Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
Traînant la jambe, je parvins à gagner les bois. Traqué par la maréchaussée, marchant la nuit, dormant le jour dans des retraites précaires, me nourrissant de carottes crues, de fruits, d’œufs, je tirai lentement vers l’ouest, en évitant villes et bourgs.
Un homme me tira un coup de mousquet, une nuit que je volais des œufs. Une autre fois, je fus poursuivi par un chien qui mordit ma jambe valide. J’avais des coliques terribles. Souvent je me couchais au profond d’un taillis pour mourir. Pourtant, je finissais toujours par repartir, mais j’étais devenu excessivement faible ; il n’y avait plus de vivace en moi que la haine. Je haïssais la cruauté et l’injustice d’un monde qui m’avait réduit à cette condition misérable. Je me haïssais moi-même d’avoir, devant la douleur, trahi mon amour.
A quoi bon ne m’être pas enfui tout d’abord, si je devais faire pis, en avouant ce crime que n’avais pas commis !…
Et je pleurais en pensant à Marion.
Il y eut des jours de pluie, de soleil, des orages, des périodes de chaleur écrasante où les sous-bois bourdonnaient. Puis les feuilles roussirent. De mes cachettes, j’apercevais dans les plaines les laboureurs aiguillonnant leurs bœufs.
Mon corps commençait de s’habituer à l’étrange régime auquel j’étais soumis ; peu à peu mes forces revenaient. J’allongeai les étapes. Les paysages changèrent. Les villages devenaient plus rares ; les pins, les chênes-lièges remplaçaient les châtaigniers, les noyers et les bouleaux.
A la fin de l’automne, un soir, au coucher du soleil, en montant sur un arbre, je vis à l’horizon un mince miroitement : la mer.
Les jours suivants, je m’approchai de la côte et me mis à la suivre dans la direction du sud, sans savoir où je me trouvais ni où j’allais. J’espérais vaguement rencontrer quelque part la frontière de l’Espagne. A l’auberge, j’avais entendu parler de ce pays, et je pensais pouvoir y vivre en sûreté.
Comment ? Je ne me le demandais même pas. L’immédiat seul comptait pour moi.
Une nuit, comme la lune brillait d’un éclat magnifique, j’avais descendu jusqu’au bord de la mer chercher de ces petits coquillages que l’on trouve sur les rochers découverts.
Pour les enlever de leur support, il faut les faire sauter très vite, d’un coup de pouce, au moment que les bords de leur coquille n’adhèrent pas à la pierre. Si on les manque, ils appliquent leur carapace au rocher si exactement qu’il est impossible de les détacher sans un outil de fer, et je n’avais d’autre outil que mes doigts.
Je m’absorbais dans cette opération. Soudain, un fracas éclata contre mon oreille.
— Hé l’homme ! criait-on.
Je fis un grand sursaut. Ma tempe heurta le canon d’un pistolet. La lueur d’une lanterne démasquée m’aveugla.
— Que fouinasses-tu là, fanandel ? reprit l’homme au pistolet.
— Euh… Est-ce que vous êtes des archers ?
Une tempête de rires et de grognements s’éleva.
— Pas précisément mon mion. Tu n’as pas l’air de les aimer, les archers de la maréchaussée, hein ! Qu’est-ce que tu as fait ?
— Que vous chaut ? Si vous n’êtes pas des archers, passez votre chemin. Laissez-moi chercher à manger.
— Ouais ! Vois-tu, l’ami, notre chemin s’arrête ici. Nous avons à faire dans cette crique, et nous n’aimons pas les curieux.
— Ho ! patron ! dit quelqu’un, voilà le signal.
Loin sur la mer, une lumière montait et descendait.
— Chacun à son poste, commanda l’homme, l’œil au guet, hein, les veilleurs !
— Qu’est-ce qu’on fait de ce c… qui est venu se jeter dans nos jambes, on l’expédie ?
— Tu aurais le cœur de faire du mal à un coquebin qui a peur des archers !… Attache-le. Qu’il ne s’en aille pas maintenant. Quand nous aurons fini, on lui donnera la volée.
Du temps passa.
Rien ne troublait le bourdonnement des vagues. Assis, les chevilles entravées, je regardais le large.
— Les voilà, dit quelqu’un.
On percevait un clapotement. En cherchant dans sa direction, je vis deux bateaux – je sus plus tard que des embarcations de ce genre s’appellent, la première, une pinasse ; la seconde : une chaloupe – bondissant sur les flots.
Les hommes se mirent à débarquer des ballots qu’ils chargeaient sur leurs épaules et avec lesquels ils disparaissaient dans la nuit.
Quand il n’en resta plus, le patron, détachant de sa ceinture deux sacs, les tendit à l’un des marins, lequel portait un étrange costume : un haut-de-chausse flottant, une chemise bouffante sous une veste très courte, une espèce de bonnet rouge.
Une idée se faisait lentement jour dans ma tête et me poussait vers ces deux hommes. Je sautillai jusqu’à eux.
— Patron, je voudrais partir sur ce bateau.
Il me regarda en hochant la tête.
— Pas une mauvaise idée, mon mignon. Comme ça, tu ne nous dénonceras pas. Ton avis, Bill ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un fanandel qui cherche à manger et qui a peur des archers.
— D’où viens-tu ?
— De là-bas, dis-je en indiquant le nord.
J’ajoutai :
— Ils voulaient me pendre.
— Embarque. Si le vieux t’accepte, ça ira. Sinon, il t’enverra manger les poissons. De toutes façons, tu seras tiré d’affaire.
Il me poussa dans l’un des bateaux puis sauta derrière moi.
— Adieu, Piarille.
— A la prochaine, Bill.
— Ce ne sera pas de longtemps. Nous descendons dans le sud. Ici, ça sent mauvais pour nous, maintenant… Poussez, vous autres, hop !
Le bateau se mit à monter et descendre, je me balançai avec lui.
Nous allions en silence à travers le moutonnement et le ronflement des flots vers la lumière qui dansait : point minuscule dans la nuit.
A mesure qu’elle se précisait, on distinguait dans l’ombre une grande masse indécise, noire, surmontée de la dentelle des mâts et des cordages. Le fanal, au ras de l’eau, éclairait une échelle oscillante à laquelle je grimpai avec mes compagnons.
Une fois en haut celui qu’on appelait Bill, me prenant par le bras, me poussa vers l’arrière du navire. Je butai contre des rouleaux de cordages. Il ouvrit enfin une porte. Je butai encore contre le seuil surélevé qui empêche l’eau du pont d’entrer dans les cabines, et je me trouvai dans une vaste chambre aux murs et au plafond de bois.
Une lampe se balançait à la maîtresse poutre. Sa lueur faisait ressortir en forts reliefs la charpente du navire apparente ici. La lumière se concentrait sur le justaucorps écarlate qui vêtait un gros homme installé devant une table.
— What’s it ? grogna-t-il en nous voyant.
Bill lui répondit dans la même langue.
L’homme assis portait, outre son justaucorps éclatant, une culotte blanche tendue sur les cuisses. Un foulard de soie noire serrant la tête ne laissait sortir aucun cheveu. La face large, rouge, était percée de petits yeux gris pâle, d’une bouche dont la lèvre supérieure rentrait jusqu’à disparaître dans l’ombre d’un nez fibrillé de violet, tandis que l’inférieure, lippue et gonflée, avançait au-dessus du menton coupé comme un bloc.
La main puissante, enjuponnée de dentelles, serrait un verre dont l’homme se versa d’un geste brusque le contenu dans le gosier.
Une bouteille clissée voisinait sur la table de bois sombre avec une paire de pistolets, un tricorne au ruban traversé d’une pipe à pétun et un instrument en cuivre que je sus plus tard être un quart de cercle. Une épée jetée en travers de la table tenait déplié un rouleau de cartes.
Il émanait de cet être solidement charpenté, assis là les cuisses ouvertes, un bras pendant par-dessus le dossier du fauteuil, l’œil sans lueur, une singulière impression de force maléfique et souveraine.
Un malaise me prit lorsque son regard glacé se posa sur moi. Il me fit peur ; non qu’il eût à vrai dire rien de particulièrement menaçant. Il paraissait infiniment plus débonnaire, avec ses grosses joues, sa lippe, que le magistrat dont j’avais subi l’interrogatoire dans ma prison. Mais il me semblait sentir en lui à travers sa chair et sa graisse une âme desséchée, une capacité d’être inhumain avec délectation.
Il dit encore un mot à Bill en me soupesant du regard. Son œil fixé sur moi s’anima. Les paupières se soulevèrent, rendant à la pupille un éclat plus plaisant. Je m’aperçus alors qu’elle était bleue, d’un bleu vert et léger, comme la mer à l’aube, et je n’eus plus devant moi qu’un gros homme bienveillant qui me regardait avec indulgence.
Il remplit son gobelet et me le tendit.
— Bois, mon gars, fit-il en français. Alors tu veux venir avec nous ?
— Oui monsieur.
— Appelle-moi capitaine. Tu n’as jamais entendu parler du vieux Flint ?
— Non capitaine. Je viens de loin dans les terres, d’un endroit où l’on sait à peine qu’il existe des navires.
— God damn ! Tu parles bien. Mais il y a donc des gens qui n’ont jamais entendu le nom de Flint !
— Bah ! dit Bill, ils ne sont que trop à le connaître pour leur malheur et le chagrin de leurs nuits blanches.
Ils se mirent à rire tous les deux. Je reposai le gobelet sur la table.
— Tu lampes bien il me semble, gars ! Qu’est-ce que tu dis de ce rhum ?
— C’est aussi bon que notre eau-de-vie de prunes.
Ils s’esclaffèrent encore.
— Voyez-vous ce coquebin ! fit Bill.
Une chaleur, un léger engourdissement m’envahissaient.
Après tout, ces hommes étaient les premiers, depuis tant de jours, qui se fussent montrés bons pour moi. Je pouvais enfin me laisser aller un peu. Je sentis mes lèvres dessiner une forme depuis longtemps désapprise : un sourire.
— Well, dit Flint, si tu sais faire quelque chose, tu resteras avec nous. Tu es vieux de combien d’années ?
— J’ai eu vingt-deux ans à la Saint-Jean d’été ; je sais lire, écrire, compter…
— Bien, bien. Tu seras écrivain du bord, en attendant de savoir courir le marchepied de vergue et faire une épissure comme un damné fils de vieux gabier. Il faut que tout le monde vive. Tu feras les comptes quand tu seras de loisir, et le coup de feu avec les autres quand on tombera sur les gens du roi, de fortune. Voilà ton destin, maintenant. Te plaît-il ?
Il n’attendit pas ma réponse. Ses yeux s’étaient éteints. Il nous balaya d’un geste, se tourna de côté sur le fauteuil et se versa une rasade de rhum.
(A suivre)
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