Je lui ai montré le salon et la salle à manger où je n’entrais guère. C’étaient des pièces de cérémonies et des cérémonies, je n’en faisais jamais. Quand par hasard quelqu’un du village passait, on buvait le coup plutôt à la cuisine.
Après, ça a été la bibliothèque, ses deux fenêtres surplombant le barrage, son poêle Godin ventru comme un tonneau et, à côté, le fauteuil club en cuir marron usé. Et, bien sûr, tout autour, les étagères qui montaient jusqu’au plafond, bourrées des livres que j‘avais récupérés chez les deux bouquinistes de Besançon, aux Emmaüs de Crangey et dans les brocantes de la région. Les premières années, je veux dire, du temps où je pouvais encore souffrir les foules et la promiscuité sans devoir me retenir de hurler.
Manuels de sciences, mathématiques, physique, chimie…
Architecture. Archéologies grecque, romaine, égyptienne, aztèque, parthe, khmère…Le rayon consacré à la botanique, mon péché mignon.
Les livres d’histoire. La « grande », comme on dit : Michelet, Tocqueville, l’École des Annales, Duby, Bloch… La « petite », aussi, de ces bouquins d’histoire locale écrits par de vieux messieurs-dames à la retraite, comme le Gélinot aux palmes académiques posthumes, et qui n’intéressent qu’eux.
Géographie mondiale et régionale. Une vingtaine d’Atlas.
Art. Photographie. Peinture et sculpture. Bosch, Wermeer, les Bruegel, Courbet. Rodin. Brancusi. Giacometti. Les cubistes et surréalistes…
Sans oublier la trentaine de dictionnaires, Larousse, Robert, simple, de poche, illustrés ou encyclopédiques, tous regroupés sur une planche de noyer épaisse de cinq bons centimètres qu’ils ont quand même réussi à courber sous leur poids.
Luna laissait aller son regard le long des rayons, surprise, les demi-cercles de ses sourcils haussés au milieu du front, sa bouche de poupée plus ronde que jamais.
– Puuuuutain !… C’t à toi tous ces livres ?
– Oui.
– Combien y en a ?
– Je ne sais pas. Pas loin de dix mille, peut-être…
– J’y crois pas. Tu lis pas tout, quand même, merde !
J’ai souri.
– À quoi ils serviraient si je ne les lisais pas ?
– Waoh !…
– Tu vois, je me mets là, dans ce fauteuil, avec le poêle à côté. Il marche très bien. Une seule bûche de chêne me chauffe pour des heures. Je m’ouvre un bouquin et si jamais la guerre mondiale se déclenchait, je ne suis pas sûr que je m’en rendrais compte.
– Hon hon…
Elle passait un doigt sur les tranches des manuels d’anatomie et de chirurgie qui occupaient toute une étagère. L’Atlas d’Anatomie Humaine de Netter. Les trois Kamina. L’Atlas Of Human Anatomy And Surgery de Bourgery, avec les lithographies de Nicolas-Henri Jacob. Des éditions plus modernes…
– T’es toubib ?
– Non. Seulement, ça m’intéresse. L’anatomie, je veux dire.
Elle a eu un petit rire qui m’a fait au cœur l’effet d’un gazouillis d’oiseau par un beau matin d’été.
– Décidément, t’es bizarre, comme mec.
J’ai haussé les épaules.
– Si on veut…
– En tous cas, tu dois être vachement instruit !
– Il n’ y a rien de mal à savoir des choses.
Elle a haussé les épaules avec une petite moue un peu gênée, en se mordillant la lèvre du bas, le regard soudain vague et fuyant. Une attitude qui me fit comprendre que des choses, elle n’en savait pas tellement, elle.
Ses yeux ont continué à faire le tour de la pièce.
– Eh, mais t’as pas d’ordi !
– Non, je n’aime pas.
– Et l’internet ?
– Je n’aime pas.
Elle a haussé les épaules en faisant danser ses tatouages, manière de montrer qu’elle s’en fichait, avec un froncement des sourcils qui disait que, tout de même, elle trouvait ça bizarre. Du coup j’ai frappé dans mes mains, annonçant la fin de cette partie de la visite. Je suis sorti de la pièce en l’invitant à me suivre et j’ai refermé la porte.
Je lui ai montré la salle de bains et les toilettes, les trois pièces vides que j’ai laissées en l’état, ne sachant quoi en faire et puis, en dernier, ça a été la chambre, nue à part le lit en ferraille et une armoire, d’une austérité de caserne.
Je me suis appuyé à une des deux fenêtres qui donnent sur le jardin, les bras croisés.
– Voilà.
– C’est pas grand, chez toi, c’est immense !
J’ai désigné le plafond d’un coup de menton.
– Au-dessus, il y en a autant. C’est découpé en petits appartements où logeaient les ouvriers, dans le temps. Mais c’est encore désaffecté. Je fais les travaux petit à petit, quand ça me chante. Et puis il y a encore un grenier. J’y entasse des trucs que je ne sais pas où mettre ailleurs.
– Y a vachement de place, a-t-elle insisté.
Elle s’était approchée tout près et s’était cambrée de manière à faire gonfler ses seins, avec leurs pointes toutes rondes, bien visibles sous le tissu du tee-shirt. Les mains croisées dans le dos, elle se dandinait légèrement de droite à gauche pour les faire danser. C‘est-à-dire qu’elle se donnait bien du mal qu’elle aurait pu économiser. Je lui ai proposé tout de suite, pour qu’elle ne se trouve pas forcée de demander :
– Il y a plus de place qu’il n’en faut. Tu peux rester là, si tu veux. Un moment, ou plus, ou comme tu veux. Je veux dire : si tu as envie de rester un moment près de ton chien, ça peut se comprendre…
Ma suggestion a allumé de la joie dans ses yeux sombres et découvert sa quenotte pointue de travers, luisante de salive. Elle a ri et fait valser plus fort sa poitrine.
– T’es gentil, toi.
Elle a attrapé le bord de son tee-shirt des deux côtés, l’a soulevé et l’a fait passer par-dessus sa tête avant de le jeter par terre. Résultat : je les ai eus sous les yeux, ses deux magnifiques seins, tout à fait tels que je les avais imaginés une bonne douzaine de fois au cours de la matinée.
Lourds.
Un rien tombants.
Avec leurs larges aréoles d’un beige un peu rosé et leur enveloppe de peau tendre qui laissaient deviner le tracé bleu des veines en dessous.
En dépit du désir qui avait empli tout mon être d’un délicieux tremblement et malgré l’alourdissement soudain de mon entrejambe, là où ma verge se pressait contre la toile du pantalon, je n’ai pas aimé son geste.
Non.
Une bonne partie de ma vie a été celle d’un soldat en opération à travers des pays de misère, avec maintes soirées et même des nuits entières dans des bordels. J’en ai connu des milliers, au fond de cabanes juchées sur des ordures ou plantées au bord de ruisseaux aux relents d’égouts, des filles prêtes à se mettre nues sur un geste, à s’allonger pour un billet, à s’agenouiller, bouche ouverte et langue soumise au prix d’un supplément, d’accord pour laisser les clients leur fourrer ce qu’ils voulaient partout où ça leur chantaient pour peu qu‘ils y mettent le prix.
Avec cette fille-là, cette Luna qui me tombait des étoiles, ça peut paraître idiot mais je n’avais pas envie, pas envie du tout, que ça se passe comme ça, donnant-donnant, la chair en échange d’une chose convoitée.
– Tu n’es pas… Ahum !… T’es pas obligée, ai-je grincé.
Elle a ri de nouveau.
– Non, j’suis pas obligée.
(À suivre)