Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
… Corps et membres habités par l’Esprit, illuminés par la révélation, les visages bouleversés par la stupeur, les regards exaltés par l’enthousiasme, les joues enflammées par l’amour, les pupilles dilatées par la béatitude, l’un foudroyé par une délicieuse consternation, l’autre transpercé d’un plaisir consterné, qui transfiguré par l’émerveillement, qui rajeuni par la félicité, les voilà tous chantant avec l’expression de leurs visages, avec le drapé de leurs tuniques, avec l’allure et la tension de leurs membres, un cantique nouveau, les lèvres mi-closes en un sourire de louanges éternelles.
Et sous les pieds des vieillards, et en arc au-dessus d’eux et au-dessus du trône et au-dessus du groupe tétramorphe, disposées en bandes symétriques, à peine discernables l’une de l’autre tant la science de l’art les avait rendues toutes mutuellement proportionnées, égales dans la variété et bigarrées dans l’unité, uniques dans la diversité et diverses dans leur conforme ensemble, en admirable congruence des parties alliée à une séduisante suavité des teintes, miracle de correspondance et d’harmonie de voix entre elles dissemblables, compagnie disposée à la façon des cordes de la cythare, consentante et sans trêve conspirante cognation par force profonde et interne apte à opérer l’univoque dans l’alternance même du jeu des équivoques, ornementation et collation de créatures tour à tour irréductibles et réduites tour à tous, œuvre d’amoureux enchaînement mené par une règle céleste et mondaine à la fois (lien et ferme nœud de paix, amour, vertu, régime, pouvoir, ordre, origine, vie, lumière, splendeur, espèce et figure), égalité nombreuse resplendissante grâce à la luminance de la forme sur les parties proportionnées de la matière — voilà que s’entrelaçaient toutes les fleurs et les feuilles et les vrilles et les touffes et les corymbes de toutes les herbes dont on orne les jardins de la terre et du ciel, la violette, le cytise, le serpolet, le lis, le troène, le narcisse, la colocase, l’acanthe, le malabathrum, la myrrhe et les baumes du Pérou.
Mais, tandis que mon âme, ravie par ce concert de beautés terrestres et de majestueux signaux surnaturels, était sur le point d’exploser en un cantique de joie, mon œil, accompagnant le rythme proportionné des rosaces fleuries aux pieds des vieillards, tomba sur les figures qui, entrelacées, faisaient corps avec le trumeau central qui soutenait le tympan.
Qu’étaient-elles et quel message symbolique communiquaient ces trois couples de lions dressés en X transversalement disposé, rampants comme des arcs, s’arc-boutant dans le sol sur leurs pattes postérieures et appuyant les antérieures sur la croupe de leur propre compagnon, la crinière ébouriffée en volutes anguiformes, la gueule ouverte en un grondement menaçant, liés au corps même du trumeau par une pâte, ou un nid de vrilles ?
Pour calmer mon esprit, comme sans doute ils étaient là pour dompter la nature diabolique des lions et pour la transformer en allusion symbolique aux choses supérieures, sur les côtés du trumeau étaient deux figures humaines, invraisemblablement élongées, autant que la colonne même, et jumelles de deux autres qui symétriquement de l’un et de l’autre côté leur faisait front sur les piédroits historiés vers l’extérieur, où chacune des portes de chêne avait ses propres jambages : c’étaient donc quatre figures de vieillards, aux paraphernaux desquels je reconnus Pierre et Paul, Jérémie et Isaïe, contorsionnés eux aussi comme dans un pas de danse, leurs longues mains osseuses levées doigts tendus comme des ailes, et comme des ailes leurs barbes et leurs cheveux qui ondoient sous un vent prophétique, les plis de leur robe immensément longue agités par leurs immenses jambes donnant vie aux vagues et volutes, opposés aux lions mais de même nature que les lions.
Et tandis que mon œil fasciné quittait cette énigmatique polyphonie de membres saints et de muscles infernaux, je vis sur le côté du portail, et sous les arcs profonds, parfois historiés sur les contreforts dans l’espace entre les fluettes colonnes qui les soutenaient et ornaient, et encore sur la dense végétation des chapiteaux de chaque colonne, et de là se ramifiant vers la voûte sylvestre des multiples voussures, d’autres visions horribles à voir, et justifiées en ce lieu pour leur seule force parabolique et allégorique ou pour l’enseignement moral qu’elles transmettaient :
et je vis une femme luxurieuse nue et décharnée, rongée par des crapauds immondes, sucée par des serpents, accouplée à un satyre au ventre rebondi et à pattes de griffon recouvertes de poils hirsutes, le gosier obscène, qui hurlait sa propre damnation,
et je vis un avare, roide de la roideur de la mort sur son lit somptueusement orné de colonnes, désormais proie débile d’une cour de démons dont l’un lui arrachait avec ses râles son âme en forme de petit enfant (hélas jamais plus d’enfant à naître à la vie éternelle),
et je vis un orgueilleux sur les épaules duquel s’installait un démon en lui plantant ses griffes dans les yeux, tandis que deux autres gourmands se déchiraient en un corps à corps répugnant, et d’autres créatures encore, tête de bouc, poil de lion, gueule de panthère, prisonniers dans une selve de flammes dont je pouvais presque sentir l’haleine ardente.
Et autour d’eux, mêlés à eux, au-dessus d’eux et sous leurs pieds, d’autres visages et d’autres membres, un homme et une femme qui s’empoignaient par les cheveux, deux aspics qui gobaient les yeux d’un damné, un homme ricanant qui dilatait des ses mains crochues la gueule d’une hydre,
et tous les animaux du bestiaire de Satan, réunis en consistoire et placés comme garde et couronne du trône qui leur faisait face, pour enchanter la gloire avec leur défaite, des faunes, des êtres au double sexe, des butes aux mains à six doigts, des sirènes, hippocentaures, gorgones, harpies, incubes, dracontopodes, minotaures, loups-cerviers, léopards, chimères, cénopères au museau de chien qui lançaient du feu par les naseaux, dentyrans, polycaudés, serpents vileux, salamandres, cérastes, chélydres, couleuvres lisses, bicéphales à l’échine armée de dents, hyènes, loutres, corneilles, crocodiles, hydropexes aux cornes en scie, grenouilles, griffons, singes, cynocéphales, léoncrottes, manticores, vautours, tharandes, belettes, chouettes, basilics, hypnales, wivre, spectafigues, scorpions, sauriens, cétacés, scytales, amphisbènes, schirims, dipsades, rémoras, murènes, lézards verts, poulpes et tortues.
On eût dit que la population des enfers toute entière s’était rassemblée pour servir de vestibules, selve obscure, lande désespérée de l’exclusion, à l’apparition du Trônant du tympan, à son visage plein de promesses et de menaces, eux, les vaincus de l’Armageddon, en face de Celui qui viendra séparer les vivants et les morts.
Et défaillant (presque) devant cette vision, ne sachant plus désormais si je me trouvais dans un lieu ami ou dans la vallée du Jugement dernier, je fus saisi d’effroi, et non sans peine je retins mes larmes, et il me sembla entendre (ou l’entendis-je vraiment ?) cette voix et je vis ces visions qui avaient accompagné mes premiers pas de novice, mes premières lectures sacrées et les nuits de méditation dans le chœur de Melk, et dans la défaillance de mes sens si faibles et si affaiblis j’ouïs une voix puissante comme une trompette qui disait : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre » (et c’est là que je fais maintenant),
et je vis sept lampes d’or et au milieu des lampes Quelqu’un de semblable au fils de l’homme, la poitrine ceinte d’une bandelette d’or, tête et cheveux blancs comme laine blanche, les yeux comme flamme de feu, les pieds comme bronze ardent dans la fournaise, la voix comme le tonnerre d’un déluge, et Il tenait dans sa dextre sept étoiles et de sa bouche sortait une épée à double tranchant.
Et je vis une porte ouverte dans le ciel et Celui qui était assis me sembla comme jaspe et sardoine en un arc-en-ciel enveloppait le trône et du trône sortaient éclairs et tonnerres.
Et le Trônant prit dans ses mains une faux affilée et cria : « Donne de la faux et moissonne, l’heure est venue de moissonner car la moisson de la terre est mûre ».
Et Celui qui trônait donna de sa faux et la terre fut moissonnée.
Alors seulement je compris que la vision ne parlait pas d’autre chose que de ce qui se passait dans l’abbaye et que nous avions saisi sur les lèvres réticentes de l’Abbé…
(A suivre)
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