Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
Tout jeune encore, il avait déserté d’un navire marchand à destination de La Plata pour s’engager dans la marine de Montevideo, alors commandée par Garibaldi.
Plus tard, dans la légion italienne de la République qui combattait la tyrannie envahissante de Rosas, il avait participé, sur de grandes plaines, ou sur des rives de fleuves immenses, aux combats peut-être les plus féroces que le monde eût jamais connus.
Il avait vécu au milieu d’hommes qui avaient célébré la liberté, avaient souffert pour la liberté et étaient morts pour la liberté avec l’exaltation du désespoir, le regard tourné vers une Italie opprimée. Son propre enthousiasme s’était nourri de scènes de carnage, d’exemples de dévouement sublime, du fracas des armes dans le combat, du langage de proclamations enflammées.
Il n’avait jamais quitté le chef qu’il s’était choisi, l’apôtre ardent de l’indépendance, restant à son côté en Amérique et en Italie jusqu’après le jour fatal d’Aspromonte où les rois, les empereurs et les ministres révélèrent au monde leur traîtrise en blessant et en jetant en prison son héros – catastrophe qui l’avait conduit insidieusement à douter avec tristesse d’être jamais capable de comprendre les voies de la justice divine.
Il ne niait pas qu’elle existât cependant. « Elle exige de la patience », disait-il.
Bien qu’il n’aimât pas les prêtres, et n’eut pour rien au monde mis les pieds dans une église, il croyait en Dieu. Les proclamations contre les tyrans n’étaient-elles pas adressées aux peuples au nom de Dieu et de la liberté ?
« Dieu pour les hommes, les religions pour les femmes », marmonnait-il parfois.
En Sicile, un Anglais apparu à Palerme après l’évacuation de la ville par l’armée royale, lui avait donné une bible en italien publiée par la Société Biblique Anglaise Et Etrangère, et reliée en cuir foncé.
Pendant les périodes de revers politiques, dans ces moments de silence où les révolutionnaires ne publiaient aucune proclamation, Giorgio faisait pour gagner sa vie le premier travail qui lui tombait sous la main, marin, docker sur les quais de Gênes, une fois ouvrier agricole dans une ferme des hauteurs dominant La Spezzia, et à ses moments de loisir il étudiait l’épais volume. Désormais, c’était sa seule lecture et, pour ne pas en être privé (les caractères étaient petits), il avait consenti à accepter une paire de lunettes à monture d’argent, que lui offrait la señora Emilia Gould, la femme de l’Anglais qui dirigeait la mine d’argent à trois lieues de la ville, dans la montagne.
Giorgio tenait les Anglais en haute estime.
Ce sentiment, né sur les champs de bataille d’Uruguay, était vieux d’au moins quarante ans. Plusieurs d’entre eux avaient versé leur sang en Amérique pour la cause de la liberté, et du tout premier qu’il eût connu il se souvenait sous le nom de Samuel ; il commandait une compagnie de Nègres sous les ordres de Garibaldi, pendant le fameux siège de Montevideo, et était mort héroïquement avec ses Nègres en franchissant à gué la Boyana.
Giorgio, quant à lui, avait atteint le grade d’enseigne – alferez – et faisait la cuisine pour le général.
Plus tard, en Italie, avec le grade de lieutenant, il était attaché à l’état-major et faisait toujours la cuisine pour le général.
Il avait fait la cuisine pour lui pendant toute la campagne de Lombardie.
Au cours de la marche sur Rome il avait attrapé son bœuf au lasso dans la campagna à la mode américaine.
Il avait été blessé en défendant la République romaine.
Il était l’un des quatre fugitifs qui avaient aidé le général à sortir des bois le corps inanimé de sa femme et à la porter jusque dans la ferme où elle mourut d’épuisement après les épreuves de cette terrible retraite.
Il avait survécu à cette période désastreuse pour escorter son général à Palerme au moment où les obus napolitains tirés du château s’abattaient sur la ville.
Il avait fait la cuisine pour lui sur le champ de bataille de Volturno après s’être battu toute la journée.
Et partout il avait vu les Anglais au premier rang de l’armée de la liberté.
Giorgio respectait leur peuple, parce qu’ils aimaient Garibaldi. Même leurs comtesses et leurs princesses, disait-on, avaient baisé les mains du général à Londres. Il le croyait volontiers, car cette nation était noble, et l’homme était un saint. Il suffisait de regarder une fois son visage pour voir en lui la force divine de la foi et sa grande pitié pour tout l’humanité opprimée, pauvre et souffrante.
L’esprit d’abnégation, le don total de soi à un grand dessein humanitaire qui inspirèrent la pensée et l’effort de cette période révolutionnaire, avaient laissé leur empreinte sur Giorgio sous la forme d’une sorte de mépris rigoureux pour tout avantage personnel.
Cet homme, que la racaille de Sulaco soupçonnait d’avoir un magot enterré dans la cuisine, avait toute sa vie méprisé l’argent. Les chefs de sa jeunesse avaient vécu dans la pauvreté, étaient morts dans la pauvreté. C’était chez lui une habitude d’esprit de ne pas se soucier du lendemain, habitude née en partie de sa vie aventureuse dans la fièvre des combats désordonnés. Mais c’était surtout une affaire de principe. Cela ne ressemblait pas à l’insouciance d’un condotierre. Il s’agissait d’un puritanisme dans la conduite né d’un enthousiasme austère comme le puritanisme religieux.
Ce dévouement austère à une cause avait jeté une ombre sur les vieux jours de Giorgio. Il jetait une ombre parce que la cause semblait perdue. Trop de rois et d’empereurs étaient encore prospères dans un monde que Dieu avait destiné au peuple.
Il était triste parce qu’il était simple.
Bien que toujours prêt à aider ses compatriotes et hautement respecté par les émigrés italiens partout où il avait vécu (dans ce qu’il appelait son exil), il ne pouvait se cacher que ceux-ci ne se souciaient guère des injustices subies par les peuples opprimés. Ils écoutaient volontiers ses récits de guerre, mais semblaient se demander qu’après tout cela lui avait rapporté : rien d’apparent à leurs yeux.
« Nous ne voulions rien pour nous, c’est pour l’amour de l’humanité que nous avons souffert », s’écriait-il parfois avec fureur, et sa voix puissante, son regard de feu, le frémissement de sa crinière blanche, sa main brune et musclée tendue vers le ciel comme pour le prendre à témoin, impressionnaient son auditoire.
Et, quand le vieil homme s’interrompait tout à coup avec un hochement de tête et un geste du bras qui signifiait clairement « mais à quoi bon vous parler ? », ils se poussaient mutuellement du coude.
Il y avait chez le vieux Giorgio une énergie des sentiments, une qualité personnelle des convictions, quelque chose qu’ils appelaient terribilita…
« Un vieux lion », disaient-ils de lui.
Un incident minime, un mot entendu au hasard le lançaient dans des discours à des pêcheurs italiens sur la grève à Maldonado, à ses compatriotes, clients de la petite boutique qu’il tint plus tard à Valparaiso ; certains soirs, soudain, dans la salle de café située à l’une des extrémités de la Casa Viola (l’autre étant réservée aux ingénieurs anglais), à la clientèle choisie de mécaniciens et de contremaîtres des ateliers du chemin de fer.
Avec leurs beaux visages émaciés et bronzés, leurs boucles noires luisantes, leurs yeux brillants, leurs larges poitrines, leurs barbes, et parfois un minuscule anneau au lobe de l’oreille, les aristocrates des chantiers ferroviaires l’écoutaient, laissant de côté cartes ou dominos, cependant que ça et là un Basque aux cheveux blonds continuait à examiner son jeu et attendait sans protester.
Aucun Costaguanien de souche ne pénétrait en ce lieu.
C’était le bastion italien.
Même les policiers de Sulaco en patrouille de nuit se contentaient de ralentir le pas de leurs chevaux et de passer sans bruit, en se penchant sur leurs selles pour jeter par la fenêtre un regard rapide aux visages perdus dans un brouillard de fumée. Et le bourdonnement déclamatoire du récit du vieux Giorgio semblait aller se perdre derrière eux dans la plaine.
De temps à autre seulement, le sous-chef de la police, un petit individu brun à la figure large, fortement métissé d’Indien, faisait une apparition.
Laissant son planton à l’extérieur pour tenir les chevaux, il s’avançait sans dire un mot, avec un sourire assuré et rusé, jusqu’à la longue table posée sur des tréteaux. Il montrait du doigt une des bouteilles sur l’étagère. Giorgio, mettant d’un geste brusque sa pipe dans sa bouche, allait en personne le servir.
On n’entendait rien d’autre que le tintement des éperons.
Une fois son verre vide, il jetait sans se presser un regard scrutateur autour de la pièce, sortait et s’en allait lentement poursuivre sa ronde en direction de la ville.
(A suivre)
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