Cela ajoute à l’horreur du moment tout en lui conférant une sorte d’absurdité : c’est mon anniversaire. Aujourd’hui j’ai vingt-cinq ans.
J’en ai cruellement conscience, agenouillé sur les coupantes feuilles mortes qui couvrent le sol de ce bosquet d’eucalyptus, les coudes et les poignets ligotés dans le dos par des tronçons de fil électrique.
Je me dis que c’est une sale façon de passer son premier (sans aucun doute dernier) quart de siècle.
À dix mètres de là, il y a huit cadavres. Les corps de huit hommes de ma section. Après l’embuscade, les Khmers rouges les ont récupérés dans les rectangles de rizières à sec où ils étaient tombés, les ont alignés avant de récolter leurs armes, leurs munitions, les baudriers, les musettes, les ceintures, les lacets et tout ce qu’ils estiment pouvoir leur servir.
Les quatre survivants sont derrière moi, eux aussi entravés. Ils soupirent, grognent et gémissent parce que les Rouges les forcent à se tenir accroupis, les fesses sur les talons, et que cette position habituelle et commode à tout Asiatique s’avère inconfortable et vite douloureuse pour un Occidental.
Devant moi, ligoté debout au mince tronc d’un eucalyptus avec le même genre de câbles bleus et rouges que nous, Sa-Poeng, notre éclaireur cambodgien, agonise lentement. Une plainte très basse, à peine un chuchotement, s’échappe en continu de sa bouche béante, un gouffre anguleux de douleur et de désespoir au fond duquel se chevauchent ses grandes dents jaunes mal plantées.
Sa-Poeng qui travaille depuis trois mois avec nous, le commando infiltré français. Sa-Poeng qui a pris à cœur cette mission, malgré les dangers auxquels elle l’exposait. Sa-Poeng qui m’a accordé sa sympathie au point de m’inviter chez lui, dans sa petite maison de bois de Poïpet, sur la frontière thaïlandaise, pour me présenter sa maintenant veuve et ses désormais orphelins, dont sa fille aînée qui est aussi timide qu’elle est jolie…
Sa-Poeng, avec la longue entaille au flanc droit dont s’échappe du sang noir. Sa-Poeng qui, avec le peu de vie qui subsiste encore dans ses yeux, est obligé de regarder son foie, ce morceau de lui-même, qui cuit accompagné d’une poignée de longs haricots de soja dans une gamelle cabossée et culottée de noir sur un feu de brindilles.
Accroupi entre moi et le feu se tient Vouch, le chef de la section khmer-rouge, vêtu de son espèce d’uniforme noir flottant, les pieds dans des sandales en lanières de pneus, un krama rouge et blanc entortillé sur son crâne aux cheveux très ras pour le protéger du soleil qui s’infiltre en traits perçants à travers les maigres feuillages.
Vouch, cet anguleux et chétif démon, qui a tourné vers moi son visage maigre, rectangulaire, aux pommettes pointues, et récite, tout en triturant le morceau de viande rose, pourpre et noire dans la gamelle :
– Il était une fo-Ah !… Dans la ville de Fo-Ah !…
Sa voix est empreinte à la fois de l’accent chuintant, hésitant sur les dentales, dont ne se départissent jamais les Cambodgiens quand ils parlent français et de l’articulation appliquée du bon élève qu’il fut au lycée Sisowath de Phnom Penh. Ses yeux très noirs, à peine bridés, s’égayent d’une joie sadique.
– Qui vendait du fo-Ah !… Dans la ville de Fo-Ah !… Et se disait ma fo-Ah !…
Derrière nous, les hommes de Vouch, dans leurs tenues noires identiques, leurs Kalachnikov à l’épaule ou en travers du ventre, ricanent doucement et gloussent de plaisir à l’idée du festin qui s’approche.
– C’est la première fo-Ah !… Et la dernière fo-Ah !… Que je vends du fo-Ah !…
Je vois sa main au bout de ce bras si maigre qu’il n’est qu’os, peau et tendons couper un triangle de chair, y planter la pointe du couteau, la lever et la tendre vers ma bouche.
– Dans la ville de Fo-Ah !
Moi, j’essaye de détourner la tête, révulsé d’horreur et de terreur. Je tire sur les fils électriques qui meurtrissent ma peau. Je hurle de toute la force de mes vingt-cinq ans :
– Non ! NON ! NNNOOOON !…
– Merde, c’est pas vrai !
Luna criait encore plus fort que moi.
– Arrête !
Les mains de Luna me secouaient de droite à gauche.
– Arrête, putain !
Je me réveillai. Il faisait froid dans la chambre. La pluie battait sur les carreaux. La lumière jaune de la lampe de chevet dessinait un cercle sur le mur et nos ombres y dansaient comme des fantômes.
Je balbutiai :
– Ça va… Ça va…
– Ça va ?
– Oui.
– T’es sûr ?
– Oui.
Elle arrêtait de me secouer et se rencognait dans son coin de lit, les bras croisés sur ses seins, le menton rentré, la lippe mécontente.
– Prends tes cachets, putain !
– Oui… Oui… Je le fais tout de suite…
– Y en a marre, quoi !
J’avalais une poignée de gélules tandis qu’elle continuait à râler et à m’agonir de remarques acerbes. Je marmonnais des « pardon« et des « excuse-moi » contrits parce que je comprenais sa colère. Depuis un moment, mes cauchemars étaient revenus me faire hurler toutes les nuits, comme avant sa venue, et elle en avait marre d’être réveillée en sursaut.
Je sentais sa lassitude augmenter.
L’envahir.
La submerger.
Et, comme il m’arrivait de l’imaginer pendant nos après-midis sous le foyard, je la voyais enfiler ses croquenots trop grands pour elle, s’en aller sans se retourner une seule fois. Le moteur de l’Express démarrerait, vrombirait de rage deux ou trois coups et s’éloignerait jusqu’à disparaître.
Je me répétais en boucle les mêmes phrases, comme une rengaine idiote qu’on ne peut s’empêcher de chanter dans sa tête, les mots qui disaient que je resterais là, seul désormais jusqu’à la fin, statue du drame des hommes, et cette pensée ressassée m’emplissait d’une amertume innommable et d’un désespoir profond et obscur comme un gouffre et d’une tristesse que nul être au monde ne devrait avoir à ressentir.
Alors je me rallongeais comme un enfant sage frappé par une maladie, la tête sur l’oreiller humide et les bras sur la couverture, je repoussais dans le noir que faisaient monter en moi les pilules la pensée qu’un jour prochain elle enfilerait ses croquenots trop grands pour elle et qu’elle s’en irait sans se retourner une seule fois et que j’entendrais le moteur de l’Express démarrer, vrombir en rage…
Allons, voilà que je recommence encore une fois à m’entortiller de la pensée comme du fil de pêche autour de la branche du printemps, la taupe dans des ténèbres effroyables…
Encore une fois dans la ville de Foix…
Oh, dieux, diables, comme tout s’enchevêtre !
Mes pensées surgissent à l’unisson, jumelles, triplées, quadruples mais toujours antagonistes, n’ayant d’autre hâte, étant nées, que de filer chacune dans une direction différente.
Suis-je ce soldat confronté à l’horreur ?
Cet ermite rustaud du bord de Loue qui a pris, non son courage, comme l’écrivit un gentil poète, mais son intelligence à deux mains pour la mieux étrangler ?
Cet amoureux fou d’une jeunesse de passage ?
Ce prisonnier d’une froide cellule ?
Ni celui-ci ni celui-là ?
Les deux ?
Ou bien encore (et cette seule évocation m’emplit de terreur) un autre être inconnu de ma conscience ?
(À suivre)