.
M
ais sa cervelle ne le sait pas non plus, qui lui dit combien son existence a été vaine et à quel point il n’a rien fait qui vaille.
Lui résume, cruelle, tout ce temps gâché à boire des litres et des litres de boissons qui ne le rendaient même pas joyeux.
Lui souffle, amère, qu’il a laissé sa maman mourir dans la détresse !
Qu’il n’a même pas connu l’amour, sauf au cours d’une nuit de 1976, du temps de son armée, avec cette grosse femme mariée qui était malheureuse et ivre de bière à la foire de Karlsruhe

En bas, le corps s’écrase sur le carrelage, produisant un bruit de sac de grains jeté du haut d’une grange.

La forme sombre de l’assassin se penche sur la rampe pour contempler son ouvrage. Elle lève le bras et jette la statue du chien-loup. Il y a une déflagration suivie de cliquetis quand l’œuvre de foire rencontre le sol et s’y éparpille en miettes.

La lumière qui vient de la lune ou bien du réverbère plus loin dans la rue et qui s’insinue comme une vapeur par la lucarne fendillée se pose sur la silhouette, éclairant le visage d’une jeune fille.
Elle paraît un fantôme d’ombre dans cette obscurité, revêtue qu’elle est d’un imperméable de plastique. À la surface de celui-ci dansent des reflets qui soulignent les plis de la matière noire et brillent sur les petits boutons qui le scellent sur le devant comme ceux d’une soutane de prêtre.
Ce spectre de grand-guignol a posé sur la rampe deux mains qui ressemblent à des serres de rapaces, glissées qu’elles sont dans des gants de latex noir très épais, du genre de ceux que portent les manutentionnaires d‘industrie.
Son visage est un rond parfait qui paraît surgir de la cagoule, elle aussi de matière plastique, elle aussi couleur d’ébène, couleur de nuit, qui lui enserre la tête, de la racine des cheveux au menton.

Elle rit, comme ravie d’une bonne blague qu’elle viendrait de faire.

Ses yeux sont terribles. Ils ont la brillance de ceux qu’animent la cruauté et le plaisir de faire souffrir.
La fixité malade de ceux qui sont persuadés de rendre la justice.
Et aussi cette espèce d’égarement pitoyable, Ô combien pitoyable, de ceux qui, au fond d’eux-mêmes, se savent aventurés loin des chemins de l’humanité.

C’est Luna.

Ma Luna.
Mon amour.

(À suivre)

 

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