Bonjour à tous.
Voici un extrait de… Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
Michel pâlit et, après un regard à l’homme de fer, descendit au rez-de-chaussée. Avachi dans son fauteuil, Monglat bâillait derrière son bureau encombré de paperasses en désordre. Parce que c’était dimanche, il avait mis une chemise propre, déjà salie de café, de cendres mouillées, et sa figure bouffie, rasée de la veille, lavée à peine, avait son habituelle expression de lassitude et d’écoeurement. La porte s’ouvrit sans qu’il levât les yeux et ce fut à ses chaussures qu’il reconnut son fils. Les pieds s’étaient immobilisés au milieu de la pièce. Surpris par cette station silencieuse de Michel, qui se prolongeait anormalement, le père leva la tête.
– Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il.
Michel, toujours silencieux, continuait à fixer son père.
– Qu’est-ce que tu as à rester planté là ?
– Prends une feuille de papier, dit Michel, et écris ce que je te dicte. Dépêche-toi.
Tout en protestant, Monglat prit un stylo et un bloc de papier.
– Note d’abord la date. « Mon cher fils »… Ecris, « Mon cher fils, la vie m’étant devenue insupportable…
– Qu’est-ce qui te prends ? Tu deviens fou !
– La vie m’étant devenue insupportable, j’ai décidé de mettre fin…
– Tu deviens fou, répéta Monglat en posant son stylo. Pourquoi veux-tu que je me suicide ?
– Pour laver l’honneur de notre nom et pour que la justice s’accomplisse.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Quel Honneur ? Tu sais bien que je m’en fous, de l’honneur. Toi aussi, du reste.
– Détrompe-toi. Malgré les tristes exemples que tu m’as mis sous les yeux, l’honneur est pour moi la chose qui compte le plus au monde. Mais je ne vais pas perdre mon temps à discuter avec un individu de ton espèce. Oui ou non, veux-tu faire ce que je te dis ?… Bon, tu ne veux pas. Je vais donc faire en sorte que tu sois en prison avant la fin de la semaine.
Monglat n’en croyait pas ses oreilles. Rien ne l’avait préparé à une telle attitude de la part de Michel qui s’était toujours montré un complice discret, avisé et au-dessus de toute espèce de scrupules. Il lui fit part de l’étonnement qu’il ressentait en face de ce revirement soudain où il était bien obligé de voir une trahison. A quoi Michel répondit qu’il reprochait justement à son père de l’avoir associé pendant l’occupation à ses trafics dégoûtants, envoyé ensuite au maquis pour se ménager une façade sur la Résistance et, depuis la libération, contraint à devenir un chien de garde au service de son sale argent.
– Mais c’est bien fini. Tu vas payer l’assassinat de Léopold…
– Ne parle pas si fort, dit Monglat en jetant un coup d’œil vers la fenêtre entrebâillée.
– Tu vas payer l’assassinat de Léopold ! cria Michel. Et puisque tu ne veux pas te suicider, je te ferai foutre en prison !
Monglat se souleva de son fauteuil. Il était jaune de colère. Appuyé des deux mains sur son bureau, le visage tourné vers la fenêtre, il regarda Michel de côté et lui dit d’une petite voix dure :
– En voilà assez. Si tu dis encore un mot, c’est moi qui te fais arrêter. Imbécile. Tu te crois peut-être quelqu’un ? mais si tu n’étais pas le fils d’un milliardaire, si je ne m’étais pas enrichi avec les boches, tu serais tout juste bon à faire un chauffeur de taxi. Me faire flanquer en prison ? Tu oublies que c’est moi qui ai l’argent et moi seul. Léopold, tu vois ce qu’il lui en a coûté de faire le flambard avec moi. Alors, tiens-toi tranquille. Je n’ai qu’un mot à dire et je t’expédie en prison ou au cabanon ou plus loin.
Michel, interdit, décontenancé, restait planté au milieu de la pièce. Monglat se mit à rire tandis qu’une lueur s’allumait dans ses yeux troubles.
– Tu es si bête que tu n’as même pas appris à me connaître. Tu me crois toujours le bon vivant d’avant la guerre, le papa rigolard qui rencontrait son fils au bordel à deux heures du matin. J’ai changé, Michel. Je suis riche. Je tremble pour mes millions. Je suis méfiant. Je n’ai plus d’amis, plus de plaisirs. Je ne peux rien désirer sans me retrouver en face de ma galette. Il ne me reste qu’une joie, c’est la souffrance des autres, le mal que je peux leur faire et celui qu’ils se font eux-mêmes. Je suis condamné à mon argent, je ne peux aimer personne, pas même moi, mais je hais tout le monde. Mon régal, c’est de lire dans les journaux les listes des fusillés, le compte rendu des procès, les dénonciations. Ça me fait jouir. Des juges bien dégueulasses, des journalistes indicateurs, des besogneux de la Résistance et des vaniteux, qui hurlent à la mort ou qui vendent leurs copains pour une petite place au soleil ou un reflet à la boutonnière, et les bons cons de collabos, les sincères, les paumés, les salauds aussi, tout ça en vrac au poteau, en prison, aux travaux forcés. Ça me fait jouir. Ça me fait jouir. Moi le gros dégueulasse, le vendu numéro un, je suis considéré, le préfet à mes bottes, les sourires de monsieur le ministre. C’est pour moi qu’on fusille les miteux, les plumitifs, les subalternes, pour rassurer la grosse épargne. J’en suis très touché.
Monglat cracha contre le mur, pour le plaisir d’être malpropre et après avoir rallumé un mégot froid posé sur la table, il se dirigea vers son fils que le regardait en écarquillant des yeux stupides d’étonnement.
– Et le collaborateur que tu voulais dédouaner, comment s’appelle-t-il ?
– Maxime Loin, laissa échapper Michel.
– Hon, très bien. Maxime Loin, c’est le poteau à coup sûr, les crachats, les injures, la prévention à coups de matraque, tout le grand jeu. Je vais bien me régaler. N’empêche que sans moi, voilà un cochon de fasciste qui échapperait à la justice des patriotes. Où est-ce qu’il se cache ?
Michel, qui s’était un peu ressaisi, eut un geste d’ignorance.
– Arrange-toi pour le savoir aujourd’hui. Je suis pressé.
– Tu ne ferais tout de même pas une chose pareille ! protesta Michel.
– Pas un mot, je t’ai dit, ou je te fais coffrer. Alors, comme ça, tu t’amenais ici en moraliste et en justicier. Monsieur me reproche de lui avoir donné de mauvais exemples, de l’avoir associé à mes ignobles combinaisons. Gros imbécile, avant de juger les autres, apprends à te connaître un peu. Crois-tu que si j’avais eu un fils dont j’aie pu être fier, j’aurais fait toutes les saloperies que tu m’as vu faire pendant quatre ans ? Il aurait peut-être suffi d’un fils qui me soit un peu supérieur pour me dégoûter de prendre ce chemin-là, mais tu m’as toujours ressemblé trait pour trait. Au collège, un cancre comme moi, malfaisant et prétentieux. A vingt ans, tu ne pensais qu’à la nourriture et aux filles. Tricheur et rusé, mais encore plus bête, et bonasse sans avoir de cœur. Le portrait de ton père tout craché. Je t’en foutrai de me faire la morale, va. Regarde-toi bien, tu n’es qu’un salaud comme moi. Allons, sors d’ici, je t’ai assez vu. Et ne reparais devant moi qu’avec tous les renseignements sur l’endroit où se cache le traître fasciste.
Monglat regagna la place derrière son bureau en suivant la sortie de son fils avec un sourire qui se fondit du reste dans une expression d’extrême fatigue.
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