Nous avions fini par épuiser toutes les réserves de mon congélateur.
Dévoré les dernières truites qui me restaient du temps où il y en avait encore dans la rivière, avant que la pollution soit telle qu’elle rende tous les poissons impropres à la consommation. Cuit à toutes les sauces et englouti l’une après l’autre les pièces de gibier, sanglier, perdrix, chevreuil, accumulés à la chasse au fil des ans.
Le clapier n’avait pas été épargné. Étaient passés à la marmite et au four, flanqués de patates, d’oignons, le laurier, de sauge et de prunes sèches cinq de mes lapins. Luna s’était chargée d’en tuer trois, après que je lui ai enseigné comment les étourdir d’un coup de manche du vieux merlin, puis le coup de main pour les saigner par l’œil et la façon de les vider de leur urine d’une pression du pouce.
À force de picoler, décrétant chaque jour férié, festoiement d’amour, banquet de douces paresses, on avait aussi dramatiquement entamé les réserves de ma cave, pourtant bien fournie.
En plus, passant tout mon temps à aimer Luna, acharné à déguster chaque instant de sa présence, j’avais négligé mon jardin. Conséquence : il avait beaucoup moins rendu que les années précédentes.
Bref, on se trouva obligés d’aller au ravitaillement, en dépit de la réticence que j’éprouvais toujours à m’éloigner de Saint-Mesmin – ce qui obligeait à bousculer les routines de mon existence, telles que je les avais mises en place avec tant de soin.
Heureusement, pendant toute la saison estivale se tiennent à Crangey et dans nombre de patelins alentour, Mongey, Saint-Riesle, Myans, Cléran, Ferrières-sur-Loue et j’en passe, des marchés de producteurs locaux de quinze à vingt étals qui sont autant de poèmes dédiés au bien manger.
Maraîchers scrupuleusement « bios », comme ils disent, éleveurs de volailles, de porcs ou de moutons qui réduisent volontairement leur cheptel à une douzaine de bêtes, chevriers fromagers, vignerons de parcelles aux flacons emplis de nectars et boulangers à l’ancienne de pains de seigle et d’épeautre. Et même un vieux type à la couronne de cheveux blancs très longs qui vend des huiles de colza, de tournesol et de sésame, les meilleures huiles que j’aie jamais goûté de ma vie, qu’il presse et embouteille lui-même dans un vieux moulin qu’il possède du côté d’Échans-sur-Loue.
Ça se tient en général au pied d’une vieille église, sur la placette du village où se pressent alors des petites foules, mélange de néos-ruraux, de partisans d’un mode de vie écologique et de vacanciers ayant fui les stations balnéaires pour les campings estampillés « tourisme vert ». Plus les authentiques villageois du cru venus boire un coup qui contemplent cette agitation d’un regard à la fois bougon et amusé.
Le plus souvent, un groupe de musiciens amateurs privilégiant le folk et le blues, dûment applaudi à chaque fin de chanson, achève de donner à ces réunions des airs de joyeuse kermesse que renforce encore une buvette cernée de tablées.
Une fois nos paniers remplis de victuailles, Luna aimait qu’on s’y installât pour déguster un pique-nique vespéral de salaisons, de bon pain et de blanc d’Arbois, profitant de la douceur des soirées d’été.
Il était de bon ton, sur ces bancs où l’on se côtoyait épaule contre épaule, de se saluer cordialement entre inconnus et d’entamer des conversations à bâtons rompus, voire de partager fraternellement la boustifaille.
Je n’avais aucune peine, étourdi par une agitation dont je n’étais plus coutumier, à rester sur mon quant-à-soi. Répugnant à jouer mon habituel personnage de benêt public en présence de Luna, je décourageais les tentatives de contacts en adoptant une attitude revêche. Je feignais de ne pas entendre les questions qui m’étaient adressées, avec le regard en dedans du gars qui remue de sombres pensées. Ou bien je jouais l’ivrogne en cours d’hébétude, uniquement préoccupé du contenu de son verre.
– Bon, c’est pas l’tout, grognais-je, j’m’en va m’en boire un autre, qui c’est qu’en veut ?
Luna avait remarqué mon manège.
– T’es pas pareil quand y a des gens, m’avait-elle lancé un soir, alors que nous rentrions de Mongey, au volant de la « Luna’s Spoutnik ». T’es timide ou quoi ?
– Je ne suis pas à l’aise quand il y a du monde.
Elle avait haussé les épaules et claqué la langue, en demoiselle agacée.
– T’es con, quand même. C’est cool de se faire des copains…
À elle, Il ne fallait pas un quart d’heure pour « brancher des gens », ainsi qu’elle disait. C’étaient le plus souvent des jeunes, un peu dans son genre, des gars aux cheveux longs et des filles aux manières douces, parfois flanqués d’exubérants bambins. Des gens comme elle, qui se vêtaient de nippes amples, fumaient des cigarettes roulées du même tabac Fleur de Pays, et cultivaient avec soin une joyeuse convivialité dans leurs façons d’être avec les autres.
Il y en avait qu’on retrouvait sur quasiment tous les marchés et parmi ceux-là un certain Julien, grand gaillard large d’épaules au rire franc et plaisant, charpentier de son état, qui se promenait dans la région au gré de ses chantiers à bord d’un vieux C 35 aménagé en camping-car.
À trois reprises, m’en revenant du comptoir de la buvette, les mains en coupe encombrées d’un bouquet de verres pleins, je trouvai vides les places de ce sacrénom de Julien-le-charpentier-cool et de Luna.
Ils sont revenus à chaque fois de leur escapade après une petite demi-heure, arborant des airs innocents.
– Oh, on est juste allés faire un tour. T’as rapporté des bières ? Super !…
Mais avec des sourires satisfaits aux lèvres et des lumières dans les yeux...
Je me suis déjà exprimé à propos de la différence qu’il existe pour moi entre l’amour et la possession d’un être.
Je n’ai jamais rien dit.
Et puis surtout…
Oui, surtout, par-dessus tout, à la cime de tout, car cela devait constituer l’un des éléments principaux de cette sale tragédie…
Surtout…
Surtout, au summum de tout, avec toutes les conséquences funestes que ça entraînerait bientôt, la raréfaction de mes réserves nous poussa à aller dîner deux, voire trois fois par semaine à La Grenouille Gourmande, le café-restaurant du haut de Saint-Mesmin.
« Chez Florette », comme on disait couramment.
C’est une petite auberge d’une douzaine de tables à l’intérieur, que doublent aux beaux jours celles qui s’alignent sur une longue terrasse cernée d’une haie de tilleuls à petites feuilles (Tilia cordata) et de thuyas (Thuja occidentalis) qui l’isolent de la route en contrebas.
Le décor un peu suranné de relais de chasse, avec une tête de sanglier et des bois de chevreuils accrochés au mur, a subi avec bonheur les ajouts de Florette, comme un grand tableau noir où les menus sont proposés à la craie, des tentures ouatées de couleurs gaies tendues ici et là et, accroché au centre d’une cloison, donnant une impression d’espace, un vaste miroir au cadre doré à la feuille.
L’établissement est renommé et on y rencontre, outre les habitués de comptoir du village, comme chez Grandmain, une clientèle nombreuse. Principalement des ouvriers des chantiers alentour, le midi, attirés par le plat du jour à prix modique, et, le soir, des gens de Besançon qui font facilement les même pas vingt kilomètres de la ville à Saint-Mesmin pour venir s’« encampagner » devant une bonne assiette.
On se régalait de cuisses de grenouilles, la spécialité de la maison, de truites au vin jaune, que nul restaurant de Franche-Comté ne saurait omettre dans sa carte, de saucisses de Morteau ou de Montbéliard aux lentilles, de croûtes forestières et j’en passe. Bref : tout ce que la grosse Florette tirait de ses fourneaux.
Ma Luna n’appréciait pas seulement la cuisine, hélas, hélas, hélas, mais aussi les manigances de Florette.
Ses sourires plus qu’amicaux, bouche ouverte sur un large éventail de dents.
Ses regards trop longs, les yeux étincelants d’un plaisir surjoué derrière les lunettes de fantaisie à montures de plastique rouge.
Et puis ses « Té, comme on s’entend bien toutes les deux hein ma petite chérie », avec son accent de Provence. « Comme larrons en foire, vé ! »…
Sans omettre les embrassades dignes d’une scène de théâtre de boulevard à notre arrivée et à notre départ, avec cette façon qu’avait Florette de coller tout ce qu’elle pouvait de ses rondeurs sur le corps de Luna, de lui entourer les épaules de ses bras serrés à l’exagérée, de promener à tout propos ses petites mains grasses sur l’avant-bras de la « pitchoune », sans oublier de lui ébouriffer les cheveux, doigts plongés au profond des mèches noires et rouges…
Tout un déballage de simagrées séductrices qui faisaient crever de jalousie la jeune Sabrina, la serveuse, laquelle était aussi – c’était de notoriété publique – la compagne régulière de lit de Florette.
Je ne disais toujours rien.
Parfois, quand je me montrais par trop silencieux quand nous rentrions par le chemin du Bord-d’Eau, Luna cherchait ma main.
– Kesta, tu boudes ou quoi ?
– Non.
– C’est sympa de rencontrer des gens de la ville, hein ?
– Oui.
– Pis elle est cool, Florette, hein ?
– Hmm…
– Quoi, t’es pas d’accord ?
– Si, si… Elle est cool.
(À suivre)