Bonjour à tous.
Voici un extrait de… Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
Auprès de l’eau étaient les bêtes.
J’en avais aperçu beaucoup le long des routes et des pistes – Kivu, Tanganyika, Ouganda, Kenya – au cours du voyage que je venais d’achever en Afrique Orientale. Mais ce n’étaient que des visions incertaines et fugitives : troupeaux que le bruit de la voiture dispersait, silhouettes rapides, effrayées, évanouies.
Lorsque, parfois, j’avais eu la chance d’épier quelque temps un animal sauvage à son insu, je n’avais pu le faire que de très loin ou en cachette, et pour ainsi dire frauduleusement.
Les attitudes que prenaient dans la sécheresse de la brousse les vies libres et pures, je les contemplais avec un singulier sentiment d’avidité, d’exaltation, d’envie et de désespoir. Il me semblait que j’avais retrouvé un paradis rêvé ou connu par moi en des âges dont j’avais perdu la mémoire. Et j’en touchais le seuil. Et ne pouvais le franchir.
De rencontre en rencontre, de désir en désir frustré, le besoin était venu – sans doute puéril mais toujours plus exigeant – de me voir admis dans l’innocence et la fraîcheur des premiers temps du monde.
Et, avant de regagner l’Europe, j’avais résolu de passer par un des Parcs royaux du Kenya, ces réserves où des lois d’une rigueur extrême protègent les bêtes sauvages dans toutes leurs formes de vie ;
Maintenant elles étaient là.
Non plus en éveil, en méfiance, et rassemblées sous l’influence de la crainte par troupes, hardes, files et bandes, selon la race, la tribu, la famille, mais confondues et mêlées au sein d’une sécurité ineffable dans la trêve de l’eau, en paix avec la brousse, elles-mêmes et l’aurore.
A la distance où je me trouvais, il n’était pas possible de distinguer l’inflexion des mouvements, ou l’harmonie des couleurs, mais cette distance ne m’empêchait de voir que les bêtes se comptaient par centaines et centaines, que toutes les espèces voisinaient, et que cet instant de leur vie ne connaissait pas la peur ou la hâte.
Gazelles, antilopes, girafes, gnous, zèbres, rhinocéros, buffles, éléphants – les animaux s’arrêtaient ou se déplaçaient au pas du loisir, au gré de la soif, au goût du hasard.
Le soleil encore doux prenait en en écharpe les champs de neige qui s’étageaient au sommet du Kilimandjaro. La brise du matin jouait avec les dernières nuées. Tamisés par ce qui restait de brume, les abreuvoirs et les pâturages qui foisonnaient de mufles et de naseaux, de flancs sombres, dorés, rayés, de cornes droites, aiguës, arquées ou massives, et de trompes et de défenses, composaient une tapisserie fabuleuse suspendue à la grande montagne d’Afrique.
Quand et comment je quittai la véranda pour me mettre en marche, je ne sais. Je ne m’appartenais plus. Je me sentais appelé par les bêtes vers un bonheur qui précédait le temps de l’homme.
J’avançai sur le sentier au bord de la clairière, le long d’un rideau formé par les arbres et les buissons. Mon approche, au lieu d’altérer, dissiper la féerie, lui donnait plus de richesse et de substance.
Chaque pas me permettait de mieux saisir la variété des familles, leur finesse ou leur force. Je discernais les robes des antilopes, le front terrible des buffles, le granit des éléphants.
Tous continuèrent à brouter l’herbe, à humer l’eau, à errer de touffe en touffe, de flaque en flaque. Et je continuai de cheminer. Et ils étaient toujours là, dans leur paix, dans leur règne, chaque instant plus réels, plus accessibles.
J’avais atteint la limite des épineux. Il n’y avait qu’à sortir de leur couvert, aborder le sol humide et brillant pour connaître, sur leur terrain consacré, l’amitié des bêtes sauvages.
Rien ne pouvait plus m’en empêcher. Les réflexes de la prudence, de la conservation étaient suspendus au bénéfice d’un instinct aussi obscur que puissant et qui me poussait vers l’autre univers.
Et qui, enfin, allait s’assouvir.
Juste à cet instant, un avertissement intérieur m’arrêta. Une présence toute proche s’opposait à mon dessein. Il ne s’agissait pas d’un animal. J’appartenais déjà à leur camp, à leur monde.
L’être que je devinais – par quel sens ? – appartenait à l’espèce humaine.
J’entendis alors ces mots, en anglais :
– Vous ne devez pas aller plus loin.
Deux ou trois pas me séparaient au plus de la silhouette fragile que je découvris dans l’ombre d’un épineux géant. Elle ne cherchait pas à se cacher. Mais comme elle était parfaitement immobile et portait une salopette d’un gris éteint, elle semblait faire partie du tronc auquel elle s’appuyait.
J’avais en face de moi un enfant d’une dizaine d’années, tête nue. Une frange de cheveux noirs et coupés en boule couvrait le front. Le visage était rond, très hâlé, très lisse. Le cou, long et tendre. De grands yeux bruns qui semblaient ne pas me voir étaient fixés sans ciller sur les bêtes.
A cause d’eux, j’éprouvai le sentiment très gênant de me voir surpris par un enfant à être plus enfant que lui.
Je demandai à voix basse :
– On ne peut pas aller là-bas ? C’est défendu ?
La tête coiffée en boule confirma d’un signe bref, mais son regard demeurait attaché au mouvement des bêtes.
Je demandai encore :
– C’est sûr ?
– Qui peut le savoir mieux que moi ? dit l’enfant. Mon père est l’administrateur de ce Parc royal.
– Je comprends tout, dis-je. Il a chargé son fils de la surveillance.
Les grands yeux bruns me regardèrent enfin. Pour la première fois la petite figure hâlée prit une expression en harmonie avec son âge.
– Vous vous trompez, je ne suis pas un garçon, dit l’enfant en salopette grise. Je suis une fille et je m’appelle Patricia.
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