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Saint-Meurtre-sur-Loue 04

Publié par le 8 mars 2025


Ma vie était simple
au Moulin-Buisson, entre rivière et bois, à deux kilomètres cent quarante-sept mètres du village de Saint-Mesmin-sur-Loue.
Avant.
Une existence aussi dure que douce, rustique, terrienne, régulière, paisible…
Un peu ennuyeuse, aussi. Juste comme il faut.

Moi qui ai arpenté maints endroits du monde, fusil mitrailleur à la main, la frousse aux boyaux et le meurtre au dents, je l’affirme : plus apaisant à l’âme que ce petit coin de vallée de Franche-Comté, ça ne se rencontre guère.
Le Moulin-Buisson, mon
refuge.
Ma grotte.
Mon humble palais si commode à ma détresse.
L’antre délicieux de solitude quhélas je ne reverrai jamais plus !

J’ai pu racheter en 2002 cette ancienne minoterie désaffectée, alors quasiment en ruines, avec la prime que m’a valu à ma démobilisation une sanglante affaire en République Centrafricaine, gratification suspendue à l’obligation de garder le secret sur ladite affaire.

C’est un imposant bâtiment à trois branches en U, d’épaisses pierres d’un blanc crémeux que coiffent des toits de tuiles rouge sang-d’homme tavelées de rouelles de mousse du genre Bryophyta.
Je m’y étais aménagé un appartement qui, bien que vaste, n’occupait qu’une petite partie de l’aile principale, celle où vivaient jadis huit à dix familles d’ouvriers sur deux étages de logements surmontés d’immenses combles aux charpentes de couvent gothique.
On accède à ce presque immeuble par un large escalier de pierre à deux rampes courbes qui, bien qu’il soit de facture grossière, donne un petit air de manoir à l’ensemble.
La base du U, plus basse, sans étage, et aussi plus courte, sept mètres soixante-trois d’un bout à l’autre, abrite une modeste salle de classe à l’ancienne avec deux rangées de pupitres, un tableau noir, la chaire du maître sur une estrade, des patères à boules et même un vieux poêle à charbon.

Je n’ai rien touché.

Si on compte pour rien que tout ce qui est de bois est rongé par les termites, et que le haut du tableau est couvert d’une fameuse couche de toiles d’araignées, on pourrait y voir débouler dans la minute les gamins des ouvriers minotiers, avec leurs crânes ras et leurs blouses grises, prêts à chahuter, se défier aux osselets et transpirer sur les tables de multiplications, les conjonctions de coordination, mais-ou-et-donc-or-ni-car, et les emphases de Lamartine, « Voici le banc rustique où s’asseyait mon père…« .

À côté de la salle de classe, on trouve un petit logement destiné à l’instituteur dont j’avais fait mon poulailler avec en plus, au fond, un rang de clapiers pour mes lapins. J’y enfermais mes poules la nuit pour les protéger des fouines (Martes foina), renards (Vulpes vulpes) et blaireaux (Meles meles) qui hantent les bois alentours, toujours partants pour un banquet de volailles.

La troisième branche de la maison consiste en une écurie de huit stalles que scelle un long portail sur glissière. Je m‘en servais comme hangar à outils, cave pour le vin, les réserves de conserves, deux grands congélateurs, et comme abri pour mon bois de chauffage. J’y entreposais aussi mon camion, dont je me servais peu, à côté d‘une vieille Simca « Aronde » qui s’y trouvait déjà à pourrir à mon arrivée.

Dans le terre-plein qu’encadrent les branches du U, j’avais planté deux jardins, l’un de fleurs pour me réjouir l’œil aux beaux jours, l’autre maraîcher, que séparait une allée de larges pierres plates glanées aux alentours. J’y laissais picorer mes poules pendant la journée, plus un couple de canards qui me débarrassaient des limaces, mieux et plus proprement que les saletés empoisonnées qu’on trouve en magasin.

Le mur extérieur de l’aile d’habitation plonge directement dans la Loue. Ainsi, depuis la plupart des pièces de mon logis, je jouissais d’une vue merveilleuse sur le méandre qui la courbe à cet endroit.
Oh, la splendeur combien apaisante de son vaste dos vert bleuté !
La majesté de la falaise qui en borde l’autre rive, festonnée de verdure, couverte jusqu’à sa cime de forêt moutonneuse !
Et aussi le spectacle toujours renouvelé de l‘ancien barrage de prise d’eau de la minoterie, une sorte de cascade d’environ deux mètres de haut qui, traversant le courant d’une rive à l’autre, glougloute, chuchote, grogne, gronde ou bien rugit, en fonction de la sécheresse, des pluies ou des crues de la fonte des neiges.

L’école et le poulailler donnent, eux, sur l‘ancien bassin de retenue du moulin, un étang rectangulaire d‘une eau sombre immobile qui s’ensile lentement mais sûrement de vase boueuse, résultat des feuilles mortes qui, charriées par le courant de la rivière, viennent à l’automne y finir leur course.

De l’autre côté de cette morte mare qui, aux brûlantes heures d’août, exhale un souffle aigre de végétation faisandée, se trouve une petite île qu’on pouvait rejoindre jadis par deux ponceaux aujourd’hui effondrés. S’y élèvent les ruines de la minoterie elle-même. Là ne sont plus que murs, carreaux cassés et toitures crevées dont émergent de ci de là un moignon de poutre verdi par les mousses. Toute la mécanique des intérieurs ayant été démantelée et vendue, ce n’est plus qu’une carcasse vide que la végétation engloutit peu à peu et où ne remuent désormais que les oiseaux qui y nichent, les mulots qui s’y terrent et les serpents qui s’y lovent, les uns dévorant des autres.

Du côté du bâtiment opposé à la rivière part un chemin filant droit sous une voûte de tilleuls, tilia petiolaris, qui rejoint la route du village. C’est un des deux accès à mon royaume, l’autre étant un sentier qui court le long de la Loue et qu’on appelle chemin du Bord-d’eau.
S’élève un hêtre pleureur, fagus sylvatica pendula, qu’on appelle communément « foyard », arbre d’une telle majesté que c’est un honneur de vivre à sa proximité.

Et puis il y a encore, à une cinquantaine de mètres, visibles seulement en hiver, à travers les branchages, quand la végétation est nue, les ruines d’une maisonnette.
Quand j’ai visité les lieux pour la première fois avec le Mile, l’ancien maire, il m’a dit que c’était là que vivait autrefois une femme qu’on surnommait « La Veuve » ou bien « La Souille ». Vu le clin d’œil grassement mâle dont il avait accompagné son propos, appuyé de trois vigoureux coups de reins dans le vide, j’avais compris quelles étaient les fonctions de la dame.
Aujourd’hui, la tortille d’accès est envahie de mûriers et d’églantiers (moraceae, rosa canina) hérissés d’épines aussi menaçantes que des griffes de chat haret, au point que, même s’il se trouvait dans la masure une fille de roi endormie pour cent ans, je ne m’y hasarderais pas.
Les entrelacs de ronces, c’est connu, ne s’écartent que pour laisser passer les princes charmants. Et je ne suis pas de ceux-là, c’est connu aussi.

J’avais dans ma bibliothèque un livre sur l’histoire du canton écrit par un instituteur à la retraite qui consacrait quelques pages au Moulin-Buisson. (Un monsieur Bertrand Gelinot, qui devait recevoir une subvention du Conseil Général, ne l’a pas obtenu, a été obligé de publier son ouvrage à compte d’auteur, et en fut tant scandalisé, ai-je appris, qu’il en est décédé l’année d’après). Il raconte comment un dénommé Willem Buisson, héritier des horlogeries de précision Buisson, ayant découvert en ce creux de méandre les restes d’un ancien moulin datant du Moyen-Âge, s’appropria le lieu. Il fit consolider le barrage de prise d’eau creusé par les anciens et élargir le bief ainsi que le bassin de retenue, eux aussi œuvres des médiévaux. Puis il rasa les dernières reliques du moulin des temps révolus et éleva à la place une minoterie moderne pourvue en ses intérieurs de tout un tas de poulies, trémies, augets, axes et engrenages destinés à démultiplier la force motrice du courant jusqu’à des puissances jamais atteintes, de quoi dévorer de ses meules broyeuses le blé, le sarrasin, l’orge, le seigle, le millet, l’avoine et l’orge. Et que l’auteur, ce monsieur Gélinot, visiblement passionné par la question, décrit longuement.

Il y a des anciennes photos qui montrent le bâtiment à l’état neuf. Aussi le portrait d’un directeur à lorgnons, gorgé de sérieux, d’importance et de messe du dimanche, le ventre serré dans un gilet boutonné de corne et barré d’une chaîne de montre. Deux mécaniciens tout fiérots devant la machinerie de la minoterie. Et un groupe d’ouvriers, une douzaine d‘hommes barbus en tabliers de grosse toile, aux faces dures de la peine à vivre, qui regardent devant eux avec cet air effaré des petites gens de ce temps-là, pour qui un appareil de photo était encore un objet mystérieux.

Dans ce groupe, il est possible que figure mon arrière grand-père, un certain Sigismondo Braconni. Ce n’est pas sûr. Sur la reproduction, le grain de la photo est trop épais, et puis les pilosités des gars leurs mangent la figure et ce serait s’avancer d’affirmer que celui-là, celui-ci ou l’autre d’à côté présente une ressemblance notable avec moi.

Je ne mentionne le fait que pour dire que c’est un peu pour voir l’endroit où mon aïeul avait travaillé, après qu’il eût émigré de sa Sardaigne natale, que je suis venu dans le coin en 2002 et que j’ai trouvé le domaine à vendre.

On a donné à Gelinot, l’instituteur, les palmes académiques à titre posthume.
Mon cul.
Moi qui me suis laissé agrafer sur la poitrine tant de breloques pour avoir tué, blessé, brûlé, torturé et même emmurés vivants des ennemis de la patrie, je le dis, je le crie, je le gueule : mon cul !
Je m’égare, je sais.
J’ai prévenu : ma pensée, c’est un écheveau d’idées qui se croisent et s’emmêlent, pire que le dédale où Thésée s’en est allé saigner le Minotaure. Ça s’enfuit de droite et de gauche, d’un côté, de l’autre, tant et si bien que c’est facile de se perdre sans espoir de retour, vu que tout le monde n’a pas la chance d’être aimé d’une Ariane prête à lui prêter son fil.

Bref, le Moulin-Buisson.

Voilà où mon existence s’écoulait, soigneusement régulière, soumise aux marées des saisons.
Printemps de parfums, de couleurs retrouvées, de chants d’oiseaux affolés de bonheur
És engourdis par les feux du puissant soleil de l’orient de France, continental, que ne vient rafraîchir aucune brise de mer...
Novembres scandés de lourdes pluies qui parfois faisaient déborder la Loue, me cernant de crue boueuse, naufragé sur son îlot...
Et puis ce temps hébété, clair et dur, ce temps que scande sonore le tic-tac de la pendule, ce temps de ciel en goudron et tourmentes, ce temps qui semble durer plus que la nuit des temps, qu’on appelle par ces rudes contrées l’hiver.

Oui, l‘existence était bonne, somme toute.
Avant.
Douce, gentiment gourmande, rustique, un peu chiante et un peu con.

Avant qu’elle déboule, elle.

Elle, comme la tigresse folle d’un vieux cirque déchire le papier tendu sur un cerceau.
Elle, comme la buse en rage qui, ayant tournoyé longtemps en cercles de plus en plus petits, faisant résonner dans la vallée son piaulement de famine, s’abat sur le coin de prairie où se terre un mulot paniqué.
Elle, comme la chevrotine tirée par un enfant qui, du fusil piqué au père, s’en vient frapper un carreau de cuisine, l’oiseau en cage du voisin ou la poitrine d’un second garnement…

Luna.

(À suivre)

 

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