La nuit suivante, je me suis retrouvé dans la clairière au-dessus d’Anlong Veng, avec ce diable nabot de Vouch qui ricanait, m’ordonnait de manger (niam baï !) et répétait que c’était délicieux (chniagn ! chniagn !) avec une garniture de haricots de soja.
Vouch qui riait tandis que Sa-Poeng gémissait attaché à son arbre le ventre ouvert.
Je me suis réveillé alors que Luna me secouait par les deux épaules en me suppliant :
– Arrête, arrête, s’il te plaît arrête, qu’est-ce que t’as, putain, arrête !…
Mes hurlements rebondissaient en échos dans toute la bâtisse. Même réveillé, conscient, les yeux ouverts, je ne parvenais pas à les empêcher de jaillir de ma poitrine.
– Arrête, putain, tu m’fais peur !
Je suis quand même parvenu à lui obéir.
Mes hurlements se sont tus.
J’ai réussi à parler malgré mon essoufflement :
– T’inq… T’inquiète pas, ahan… c’est j… juste un mauvais rêve, ça m’arrive des fois…
Je suis allé dans la salle de bains avaler des cachets.
– C’est pas grave ! C’est… c’est à cause des souvenirs… Faut pas t’en faire pour ça… Faut pas que… ça va aller, tu verras...
Quand on s’est recouchés elle m’a pris la tête pour la poser sur ses seins doux et tièdes, avec son cœur qui battait fort derrière et qui me tapait dans la cervelle à me donner envie de me remettre à crier jusqu’à ce que les médicaments fassent leur effet et m’engloutissent dans leur gouffre noir et sans fond.
Le matin d’après, je me suis remis au jardinage pour me distraire des nuées noires qui m’emplissaient l’esprit. Et aussi parce que j’avais pris du retard à tant faire l’amour, manger, boire, rire et dormir avec Luna. Il me restait encore une bonne surface de terrain à retourner si je voulais être dans les temps pour les semis.
C’est alors qu’est arrivée la petite camionnette jaune des postes.
Les facteurs ne poussaient pas souvent leur tournée jusqu’au Moulin-Buisson – un sacré détour pour eux – car je ne recevais guère de courrier : les factures d’électricité et d’eau, les relevés de compte de la banque, plus des publicités pour les promotions d‘un magasin d’optique bisontin, où j’avais acheté un jour des lunettes de soleil et commis la bêtise de laisser mon adresse.
Je connaissais un peu le facteur d’avant, Roger je-ne-sais-plus-quoi.
– Bonjour, ça va, merci, bonne journée…
Plus les vœux de bonne année à sa première visite de janvier.
Mais il avait pris sa retraite deux ans plus tôt et, depuis, ce n’étaient plus que des jeunes gens pressés qui changeaient si fréquemment qu’on ne se parlait pas, ou peu, n’ayant plus le temps de nous habituer l’un aux autres.
Ce jour-là, c’était une petite dame d’une trentaine d’années aux cheveux roux frisés qui était pâle comme si elle se retenait de vomir en me tendant une enveloppe brune du Crédit Agricole (mon relevé de comptes : signe qu’ils avaient reçu ma pension, soit dit en passant).
– Ben ça va pas, madame ?
– M’en parlez pas, y a un mort à Saint-Mesmin.
– Nom de nom !
– C’est monsieur Gobey, rue de l’Église.
– Non ?
Christian Gobey, c’était le vrai nom du Bugne. Les gens du village l’appelaient comme ça depuis si longtemps que même lui ne savait plus d’où lui venait son surnom.
– Il était saoul et il est tombé dans ses escaliers, il paraît qu’il y a du sang partout, quelque chose d’horrible, oh mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…
– Vingt Dieux, oui, ça alors !…
J’ai aussitôt revu dans ma tête les godillots de Luna maculées de boue.
Je lui en avais demandé la raison au petit déjeuner. Haussant les épaules avec indifférence, elle m’avait confié que souvent le soir, quand j’étais endormi, elle allait souvent se recueillir un petit moment sur la tombe de son chien Gandalf.
Seulement le terreau qu’il y a autour du foyard, là où repose le chien, c’est du bon humus noir comme du charbon, pas de la boue jaune avec dedans du sable de lit de rivière comme il y en a le long du chemin du Bord-d’Eau...
Le chemin du Bord-d’Eau qui mène au village...
Le village où se trouve la maison du Bugne, « ce pauvre monsieur Gobey »...
– L’alcool, c’est quand même un vrai drame, poursuivait la dame des postes, c’est quand même dramatique des histoires pareilles.
– Allez donc, j’ai répondu.
Qu’est-ce que j’aurais pu dire d’autre ?
Allez donc…
C’est ce jour-là qu’avisant le smartphone de Luna abandonné sur la table de la cuisine, celui dont elle se servait parfois pour appeler sa mère ou bien son copain le garagiste, ou bien des copines qu’elle connaissait d’avant, je l’ai fourré dans ma poche. Un peu plus tard, je suis allé derrière le poulailler et je l’ai jeté dans le bassin de retenue de l’ancienne minoterie.
– Il était une fois dans la ville de Foix une marchande de foie qui vendait du foie…
Le rectangle blanc a coulé dans l’eau glauque en tournoyant, encore visible quelques secondes, ressemblant à un ventre de poisson mort.
– Et se disait ma foi, c’est bien la première fois et la dernière fois…
Et puis il a disparu, englouti dans la masse de vase gluante qui tapisse le fond du bassin, si épaisse qu’il y avait peu de chances qu’elle le laissât réapparaître un jour.
– Que je vends du foie dans la ville de Foix !
Les jours suivant, Luna l’a cherché. Puis, ne le trouvant pas, et pour cause, elle a dit qu’après tout elle s’en foutait pas mal et on n’en a plus jamais parlé, même pendant notre Discussion Sérieuse sur la Vérité Des Choses.
(À suivre)