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Bouquin-quizz n°46

Publié par le 19 mai 2016

 

Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !

 

Soudain, le feu recommence à rouler furieusement. Bientôt nous revoilà assis dans la rigidité inquiète de l’attente inactive.

Attaque, contre-attaque, choc, contre-choc, ce sont là des mots, mais que ne signifient-ils pas ?

Nous perdons beaucoup de monde, surtout des recrues. Dans notre secteur, les vides sont de nouveau comblés par des renforts. Il nous est ainsi venu un des régiments récemment créés, presque rien que des jeunes gens des derniers contingents. A peine les a-t-on instruits ; ils n’ont pu, avant d’entrer en campagne, que faire des exercices théoriques. Sans doute ils savent ce qu’est une grenade, mais ils n’ont que très peu de connaissances des moyens de s’abriter ; surtout le sens de la chose leur manque. Il faut qu’un relief du sol ait déjà cinquante centimètres de haut pour qu’ils s’en aperçoivent.

Bien que des renforts nous soient indispensables, les recrues nous donnent presque plus de travail qu’elles ne nous sont utiles. Dans cette zone de durs combats elles sont désemparées et tombent comme des mouches. La guerre de positions que l’on fait aujourd’hui nécessite des connaissances et de l’expérience ; il faut comprendre le terrain ; il faut avoir dans l’oreille le bruit des divers projectiles et connaître leurs effets ; il faut prévoir où ils tombent, quel est leur champ d’arrosage et comment on se protège.

Naturellement, tous ces jeunes effectifs ne savent encore presque rien de tout cela. Ils sont décimés, parce qu’ils distinguent à peine un fusant d’un percutant ; ils sont fauchés parce qu’ils écoutent avec angoisse le hurlement des grosses « caisses à charbon » qui sont inoffensives et qui vont tomber très loin de nous, tandis qu’ils n’entendent pas le murmure léger et sifflant des petits monstres qui éclatent au ras du sol. Ils se serrent l’un contre l’autre, comme des moutons, au lieu de se disperser, et même les blessés sont encore abattus, comme des lièvres, par les aviateurs.

Ah ! ces pâles figures de navets, ces mains pitoyablement crispées, cette lamentable intrépidité de ces pauvres chiens qui, malgré tout, vont de l’avant et attaquent, de ces pauvres, de ces braves chiens, qui sont si intimidés qu’ils n’osent même pas crier et qui, les bras, les jambes, la poitrine et le ventre tout déchirés, gémissent doucement en appelant leur mère et cessent aussitôt qu’on les regarde !

Leurs visages pointus, duveteux et morts ont cette épouvantable expression des cadavres d’enfants.

On se sent la gorge serrée quand on les voit bondir, courir et tomber. On voudrait les battre, parce qu’ils sont si bêtes, et aussi les prendre dans ses bras et les éloigner de là où ce n’est pas leur place.
Ils portent des vestes, des pantalons gris et des bottes de soldats, mais, pour la plupart, l’uniforme est trop ample, il flotte autour de leurs membres, leurs épaules sont trop étroites ; leurs corps sont trop menus ; on n’a pas eu d’uniformes à la mesure de ces enfants.

Pour un ancien, il tombe de cinq à dix recrues.

Une attaque aux gaz, qui vient par surprise, en emporte une multitude.
Ils ne se sont même pas rendus compte de ce qui les attendait. Nous trouvons un abri rempli de têtes bleuies et de lèvres noires ; dans un entonnoir ils ont enlevé trop tôt leurs masques. Ils ne savaient pas que dans le fond le gaz reste plus longtemps ; lorsqu’ils ont vu que d’autres soldats au-dessus d’eux étaient sans masque, ils ont enlevé les leurs et avalé encore assez de gaz pour se brûler les poumons.
Leur état est désespéré ; des crachements de sang qui les étranglent et des crises d’étouffement les vouent irrémédiablement à la mort.

Feu roulant, tir de barrage, rideau de feu, mines, gaz, tanks, mitrailleuses, grenades, ce sont là des mots, des mots, mais ils renferment toute l’horreur du monde.

Nos visages sont pleins de croûtes. Notre pensée est anéantie. Nous sommes mortellement las.
Lorsque l’attaque arrive, il faut en frapper plus d’un à coups de poing pour qu’il se réveille et suive. Les yeux sont enflammés, les mains déchirées, les genoux saignent, les coudes sont rompus.

Sont-ce des semaines, des mois ou des années qui passent ainsi ?
De simples journées.
Nous voyons le temps disparaître, à côté de nous, sur les visages décolorés des mourants.
Nos cuillères versent des aliments dans notre corps, nous courons, nous lançons des grenades, nous tirons des coups de feu, nous tuons, nous nous étendons n’importe où, nous sommes exténués et abrutis et une seule chose nous soutient : c’est qu’il y en a encore de plus exténués, de plus abrutis, de plus désemparés, qui, les yeux grands ouverts, nous regardent comme des dieux, nous qui, parfois, pouvons échapper à la mort.

Nous leur faisons la leçon pendant les rares heures de repos. « Tiens, tu vois cette marmite vacillante ? C’est une mine qui arrive. Reste couché ; elle s’en va là-bas. Mais, quand elle fait comme ceci, fiche le camp. On peut s’en garer en courant. »

Nous exerçons leurs oreilles à percevoir le murmure perfide de ces petits projectiles que l’on entend à peine ; il faut qu’ils reconnaissent parmi le vacarme leur bourdonnement de moustique ; nous leur enseignons qu’ils sont plus dangereux que les gros, que l’on entend venir longtemps à l’avance.
Nous leur montrons comment on se cache aux yeux des aviateurs, comment on fait le mort quand on est dépassé par les assaillants, comment il faut armer les grenades pour qu’elles explosent une demi-seconde avant le choc.
Nous leur apprenons à se précipiter rapidement dans les trous d’obus quand arrivent des percutants ; nous leur montrons comment avec un paquet de grenades on nettoie une tranchée ; nous leur expliquons la différence qu’il y a entre les grenades ennemies et les nôtres, pour ce qui est de la durée de l’allumage ; nous appelons leur attention sur le bruit que font les grenades à gaz et nous leur expliquons tous les artifices qui peuvent les sauver de la mort.

Ils nous écoutent, ils sont dociles, mais, lorsque la bataille recommence, le plus souvent, dans leur émotion, ils font tout à contresens.

Un camarade est emporté avec l’échine fracassée ; à chaque inspiration son poumon bat à travers la blessure. Je puis encore lui serrer la main. « C’est fini ! », gémit-il en se mordant le bras de douleur.

Nous voyons des gens, à qui le crâne a été enlevé, continuer à vivre. Nous voyons courir des soldats dont les deux pieds ont été fauchés. Sur leurs moignons éclatés, ils se traînent en trébuchant jusqu’au prochain trou d’obus.
Un soldat de première classe rampe sur ses mains pendant deux kilomètres en traînant derrière lui ses genoux brisés.
Un autre se rend au poste de secours, tandis que ses entrailles coulent par-dessus ses mains qui les retiennent.
Nous voyons des gens sans bouche, sans mâchoire inférieure, sans figure.
Nous rencontrons quelqu’un qui, pendant deux heures, tient serrée avec ses dents l’artère de son bras, pour ne point perdre tout son sang.

Le soleil se lève.
La nuit arrive.
Les obus sifflent.
La vie s’arrête.

Cependant, le petit morceau de terre déchirée où nous sommes a été conservé, malgré des forces françaises supérieures et seules quelques centaines de mètres ont été sacrifiées.

Mais pour chaque mètre, il y a un mort.

(A suivre)

 

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