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Bouquin-quizz n°16

Publié par le 2 avril 2015

 

Bonjour à tous.
Voici un extrait de… Je veux dire d’un livre de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !

Lundi 27 avril 1953, 05 h 30.

Il pleut. Complètement trempé malgré sa toile de tente, Torrens se lève en grelottant. Il trébuche en essayant de réchauffer ses muscles contractés. Les silhouettes des sentinelles surprises se retournent un instant vers lui avant de reprendre leur immobilité.
Il fait encore nuit mais Torrens distingue déjà ça et là la masse des hommes couchés en chien de fusil sous leurs toiles de tente, serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud. Dissimulé dans les broussailles, le réfrigérateur laisse deviner sa forme blanche. Les trois sentinelles pétrifiées dans leurs ponchos essaient de protéger leurs armes de l’eau et de la boue. Le silence de la jungle noire n’est troublé que par le ruissellement de millions de petites gouttes de pluie sur le feuillage des arbres et, loin en contrebas, par le grondement diffus de la Nam La.
« Ça va ?… »
Sans bruit, Willsdorf et Ba Kut drapés dans leurs ponchos rejoignent le sous-lieutenant qui se brosse les dents et se rince la bouche avec l’eau de son bidon.
« Tans quelques minutes, il fa faire clair, l’aube, c’est touchours très brutal ici. »
Instinctivement l’adjudant a parlé à voix basse et Torrens répond sur le même ton :
« Y a de quoi crever. Moi, je donnerais cher pour pouvoir allumer une cigarette… Quel pays !…
– Ça c’est vrai, quel pays ! »
Willsdorf sourit mais dans l’obscurité son sourire découvrant ses dents a l’air d’un ricanement.
« Fous ne pouvez pas savoir. Il y a quinze jours que vous êtes là… Moi… Che l’aime bien ce pays. Au ternier séjour, au lieu de vingt-sept mois ch’ai réussi à en tirer trente-trois et che n’ai aucune envie te rentrer en France. Ils vont m’y renvoyer. C’est obligé. On n’a pas le droit de rester plus te vingt-sept mois ! Mais putain, ça m’embête trôlement !… Qu’est-ce que che vais faire en France ? La caserne !… Et puis les rombiers t’ici me plaisent. Bien sûr ils n’aiment pas travailler tant que ça… »
Torrens, absent, effrite une cigarette détrempée et en jette les débris. Une gouttière s’est formée sur le bord avachi de son chapeau de brousse et l’eau lui dégouline dans le dos. Il remonte le col de sa veste et sent un contact lisse et froid. D’un geste nerveux, il arrache une sangsue noire grosse comme le pouce, qui frétille et lui glisse entre les doigts. Ecœuré, il se palpe la nuque sans en trouver d’autre. Un filet de sang tiède lui coule dans le cou et tache son treillis. Willsdorf immobile sous la pluie continue son monologue mélancolique.
« Fous verrez, quand fous aurez terminé fotre séjour, ça vous fera quelque chose. Parce que la France, quand on est loin, c’est beau : le printemps, les cigognes, les clochers tes églises, les filles en robe claire et tout, quoi… Mais quand on y est on sait bien ce que c’est… Voyez, quand j’étais chef tu poste – avant que fous arriviez – je pensais souvent : avec ma retraite, je vais m’acheter une paillote sur la rifière. J’aurais gardé ma carabine pour la chasse. A la guerre c’est pas une arme terrible, pas beaucoup te puissance te choc… Ch’ai vu, à Tuyen Quang, en 47, à la colonne C, ch’ai vu un rombier cavaler avec trois balles tans la paillasse, peut-être quatre, comme un zèbre, il cavalait… Mais pour la chasse, c’est rigolo… Oui… Ba Kut me choisirait une fille, che me marierais. Elles sont jolies les filles d’ici. Elles n’ont pas te… On tirait des gamines, pas te poils. Une peau… une peau… élastique et pas te poils… »
Torrens bâille et sort une autre cigarette de sa poche.
« Je crois qu’il fait assez jour pour en allumer une maintenant. »
Insensiblement la nuit s’est estompée en une aube grise et les deux hommes voient se dessiner à leurs pieds la vallée de la Nam La, sombre et désolée sous le ciel bas.
La cigarette est humide avec des taches brunes de tabac. Torrens l’abrite sous sa paume pour la protéger des gouttes, tourne le dos à la vallée et dissimule la flamme de son briquet sous sa veste. Avec avidité il tire de longues bouffées.
« Chef, c’est beaucoup les types dans la Nam la. Je crois Viet-Minh. »
Ba Kut montre du doigt le gué de Pak La. Willsdorf suit des yeux le tracé de la grande piste dans la jungle. Elle coupe la rivière à l’endroit où celle-ci est le plus large. Quelque chose bouge sur la berge, dans la pluie qui brouille les lointains. L’adjudant plisse les yeux pour mieux voir. Quelque chose bouge qui disparaît parfois derrière l’écran des arbres.
« Oui, tu as raison. Attends. »
Rapidement il tire les jumelles de son poncho. Dans la perspective déformée par le grossissement, un homme semble piétiner sur place contre une muraille d’eau. Il porte un casque et quelque chose à l’épaule. Sans doute son arme.
« Il m’a l’air bien peinard ce rombier-là. Ma parole, il se croit chez lui. Oh ! mais attention, il y en a teux autres sur la rive t’en face qui remontent la piste. »
Il tend ses jumelles à Ba Kut et se tourne vers Torrens qui observe le gué.
« J’ai chamais vu ça. Avec un Garant à lunette on pourrait se les payer. »
Tout excité, sa mauvaise humeur envolée, le jeune sous-lieutenant jette sa cigarette.
« Ça serait dommage, on va essayer d’en attraper un. »
Le jour glauque a réveillé les supplétifs. Ils s’étirent dans leurs treillis mouillés et font jouer les culasses de leurs armes pour s’assurer de leur bon fonctionnement. Roudier, un grand type osseux de vingt-huit ans au regard triste, s’est rapproché silencieusement. Torrens qui n’a pas cessé d’observer le gué rallume une cigarette.
« O.K., on va y aller… »
Ses yeux pétillent de joie.
« On va piquer « shuss » sur la Nam La à travers la brousse. Roudier, vous vous étalerez le long de la piste en flanc-garde. Nous, on sera en position à votre gauche sur le bord de la rivière pour bloquer le gué. On ne rattrapera pas ces pékins-là mais on en aura d’autres, le coin a l’air fréquenté. Ba Kut, vous resterez ici en recueil. Je vous laisse le réfrigérateur et Perrin. Qu’il installe son poste. Il a une vacation radio à huit heures avec Tsao Taï… Voilà. C’est tout. »
Il se tourne vers l’adjudant, cherchant une approbation.
« D’accord ? »
Willsdorf, les sourcils froncés, hésite un moment.
« Oui, t’accord, mais faut… Routier tu envoies ta voltige bien tevant. On ne sait pas ce qu’on va trouver en bas, hein ! Alors pas te connerie. »
Roudier toujours silencieux approuve. Torrens souriant regarde un moment sa cigarette éteinte dont le papier détrempé par la pluie se déchire et il la jette.
« O.K. On y va. »

 

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