Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
A peine avions-nous commencé notre marche que nous rencontrâmes des signes précurseurs des merveilles qui nous attendaient.
Nous progressâmes pendant quelques centaines de mètres dans une forêt épaisse contenant des arbres tout à fait nouveaux pour moi et que le botaniste de notre groupe, Summerlee, identifia comme des conifères et des plantes cycadaceuses depuis longtemps disparus de notre monde.
Puis nous pénétrâmes dans une région où le ruisseau se transformait en un grand marécage. De hauts roseaux d’un type spécial formaient un épais rideau devant nous ; j’entendis affirmer qu’il s’agissait d’equisetacea, ou queues de jument ; d’éparses fougères arborescentes y poussaient aussi.
Soudain Lord John, qui marchait en tête, s’arrêta.
— Regardez ! dit-il. Pas de doute : ce doit être l’ancêtre de tous les oiseaux !
Une énorme empreinte de trois orteils avait creusé la boue.
Quel que fût cet animal, il avait traversé le marais et avait poursuivi sa route vers la forêt. Nous stoppâmes pour bien observer cette foulée formidable. Si c’était un oiseau (et quel autre animal aurait laissé une trace semblable ?) cette patte indiquait que sa hauteur totale devait largement dépasser celle d’une autruche.
Lord John inspecta promptement les alentours d’un regard vigilant, et chargea de deux cartouches son fusil à éléphants.
— Je parierais ma réputation, dit-il, qu’il s’agit d’une empreinte fraîche. Il n’y a pas plus de dix minutes que cette bête est passée par ici. Voyez comme l’eau suinte encore dans cette trace plus profonde ! Mon dieu ! Regardez : voici la trace d’un plus petit !
Non moins certainement, de plus petites empreintes présentant le même aspect général couraient parallèlement aux plus grandes.
— Mais qu’est-ce que vous dites de cela ? cria le professeur Summerlee en désignant triomphalement ce qui ressemblait à la très large empreinte d’une main humaine de cinq doigts, parmi les empreintes de pattes à trois doigts.
— Je le reconnais ! cria Challenger en extase. Je l’ai vu sur des argiles anciennes. C’est un animal qui se tient debout et qui marche sur des pattes à trois doigts ; il lui arrive de poser sur le sol une de ses pattes antérieures à cinq doigts. Ce n’est pas un oiseau, cher Roxton, pas un oiseau !
— Un fauve, alors ?
— Non, un reptile : un dinosaure. Aucun autre animal n’aurait pu laisser une telle empreinte. Ce genre de reptiles a étonné voici 9O ans un docteur très compétent du Sussex. Mais qui au monde aurait espéré… espéré… voir un spectacle pareil ?
Ses paroles moururent sur ses lèvres, tandis que l’étonnement nous clouait au sol…
En suivant les empreintes, nous avions quitté le marais et franchi un écran de buissons et d’arbres.
Dans une clairière au-delà se tenaient cinq créatures extraordinaires que je n’avais jamais vues. Nous nous accroupîmes dans les buissons pour les observer à loisir.
Ces animaux étaient, je l’ai dit, au nombre de cinq : deux adultes et trois jeunes. Ils étaient énormes. Les « petits » avaient déjà la taille d’un éléphant ; les adultes dépassaient en masse tout animal vivant. Ils avaient une peau couleur d’ardoise, couverte d’écailles comme celle d’un lézard ; et ces écailles étincelaient au soleil.
Tous les cinq étaient assis ; ils se balançaient sur des queues larges, puissantes, et sur leurs énormes pattes postérieures à trois doigts, tandis qu’avec leurs plus petites pattes antérieures ils arrachaient des branchages qu’ils broutaient.
Je ne saurais mieux décrire leur aspect qu’en les comparant à des kangourous monstrueux, qui auraient eu sept mètres de haut et une peau de crocodile noir.
J’ignore combien de temps nous restâmes immobiles à les contempler.
Un fort vent soufflait vers nous, et nous étions bien dissimulés.
De temps à autre les petits jouaient autour de leurs parents et se livraient à des gambades peu gracieuses : leurs grands corps se dressaient en l’air et retombaient sur la terre avec un bruit mat.
La force de leurs parents semblait illimitée : nous vîmes en effet l’un des gros enlacer de ses pattes antérieures le tronc d’un arbre immense et l’arracher du sol comme si ç’avait été un baliveau, afin de goûter au feuillage du faîte. Cet acte témoignait sans doute du grand développement des muscles de l’animal mais aussi du développement très relatif de sa cervelle, car il s’y prit de telle façon que l’arbre lui retomba sur la tête et qu’il se mit à pousser des cris aigus…
Tout gros qu’il fût, son endurance avait des limites !
Cet incident lui donna vraisemblablement l’idée que l’environnement était dangereux ; il déambula lentement pour sortir du bois, suivi par son conjoint et leurs trois enfants. Entre les arbres leurs écailles ardoisées brillèrent encore. Leurs têtes ondulèrent encore au-dessus des buissons, puis ils disparurent…
Je regardai mes compagnons.
Lord John était debout, un doigt sur la détente de son fusil à éléphants ; dans son regard fixe, féroce, s’exprimait toute l’ardeur passionnée du chasseur. Que n’aurait-il donné pour avoir une telle pièce (je parle de la tête seulement !) au-dessus de sa cheminée de l’Albany, entre les paires d’avirons croisés !
Et pourtant il garda son sang-froid : l’exploration du pays des merveilles dépendait de notre habileté à passer inaperçus.
Les deux professeurs étaient plongés dans une extase silencieuse. Dans l’excitation du moment ils s’étaient pris la main et demeuraient comme deux gamins pétrifiés par la vue d’un jouet nouveau. Les joues de Challenger remontaient sous l’effet d’un sourire angélique. Provisoirement le visage sardonique de Summerlee s’était adouci d’émerveillement et de respect.
— Nunc dimitiis ! s’écria-t-il. En Angleterre, que diront-ils de cela ?
— Mon cher Summerlee voici très exactement ce qu’ils diront, s’exclama Challenger : que vous êtes un infernal menteur, un charlatan de savant, et ils vous traiteront de la même manière que j’ai été traité par vous et par d’autres.
— Mais il y aura des photographies !
— Truquées, Summerlee ! Grossièrement truquées !
— Et si nous rapportons des animaux types ?
— Ah là, ce sera autre chose ! Malone et sa maudite équipe de journalistes entonneront alors nos louanges… Le 28 août, le jour où nous avons vu cinq iguanodons vivants dans une clairière… Inscrivez cela sur vos tablettes, mon jeune ami, et faites parvenir la nouvelle à votre feuille de chou !
— Et, ajouta Lord John, tenez-vous prêt à recevoir en réponse l’extrémité du pied de votre rédacteur en chef au bas de votre dos ! Car sous la latitude londonienne, on ne voit pas les choses du même œil ! Il y a quantité d’hommes qui ne racontent jamais leurs aventures, car qui les croirait ? Quant à nous, d’ici un mois ou deux, ceci nous semblera un rêve… Comment avez-vous appelé ces charmantes créatures ?
— Des iguanodons, répondit Summerlee. Vous retrouverez leurs empreintes dans les sables de Hastings, du Kent, et dans le Sussex. Le sud de l’Angleterre leur était bon quand il y avait de l’herbe et des arbres pleins de sève. Ces conditions ayant disparu, les animaux moururent. Ici, il apparaît que les conditions n’ont pas changé, et que les animaux ont survécu.
— Si jamais nous en sortons vivants, dit Lord John, il faut absolument que je rapporte une tête d’iguanodon. Seigneur ! Je connais toute une faune de la Somalie et de l’Ouganda qui verdirait de jalousie si elle voyait ce genre de monstres ! Je ne sais pas ce que vous en pensez, les amis, mais j’ai m’impression que nous marchons sur de la glace très mince qui à chaque pas risque de craquer sous nos pieds…
Moi aussi j’avais cette impression de mystère et de danger.
Chaque arbre semblait recéler une menace. Et quand nous levions les yeux vers leur feuillage, une terreur vague s’emparait de nos cœurs.
(A suivre)
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