Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
INTRODUCTION
Quand je me sens vulnérable, j’aime prendre ma voiture et partir vers une ville lointaine, distante d’au moins quelques centaines de kilomètres des trois modestes lieux où vit ma famille ; là, j’aime descendre dans un motel banal et quelque peu déprimant en ayant l’agréable conviction que je ne connaîtrais pas âme qui vive dans l’annuaire téléphonique local. Et mon propre téléphone ne sonnera pas, sinon en cas de malheur, car mon épouse sait très bien pourquoi j’affectionne ces chambres anonymes.
Là, je me dépouille de mes systèmes de survie et il y a de fortes chances pour qu’au bout d’un jour ou deux je découvre l’étiologie de ce qui me tracasse, sans jamais oublier que la vie examinée à la loupe ne mérite pas d’être vécue.
Le plus souvent, rien de particulier ne me tracasse, du moins rien qui ne soit aussitôt rectifiable, rien d’autre que le besoin de faire un pas de côté loin de ma vie pendant un jour ou deux et de marcher en pays inconnu.
Peu après l’aube, équipé d’une carte de la région, je me promène dans les champs déserts, les canyons, les bois, mais de préférence près d’un torrent ou d’une rivière, car depuis l’enfance j’aime leur bruit. L’eau vive est à jamais au temps présent, un état que nous évitons assez douloureusement.
J’ai toujours privilégié les lieux sans qualités pour des raisons d’anonymat. Et que l’on soit en pays inconnu, même modestement inconnu, hausse le niveau de l’attention, peut-être pour des raisons génétiques.
Qui vient ici ?
Pas grand monde.
C’est de cette manière que j’ai toujours découvert les idées et les images qui engendrent ma poésie, mes longues nouvelles et mes romans.
J’ajouterai un certain nombre de voyages sur la route sans but précis, pendant plusieurs semaines. Lors de tels voyages solitaires sur la route, vous voyez avec clarté des pans entiers de votre existence défiler dans un décor non conditionné et inhabituel. Vous refusez de penser une chose que vous avez déjà pensée et cette tactique semble rafraîchir les neurones et les synapses, car des images nouvelles naissent alors du passé ainsi que de la vie non vécue avant votre naissance.
Il s’agit en quelque sorte d’un jeu mortel.
Bien sûr, votre propre existence est votre histoire la plus véridique et elle vous aveugle à moins d’être lourdement remaniée. Vous pouvez aussitôt éliminer toutes les routines qui, malgré leur caractère réconfortant, ont toute la banalité d’une carte de vœux.
A elle seule, cette réduction vous débarrasse des neuf dixièmes de votre vie.
Je me souviens que dans son livre, La Pratique Du Monde Sauvage, Gary Snyder remarque la relative similitude de nos biographies, mais le caractère parfois unique de nos rêves et de nos visions.
Le rêve où je peux écrire un bon poème, un bon roman, voire un bon film, a dévoré ma vie.
Je ne suis pas certain d’être particulièrement apte à dire la vérité.
Ce que nos parents et nos professeurs nous ont enseigné comme étant la vérité traitait d’habitude d’abstractions morales ou de la notion illusoire d’affrontements avec ce qu’ils nommaient du terme vague de « réalité ».
Certaines choses arrivaient, d’autres n’arrivaient pas, et puis il y avait ce saut pas très agile vers : certaines choses sont vraies, d’autres fausses.
L’humour sauvage des enfants de dix ans s’explique par leur capacité innée à lire entre les lignes de ces conneries paralysantes destinées à étouffer la plupart d’entre eux.
J’ai remarqué que tout le monde parle une langue légèrement différente de celle des autres. J’y vois l’un des moyens de l’écrivain de nous réunir tous : les individus intelligents respectent naturellement la maîtrise de la langue.
J’ai également remarqué que le langage parlé par la plupart des gens est beaucoup moins fleuri, moins bigarré, que lorsque j’étais plus jeune, du point de vue de la vie rurale – les plantes, les animaux sauvages ou domestiques, les arbres, le climat, les formes de la terre et de l’eau, le soleil, la lune et les étoiles.
Mais cet appauvrissement est certes naturel, car au cours de mon existence la proportion de trente pour cent de citadins et les soixante-dix pour cent de population rurale s’est radicalement inversée, ce qui explique la disparition de nombreuses métaphores et images liées à la terre.
Mais peut-être que cette conception du caractère unique de nos rêves et de nos visions est un peu vieillotte, sinon prétentieuse.
Le terme d’« obsession » est plus contemporain, même si le jeune homme qui a seize ans sentait son cerveau transfiguré par Yeats et Whitman se sentait appelé vers ces activités aussi sûrement que si, par une nuit de printemps, une voix tonnante près du marais situé derrière la maison l’avait interpellé.
Nous sommes imprégnés de cynisme, d’explications psychologiques ou autres, mais la vie est toujours là, ainsi que son essence inaccessible, son cycle aussi sûrement installé qu’autrefois.
Tout récemment, nous avons eu droit à ce rappel délicieux que dans notre milliard de cellules, à l’intérieur de chacune d’entre elles en fait, se trouvent trente mille indicateurs de ce que nous sommes génétiquement.
Ce n’est que le début d’une histoire qui, malgré une existence vouée à lire et entendre des réponses, reste un mystère.
Sans oublier ce correctif supplémentaire : tous les jours et pour divers types de raisons, nous sommes amenés à considérer notre passé sous une lumière légèrement différente.
Il existe un très ancien proverbe zen qui, à cet égard, est particulièrement poignant : « Si tu souhaites remodeler ton passé, autant le peindre avec un pinceau en poils de tortue. »
J’imagine un homme des cavernes mortellement blessé, assis au bord d’un précipice, qui admet avec stupéfaction dans son for intérieur : « Cette vie que j’ai déjà vécue, est ma vie. »
Pour être abrupt, ça n’en est pas moins vrai.
(A suivre)
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