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Bouquin-quizz n°37

Publié par le 13 janvier 2016

 

Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !


Il avait froid aux pieds et, chaque fois qu’il remuait un peu ses jambes engourdies, il entendait les cailloux crisser plaintivement sous ses semelles.

A la vérité, la plainte était en lui. Il ne lui était jamais arrivé de rester aussi longtemps immobile à l’affût derrière un talus, au bord de la grande route.

Le jour déclinait.
Avec un sentiment de crainte, d’alarme plutôt, il coucha son fusil en joue. Bientôt le soir commencerait à tomber et il ne pourrait plus distinguer le guidon de son arme dans la pénombre.
« Il passera sûrement avant que la nuit ne vienne t’empêcher de prendre ta mire, lui avait dit son père. Prends patience et sache attendre. »

Lentement, le canon du fusil passa des lambeaux de neige encore mal fondue aux grenadiers sauvages qui parsemaient le terrain broussailleux de chaque côté de la route. Pour la centième fois peut-être, il pensa que c’était un jour unique dans sa vie. Puis le canon décrivit le mouvement inverse et revint à son point de départ. Ce que, dans son esprit, il avait appelé un jour unique se réduisait maintenant à des lambeaux de neige et à ces grenadiers sauvages qui semblaient attendre là depuis le milieu du jour pour voir ce qu’il ferait.

Avant peu, le soir sera tombé, songea-t-il, et je ne pourrai plus prendre ma mire.
Il souhaitait que le crépuscule vînt au plus tôt, que la nuit suivit au galop et qu’il pût fuir en courant cette embuscade maudite. Or le jour se traînait et il lui faudrait encore attendre.
C’était la seconde fois de sa vie qu’il se mettait à l’affût pour tirer vengeance, mais l’homme qu’il devait tuer était le même, si bien qu’au fond cette embuscade était le prolongement de la première.

Il sentit de nouveau ses pieds glacés et remua les jambes, comme pour empêcher le froid de monter en lui. Mais le froid avait depuis longtemps atteint son ventre, sa poitrine et jusqu’à sa tête. Il avait même la sensation que des morceaux de son cerveau avaient gelé, comme ces paquets de neige sur les côtés de la route.
Il se sentait incapable de concevoir une idée cohérente, logiquement articulée. Il éprouvait seulement un sentiment d’hostilité envers les grenadiers sauvages et les taches de neige et, par moments, il se disait que sans leur présence il aurait depuis longtemps abandonné son embuscade. Mais ils étaient là, témoins immobiles, qui l’empêchaient de s’en aller.

Au tournant de la route, pour la vingtième fois peut-être depuis qu’il était à l’affût, il crut voir déboucher l’homme qui devait être sa victime.
Il avançait d’un pas court, et le canon noir de son fusil dépassait de son épaule droite.
Le guetteur tressaillit.
Non, cette fois, ce n’était plus une vision. C’était bien l’homme qu’il attendait.

Tout comme les autres fois, Gjorg mit l’homme en joue et visa la tête.
Pendant un moment, il eut l’impression que la tête boudait, qu’elle cherchait à s’écarter de sa ligne de mire, et au dernier instant il crut même distinguer un sourire ironique sur le visage de l’homme.
Six mois auparavant, il lui était arrivé la même chose et, pour ne pas mutiler ce visage (qui sait d’où lui vint au dernier instant ce sentiment de pitié ?) il avait abaissé le guidon de son arme et blessé son ennemi au cou.

L’homme s’approchait.
Pourvu que cette fois je ne fasse pas que le blesser, se dit Gjorg, presque d’un ton de prière.
Les siens avaient eu bien du mal à acquitter l’amende pour la première blessure et une seconde les ruinerait. Si, en revanche, le coup était mortel, ils n’auraient rien à payer.

L’homme était maintenant plus près.
Il vaut mieux, pensa Gjorg, que je le manque carrément plutôt que de le blesser.
Comme il l’avait fait à chaque fois qu’il s’était imaginé l’apercevoir, selon la coutume, il avertit sa victime avant de tirer. Ni à ce moment-là ni par la suite il ne sut vraiment s’il lui avait parlé à haute voix ou si ses mots s’étaient étouffés dans sa gorge.

Le fait est que l’autre tourna brusquement la tête.
Gjorg le vit ébaucher un court geste du bras, apparemment pour faire glisser le fusil de son épaule, et il tira.
Puis il releva la tête et, quelque peu abasourdi, vit le mort (l’homme était encore debout mais Gjorg était certain de l’avoir tué) faire un pas en avant, laisser tomber son fusil d’un côté et, aussitôt après, s’écrouler lui-même de l’autre.

Gjorg sortit de son embuscade et se dirigea vers sa victime.
La route était déserte. Le seul bruit perceptible était celui de ses pas.
Le mort était tombé à la renverse. Gjorg se pencha et posa une main sur son épaule comme pour le réveiller.
Qu’est-ce que je fais ? se dit-il. Il saisit à nouveau l’épaule du mort, comme s’il voulait le ramener à la vie. Pourquoi fais-je cela ? se demanda-t-il encore.
Et à l’instant il se rendit compte que, s’il s’était penché sur l’autre, ce n’était pas pour le réveiller du sommeil éternel mais pour le retourner sur le dos.
Il ne voulait qu’obéir à la coutume.

Alentour, les grenadiers sauvages et les taches de neige étaient toujours là, épars, témoins de tout.

Il se redressa et s’apprêta à s’éloigner, mais il se souvint qu’il devait appuyer le fusil du mort contre sa tête.
Il effectua tous ces gestes comme dans un rêve. Il avait envie de vomir et il se répéta que ce devait être l’effet du sang.
Quelques instants plus tard, il fuyait sur la route déserte, presque au pas de course.

Le crépuscule tombait.
Il se retourna à deux ou trois reprises sans savoir pourquoi. Dans le jour finissant, la route, toujours complètement déserte, s’allongeait au loin entre les bosquets et les arbustes.

Quelque part devant lui, il entendit des sonnailles, puis des voix humaines, et il aperçut bientôt un groupe de gens. Dans le crépuscule, il lui était difficile de savoir si c’étaient des visiteurs ou des montagnards revenant du marché. Ils arrivèrent à sa hauteur plus vite qu’il ne l’avait pensé. Des hommes, des jeunes femmes et des enfants.

Ils lui dirent « bonsoir » et il s’arrêta.
Avant même de leur parler, il fit un geste de la main dans la direction d’où il était venu, puis leur dit d’une voix un peu rauque :
« Là-bas, au tournant de la grand-route, j’ai tué un homme ! Retournez-le sur le dos, braves gens, et placez son fusil près de la tête ! »
Le petit groupe resta un moment silencieux, puis une voix demanda :
« Tu n’aurais pas le mal du sang ? »
Il ne répondit pas. Une voix lui conseilla un remède, mais il ne l’entendit pas.

Il avait repris sa marche.
Maintenant qu’il leur avait recommandé de retourner le mort comme il se devait, il se sentait soulagé. Il ne parvenait pas à se souvenir s’il l’avait fait lui-même ou non. Le code prévoyait l’état de choc dans lequel son acte pouvait plonger le meurtrier et il permettait que des gens de passage fissent ce que lui-même n’avait pas été en mesure de faire.

En revanche, laisser le mort couché à plat ventre et avec son fusil loin de lui était une honte impardonnable.

(A suivre)

 

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