Au début du mois de juillet : récidive.
Nouveau crime.
Victime : Mélisse Gonthier, veuve et dame à chats qu’on appelait couramment « la Mémé ».
On disait également la Radine, la Pingre, l’Avare, mais pour ça on attendait qu’elle ne fût pas à proximité, sous peine pour le médisant de se prendre un bon coup de bâton de frêne sur le coin de la figure – car on aurait aussi, à raison, pu la surnommer la Malcommode.
Dure à cuire ou pas, c’est quand même elle qui a fourni à Luna son deuxième cadavre.
Oh Luna ma petite folle, ma meurtrière aimée, ma sanglante amante !
Conséquence : Saint-Mesmin a vu débarquer, hélas, mademoiselle le commandant Berthelet.
La dépouille du Bugne dans sa mare de sang et de cervelle n’avait eu droit qu’à une escouade de la gendarmerie de Crangey dirigée par un brigadier (Le Coët, un Breton qui soûle tout le monde au repas annuel des chasseurs du canton avec ses histoires de la Nouvelle Calédonie où il est resté trois ans en poste et, apparemment, dans sa tête, n’en est toujours pas revenu). Le Coët et ses subalternes s’étaient contentés de mener une enquête de routine, persuadés que le Bugne, soiffard réputé, avait perdu l’équilibre tout seul dans son escalier au détour d’une cuite encore plus sévère que d’habitude. Ils avaient emballé le corps et placé les pièces à conviction dans les sachets en plastique prévus à cet effet, dont la pantoufle parfumée au jus de pied abandonnée sur le palier.
Mais là, comme l’état de putréfaction du cadavre de la Mémé, ajouté aux parties dévorées par ses chats, pauvres bêtes affamées, indiquait que sa mort remontait à plus d’une quinzaine de jours, on se trouvait devant deux crimes commis dans un même village et dans un laps de temps relativement rapproché.
Des faits graves qui nécessitaient l’envoi sur place d’un officier supérieur.
Et, manque de chance, ça a été Pascaline Berthelet, cette maigre truie à la hure fouineuse.
Le plus triste dans cette affaire, c’est que la découverte du corps est de nouveau revenue à Andrée Collez, qui avait déjà trouvé le Bugne !
Il faut dire que l’Andrée rendait visite à Mélisse Gonthier ou vice versa quasiment chaque jour en amies qui se connaissaient depuis l’enfance, leurs parents à toutes les deux ayant travaillé à la minoterie. Et d’autant plus proches qu’elles étaient dans la même classe en leur temps, à l’école qui se trouve être désormais ma propriété.
Un jour qu’elles se promenaient toutes deux vers le Moulin-Buisson, je les avais invitées à y entrer et j’en avais eu pour une bonne heure d’exclamations ravies, de cris de pies, de « Oh ben ! », de « C’est vindieu pas possible ! » et de « Tu t’rappelles, dis ? » à n’en plus finir…
C’était celui-là ou celle-ci qui était assis à ce pupitre ou bien à l’autre devant. Untel qui était bête à redoubler toutes ses classes. Un autre qui était si drôle, toujours à inventer des niches. Une telle qui était une sacrée garce. Le maître monsieur Machin qui était si attentif et si généreux par rapport à la maîtresse mademoiselle Truc qui lui avait succédé et que, elle, par contre, c’était une vraie peau de vache, etc… etc…
Après la visite, je leur avais proposé un verre d’Arbois que j’avais au frais et elles m’avaient vidé la bouteille, les deux vieilles !
Bref…
(Je sens que mes pensées recommencent à s’égarer. La main ferme sur la barre du récit, Braco !)
Bref…
Après avoir frappé plusieurs jours de suite à la porte sans obtenir de réponse, Andrée s’est décidée à entrer et a trouvé la Mémé la tête fendue allongée sur le ventre, devant la porte du cellier où elle rangeait ses conserves, son vin et le bois pour le fourneau.
Je disais : le plus triste.
Il faut imaginer Andrée Collez découvrant sa vieille copine à terre.
Un fer de hache planté dans sa tête, bien au milieu.
Se représenter le manche de noyer poli par l’usage dressé comme un pilier de clôture, avec son ombre qui filait de biais, semblable à une aiguille de cadran solaire, poussée par la lumière du cellier restée allumée…
Les plaies du bas des cuisses ouvertes à en laisser voir les tendons, là où les chats avaient dévoré la chair, ayant choisi d’instinct la partie du corps à la fois la plus facile d’accès et la plus tendre...
La flaque de diarrhée post mortem que le pauvre cadavre avait laissée filer, souillant le carrelage si bien récuré d’ordinaire…
Cette pauvre vieille Andrée qui n’avait pas encore tout à fait digéré le spectacle du Bugne sanglant au pied de son escalier a été si choquée qu’elle en a fait un infarctus le soir même.
La femme de son petit-neveu, Jennifer Collez, était présente. Une gentille blondinette qui tient la caisse de la boulangerie de son tonton, Benoît Collez, contentant tout le monde par ses jolis sourires, ses « Bonjour, comment ça va aujourd’hui ? », des « Merci bien ! » et autres « Bonne journée! » qui transforment la corvée d’acheter le pain en un vrai plaisir…
Mais je me paume.
Encore !
(La taupe perdue en ses tunnels obscurs. L’hameçon entortillé à la branche.
Le mot utile qui en entraîne un autre, inutile et déplacé, celui-là. La vérité d’avant, l’erreur d’après, tout ce désordre… Contrôle, nom de nom !)
Je reprends…
La petite Jennifer a fait ce qu’il fallait : elle a appelé le SAMU dans la minute. Malheureusement, il s’est trouvé que l’ambulancier était de Belfort, en poste à Besançon depuis seulement trois mois. Il a tâtonné pour trouver la route jusqu’à Saint-Mesmin au point d’en arriver sur place trop tard, alors qu’ Andrée Collez était décédée.
Il faut dire que, du fait du manque de crédits pour renouveler le parc automobile, l’ambulance était un vieux clou dépourvu d’un GPS comme il y en a dans tous les véhicules de nos jours. Voilà comment une brave dame qui n’a jamais répandu que la bonté autour d’elle se retrouve, faute de budget conséquent, à rendre l’âme avant l’heure !
Le massacre de Mélisse Gonthier, je le vois bien, mieux que je ne voudrais, même.
Mes imaginations, comme je l’ai déjà dit. Sans compter ce que m’a raconté Luna quand on a eu notre Grande Conversation Sérieuse à propos de la vérité des choses.
Je le vois d’autant mieux que je connaissais la maison.
C’était moi qui avais livré à la Mémé son bois à la fin de l’été, huit stères de bon charme et de bon chêne que j’avais coupés sur ma parcelle d’affouage dans la forêt de Champ-Reugney, au bord de la combe dite des Demoiselles, et que j’avais laissés sécher sous tôle pendant trois ans.
Ce n’est pas que la Mémé fût impotente, elle qui cultivait toujours son potager, à quatre-vingts ans passés, et qui s’aventurait loin dans les bois, haut dans les crêtes à la saison des morilles, visitant des taches qu’elle était la seule à connaître. Seulement, elle souffrait d’un problème de dos, une spondylarthrite ankylosante qui lui interdisait la plupart du temps de porter des lourdes charges, a fortiori des bûches qui sont, quel que soit la manière dont on s’y prend, pénibles à déplacer.
Je lui avais rangé son bois en belles piles bien droites dans son cellier, et elle avait été si contente de mon travail qu’elle m’avait payé sur le champ, sans récrimination ni délai, elle qui éprouvait tant de mal à ouvrir son porte-monnaie.
Quand les anciens étaient alignés au comptoir de chez Grandmain ou à La Grenouille Gourmande et que l’un d’eux rechignait alors que c’était son tour de payer la tournée, il y en avait toujours un autre pour lui lancer :
– Dis-voir, ce s’rait pas toi le fiancé à la Mémé, des fois ?
Bref…
Oui, je la vois, Mélisse sur son point de mourir.
Elle est dans sa cuisine. La pièce est vaste, comme on les concevait dans l’ancien temps. Elle est surtout obscure. Ne sont que des ombres la grande table couverte de toile cirée, les chaises, le fauteuil à bascule dans son coin, la huche à pain et le reste. Bien malin ou bien nyctalope qui devinerait la forme d’un humain entièrement vêtu de plastique noir, accroupi, animal sauvage aux aguets, à côté de la poubelle au coin de l’évier.
Luna.
Ma Luna, ma pauvre petite folle qui, désormais initiée au plaisir de l’assassinat, en redemande de toute son âme et s’est de nouveau grimée en créature de nuit pour errer sous la lune en quête d’une mort à prodiguer.
La Mémé a sa bonne tête de mamie de réclame pour des confitures, avec ses cheveux gris en courte crinière, sa petite bouche comme une cerise et surtout ses pommettes bien rouges de paysanne vaillante aux travaux en extérieur, qu’il pleuve, vente ou gèle – et s’il pleuvait des crapauds, ce serait pareil !
Elle porte une de ses robes-blouses en nylon à petites fleurs pivoine sur fond bleu œuf de rouge-gorge, avec par-dessus un tablier de grosse toile grise dont les deux grandes poches sont boursouflées par tout le fourbi qui s’y trouve logé. Aux pieds elle a ses sabots d’intérieur tout confort avec un petit rang de fausse fourrure à l’empeigne.
Elle s’emploie à un ouvrage quelconque, bien sûr. Il était bien rare qu’on voie les mains de la Mémé sans un ustensile ou un outil dedans, un balai à passer, une assiette à essuyer, une cuiller à remuer la soupe ou bien une aiguille à coudre ou à tricoter.
Il est déjà tard, vers les onze heures, mais elle n’en a cure, elle qui ne dort plus guère que trois ou quatre heures par nuit. Il faut bien qu’elle trouve à s’occuper, la brave femme, durant ces longues veilles que les insomnies de la vieillesse lui imposent.
Et pendant qu’elle vaque à ceci ou à cela, Luna, immobile, tapie, ombre parmi les ombres, frôlée de temps en temps par l’un ou l’autre des chats en maraude, l’observe de ses yeux sombres au fond desquels dansent des luisances de meurtre, attendant son heure.
La maison est une de ces antiques bâtisses comtoises aux murs épais de forteresse et au large toit pentu. Elle est grande mais la plupart des pièces sont closes et peuplées de meubles comme des fantômes immobiles sous leurs housses blanches.
Depuis que son mari (il se nommait Gérard, m’a-t-on dit) est mort au bout de seulement six mois de chômage après avoir été un des licenciés économiques de la Rhodia, la grande usine de textile artificiel de Besançon, Mémé n’occupe plus que la cuisine. Et aussi une sorte d’alcôve au fond de celle-ci où elle a installé un lit de fer que flanque un petit meuble de chevet avec dessus une veilleuse bleue, effigie de la vierge Marie, rapportée d’un lointain voyage à Lourdes.
C’est là qu’elle vit. Ça suffit bien pour offrir le café aux voisines ou aux voisins qui passent.
Elle ne reçoit jamais d’autre visite, et surtout pas de ses filles, toutes les deux mariées, une à Sochaux, l’autre du côté de Lyon, toutes les deux fâchées et qui n’attendaient qu’une chose, c’est que leur mère se retrouvât au cimetière pour mettre la maison en vente, un beau paquet de sous en perspective (la commandante Berthelet, plus tard, suivra un moment cette piste avant de l’abandonner, l’aînée comme la cadette ayant présenté des alibis irréprochables).
(À suivre)