Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
Je ne me souviens pas d’avoir entendu de déflagration. Un sifflement peut-être, comme le crissement d’un tissu que l’on déchire, mais je n’en suis pas sûr.
Mon attention était détournée par cette sorte de divinité autour de laquelle essaimait une meute d’ouailles alors que sa garde prétorienne tentait de lui frayer un passage jusqu’à son véhicule. « Laissez passer, s’il vous plaît. S’il vous plaît, écartez-vous. »
Les fidèles se donnaient du coude pour voir le cheikh de plus près, effleurer un pan de son kamis. Le vieillard révéré se retournait de temps à autre, saluant une connaissance ou remerciant un disciple.
Son visage ascétique brillait d’un regard tranchant comme la lame d’un cimeterre.
J’ai essayé de me dégager des corps en transe qui me broyaient, sans succès.
Le cheikh s’est engouffré dans son véhicule, a agité une main derrière la vitre blindée tandis que ses deux gardes du corps prenaient place à ses côtés…
Puis plus rien.
Quelque chose a zébré le ciel et fulguré au milieu de la chaussée, semblable à un éclair ; son onde de choc m’a atteint de plein fouet, disloquant l’attroupement qui me retenait captif de sa frénésie. En une fraction de seconde, le ciel s’est effondré, et la rue, un moment engrossée de ferveur, s’est retrouvée sens dessus dessous.
Le corps d’un homme, ou bien d’un gamin, a traversé mon vertige tel un flash obscur.
Qu’est-ce que c’est ?…
Une crue de poussière et de feu vient de me happer, me catapultant à travers mille projectiles. J’ai le vague sentiment de m’effilocher, de me dissoudre dans le souffle de l’explosion…
A quelques mètres – ou bien à des années-lumière le véhicule du cheikh flambe. Des tentacules voraces l’engloutissent, répandant dans l’air une épouvantable odeur de crémation. Leur bourdonnement doit être terrifiant ; je ne le perçois pas. Une surdité foudroyante m’a ravi aux bruits de la ville. Je n’entends rien, ne ressens rien ; je ne fais que planer, planer.
Je mets une éternité à planer avant de retomber par terre, groggy, démaillé, mais curieusement lucide, les yeux plus grands que l’horreur qui vient de s’abattre sur la rue.
A l’instant où j’atteins le sol, tout se fige ; les torches par-dessus la voiture disloquée, les projectiles, la fumée, le chaos, les odeurs, le temps…
Seule une voix céleste, surplombant le silence insondable de la mort, chante nous nous retournerons, un jour, dans notre quartier.
Ce n’est pas exactement une voix ; ça ressemble à un friselis, à un filigrane…
Ma tête rebondit quelque part…
Maman, crie un enfant. Son appel est faible, mais net, pur. Il vient de très loin, d’un ailleurs rasséréné…
Les flammes dévorant le véhicule refusent de bouger, les projectiles de tomber…
Ma main se cherche au milieu du cailloutis ; je crois que je suis touché. J’essaie de remuer mes jambes, de relever le cou ; aucun muscle n’obéit… maman, crie l’enfant… Je suis là, Amine… Et elle est là, maman, émergeant d’un rideau de fumée. Elle avance au milieu des éboulis suspendus, des gestes pétrifiés, des bouches ouvertes sur l’abîme. Un moment, avec son voile lactescent et son regard martyrisé, je la prends pour la Vierge.
Ma mère a toujours été ainsi, rayonnante et triste à la fois, telle un cierge.
Lorsqu’elle posait sa main sur mon front brûlant, elle en résorbait toute la fièvre et tous les soucis… Et elle est là ; sa magie n’a pas pris une ride.
Un frisson me traverse des pieds à la tête, libérant l’univers, enclenchant les délires.
Les flammes reprennent leur branle macabre, les éclats leurs trajectoires, la panique ses débordements…
Un homme haillonneux, la figure et les bras noircis, tente de s’approcher de la voiture en feu. Il est gravement atteint pourtant. Mû par on ne sait quel entêtement, il cherche coûte que coûte à porter secours au cheikh. Chaque fois qu’il pose la main sur la portière, une giclée de flammes le repousse.
A l’intérieur du véhicule, les corps piégés brûlent.
Deux spectres ensanglantés progressent de l’autre côté, essaient de forcer la portière arrière. Je les vois hurler des ordres ou de douleur, mais ne les entends pas.
Près de moi, un vieillard défiguré me fixe d’un air hébété ; il ne semble pas se rendre compte que ses tripes sont à l’air, que son sang cascade vers la fondrière.
Un blessé rampe sur les gravats, une énorme tache fumante sur le dos. Il passe juste à côté de moi, gémissant et affolé, et va rendre l’âme un peu plus loin, les yeux grands ouverts, comme s’il n’arrivait pas à admettre que ça puisse lui arriver, à lui.
Les deux spectres finissent par casser le pare-brise, se jettent à l’intérieur de la cabine. D’autres survivants arrivent à la rescousse. A mains nues, ils décortiquent le véhicule en feu, brisent les vitres, s’acharnent sur les portières et parviennent à extraire le corps du cheikh. Une dizaine de bras le transportent, l’éloignent du brasier avant de l’étaler sur le trottoir tandis qu’une seule nuée de mains s’escriment à éteindre ses vêtements.
Une foultitude de picotements se déclarent dans ma hanche.
Mon pantalon a presque disparu ; seuls quelques pans calcinés continuent de me draper par endroits. Ma jambe repose contre mon flanc, grotesque et horrible à la fois ; un mince cordon de chair la retient encore à ma cuisse.
D’un seul coup, toutes mes forces me désertent. J’ai le sentiment que mes fibres se dissocient les unes des autres, se décomposent déjà…
Les ululements d’une ambulance m’atteignent enfin ; petit à petit, les bruits de la rue reprennent leur cours, déferlent sur moi, m’abasourdissent.
Quelqu’un se penche sur mon corps, l’ausculte sommairement et s’éloigne. Je le vois s’accroupir devant un amas de chair carbonisée, lui tâter le pouls puis faire signe à des brancardiers. Un autre homme vient prendre mon poignet avant de le laisser tomber… « Celui-là est fichu. On ne peut rien pour lui… »
J’ai envie de le retenir, de l’obliger à revoir sa copie ; mon bras se mutine, me renie.
Maman, reprend l’enfant…
Je cherche ma mère dans le chaos… ne vois que des vergers qui s’étendent à perte de vue… les vergers de grand-père… du patriarche… un pays d’orangers où c’était tous les jours l’été… et un garçon qui rêve au haut d’une crête.
Le ciel est d’un bleu limpide. Les orangers n’en finissent pas de se donner la main. L’enfant a douze ans et un cœur en porcelaine. A cet âge de tous les coups de foudre, simplement parce que sa confiance est aussi grande que ses joies, il voudrait croquer la lune comme un fruit, persuadé qu’il n’a qu’à tendre la main pour cueillir le bonheur du monde entier… Et là, sous mes yeux, en dépit du drame qui vient d’enlaidir à jamais le souvenir de cette journée, en dépit des corps agonisant sur la chaussée et des flammes finissant d’ensevelir le véhicule du cheikh, le garçon bondit et, les bras déployés tels des ailes d’épervier, s’élance à travers champs où chaque arbre est une féerie…
Des larmes me ravinent les joues…
« Celui qui t’a dit qu’un homme ne peut pas pleurer ignore ce qu’homme veut dire », m’avoua mon père en me surprenant effondré dans la chambre du patriarche. « Il n’y a pas de honte à pleurer, mon grand. Les larmes sont ce que nous avons de plus noble. »
Comme je refusais de lâcher la main de grand-père, il s’était accroupi devant moi et m’avait pris dans ses bras. « Ça ne sert à rien de rester ici. Les morts sont finis, quelque part ils ont purgé leurs peines. Quant aux vivants, ce ne sont que des fantômes en avance sur leur heure… »
Deux brancardiers me soulèvent et m’entassent sur une civière.
Une ambulance arrive en marche arrière, les portières grandes ouvertes. Des bras m’attirent à l’intérieur de la cabine, me jettent au milieu d’autres cadavres.
Dans un dernier soubresaut, je m’entends sangloter… « Dieu, si c’est un affreux cauchemar, faites que je me réveille, et tout de suite… »
(A suivre)
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