Adapté du roman Zykë L’Aventure, Thierry Poncet, éditions Taurnada.
INT Jour, bureau éditeur
GP sur Lergumen.
Lergumen :
Écoutez, moi j’ai une grande qualité, c’est la sincérité…
Le plan s’élargit. Sur le bureau de Lergumen, deux manuscrit dans des chemises, « Buffet Campagnard » et « Pigalle Blues ». Zykë et Msieu Poncet sont assis sur les sièges visiteurs. Tous deux fument des clopes dont ils secouent la cendre sur le tapis, Msieu Poncet arborant un air particulièrement insolent.
Lergumen :
Je vous le dis franchement, j’aime beaucoup, mais beaucoup beaucoup votre travail. À toi, Zykë et à, euh…
Msieu Poncet :
Poncet. Thierry Poncet.
Lergumen :
C’est ça. Mais je ne peux pas vous publier cette année. Vous pensez, je viens seulement de signer Paranoïa au Livre de Poche. Excellent, d’ailleurs, hein, Paranoïa. Un peu moqueur, certes. Mais bon, quoi, j’ai de l’humour. Et puis les ventes, hein, excellentes. Excellentes…
Zykë :
Tu me casses les couilles.
Lergumen :
Gasp !
Zykë :
Je suis un écrivain. Nous sommes des écrivains. On écrit. Toi, tu es un éditeur, alors tu édites, point.
Lergumen :
Justement, l’édition, c’est un commerce ! Il y a des règles, dans le commerce. Il, il, il… il y a un marché, avec des lois du marché…
Zykë :
J’emmerde les lois du marché, bordel. Moi, mon aventure, c’est maintenant, pas dans dix ans. J’écris des chefs-d’œuvre maintenant. J’écris des best-sellers maintenant. Les publier maintenant, ça c’est ton problème à toi.
Lergumen (soupirant) :
Zykë… Zykë… Je ne sais pas pourquoi, mais parler avec toi, ça me donne toujours mal à la tête…
Zykë :
Deux bouquins par an, c’est quand même pas la mer à boire !
Lergumen :
Un Zykë et un Poncet ?
Zykë :
Non, deux Zykë. Et un Poncet, éventuellement.
Lergumen :
Mais vous n’y pensez pas !
Zykë :
On va ailleurs, alors.
Lergumen :
Ce sera pareil ailleurs. (Il se fait suppliant). Zykë, écoute-moi : je voudrais le faire, mais je ne peux pas. Il n’y a pas que l’éditeur en cause. Il y a les distributeurs, la fabrication, les libraires, les FNAC… Les programmes sont établis un, voire deux ans à l’avance. C’est comme si tu me demandais de transformer, je ne sais pas, moi… un paquebot en vedette rapide !
Zykë et Msieu Poncet échangent un regard. « Il a peut-être raison ».
Zykë :
Et publier directement en poche, ça serait possible. Les petits bouquins d’action pas cher, là.
Lergumen :
Les romans de gare.
Zykë :
C’est ça. C’est la vraie littérature populaire, ça, non ?
Msieu Poncet :
À fond.
Lergumen :
Oui, mais alors là, sur ce marché, on entre en concurrence avec le numéro un, de loin, le roi du marché, Gérard Dubidet.
Zykë :
Qui ?
Lergumen :
Gérard Dubidet. Tu sais, SAS et les « Gérard Dubidet présente… » ?
Zykë (à Msieu Poncet) :
Tu connais ?
Msieu Poncet :
Ouais.
Zykë :
Et ?
Msieu Poncet :
C’est de la merde.
Lergumen :
Oui, enfin, peut-être, mais là, on est sur du 5 / 600 000 exemplaires…
Zykë :
Par an ?
Lergumen (s’écriant) :
Par mois !
Zykë :
Impossible.
Lergumen :
C’est simple, vous avez SAS, sa série d’espionnage phare, celle qui l’a fait connaître. Une parution par trimestre. 400 000 exemplaires…
Ses yeux s’allument à l’idée du pognon, sa voix s’enthousiasme.
Lergumen :
4000 000 ! 400 000 !
Emporté, il se lève et arpente son bureau.
Lergumen :
Brigade Mondaine, son deuxième titre phare, des enquêtes policières érotiques, un par mois, sauf décembre et août, Parce qu’à Noël et en vacances avec la famille, les gens ne lisent pas de cul, 180 000 exemplaires. Multiplié par dix mois ! C’est un géant, du Bidet, un géant ! Et après, il y a les autres séries : Le Survivant, Le Mercenaire, L’Exécuteur, qui est une banale traduction de l’américain, chacune entre 20 et 40 000 ventes. Admirable ! Phénoménal ! Époustouflant !
Sa diatribe l’a amené à parler devant sa fenêtre. Quand il se retourne, c’est pour découvrir les deux sièges vides et la porte de son bureau ouverte.
Lergumen :
Zykë ?… Poucet ?…
EXT Jour, Kiosque
Zykë et Msieu Poncet devant le présentoir des « Gérard Dubidet présente… » à l’avant d’un kiosque à journaux. Ils prennent des exemplaires des différentes séries et les feuillettent.
Zykë :
C’est de la merde.
Msieu Poncet :
De la chiure.
Zykë :
De la fiente.
Msieu Poncet :
De la cague.
Zykë :
De l’excrément.
Msieu Poncet :
Du brun.
Zykë :
Du brun ?
Msieu Poncet :
Un mot de vieux français.
Zykë :
Quelle culture, Msieu Poncet. Je suis impressionné. C’est la tête de Dubidet, ça ?
Il montre un portrait de l’auteur qui s’étale sur une quatrième de couverture.
Msieu Poncet :
Ouais.
Zykë :
C’est ça le roi de l’action ?
Le kiosquier :
Eh, les littéraires, c’est pas une bibliothèque ici.
Zykë ordonne du menton à Msieu Poncet de payer. Celui-ci extrait une grosse liasse de billets de sa poche et en jette distraitement quelques-uns au kiosquier.
Zykë :
On dirait un représentant en produits à nettoyer les sanitaires…
INT Jour, Rolls
La Rolls sur une autoroute, Zykë au volant.
Zykë :
En tant qu’écrivains, on se doit de sauver la littérature populaire, fils.
Msieu Poncet :
Je pense aussi.
Zykë :
Nous, les écrivains, on est les gardiens de la littérature. On est des défenseurs. On doit se battre.
Msieu Poncet :
À l’assaut, putain !
Zykë :
On ne peut pas laisser ce marchand de soupe répandre sa merde plus longtemps.
Msieu Poncet :
On ne peut pas.
EXT Nuit, port de Barcelone
Il pleut. Passagers du ferry et marins luttent contre le vent fort. La Rolls patiente dans la queue de véhicules, devant la gueule béante de la cale. Non loin de là, Zykë et Msieu Poncet, cols relevés, continuent de discuter, indifférents.
Zykë :
Pour le grand public, Zykë, ça reste l’aventure. C’est toujours notre point fort, commercialement.
Msieu Poncet :
C’est sûr.
Zykë :
On va lui balancer une série d’aventure dans la gueule, au sieur Dubidet.
Msieu Poncet :
Un héros récurrent ?
Zykë :
Oui. Calqué sur le premier Zykë, mais moins réaliste. Un peu plus mystique. De la fiction pure, quoi…
INT Jour, bar du ferry
Zykë et Msieu Poncet assis au comptoir. La mer est houleuse et le bar tangue. Un passager se précipite vers les toilettes, la main sur la bouche. Une grosse catalane en noir répandue dans un fauteuil a des hauts-le-cœur.
Zykë :
Tu te souviens des planteurs d’opium en Birmanie ?
Msieu Poncet :
Tu m’étonnes !
Zykë :
Imagine une tribu dans le Triangle d’Or, mais plus barbare que nos copains. Des brutes…
Msieu Poncet attrape un distributeur de serviettes en papier, en sort plusieurs et commence à prendre des notes.
Zykë :
Je vois une cage en bambou avec des prisonniers dedans. Des forçats. Des esclaves que les mecs de la tribu font travailler sur les champs d’opium. Tu te rappelles, les champs de pavot ?
Msieu Poncet :
Bien sûr.
Zykë :
Donc, un cage basse, tu vois… Les prisonniers ne peuvent pas se lever…
Msieu Poncet :
Dans une rivière ?
Zykë :
Non. On ne peut pas leur refaire Deer Hunter. Mais une cage assez basse pour que les gardiens puissent monter facilement dessus et taper sur les mecs. Voilà, ça commence comme ça : le réveil des prisonniers à coups de crosses…
EXT Jour, Bini Pati Nou
La Rolls cahote sur le chemin d’accès à la propriété sous la pluie. Miguel ouvre la grille et ôte son béret au passage.
La Rolls parcourt l’allée de graviers blancs.
INT Jour, Rolls
Zykë :
Comment ils disaient « Seigneur » en Indonésien, déjà ?
Msieu Poncet :
« Tuan ».
Zykë :
« Tuan »… « Tuan »… C’est bien, ça…
Msieu Poncet :
« Tuan Charlie » ?
Zykë :
Parfait.
EXT Jour, parc
La Rolls au garage. Zykë et Msieu Poncet sortent du garage, sacs en mains, discutant toujours. Msieu Poncet bataille entre son bagage, un épais tas de serviettes en papier du ferry et son stylo, tentant de prendre des notes tout en marchant.
Zykë :
Il faut exalter l’amitié. L’amitié, c’est très important…
Miguel (dans son sabir catalan) :
Monsieur, excusez-moi…
Zykë :
Bonjour, Miguel, mon ami. Comment va ?
Miguel :
Monsieur, je voulais… Est-ce que le mur, il faut continuer ?
Zykë :
Bien sûr, mon brave Miguel !
Zykë et Msieu Poncet s’éloignent en discutant et entrent dans la maison.
GP sur Miguel désespéré.
INT Nuit, bureau
Zykë arpente en fumant. Msieu Poncet tape à la machine. Le tableau est couvert de notes. On peut lire en gros : « Tuan Charlie », « Amitié », « Opium », « Kuo Minh Tang », « Jules N’Guyen Leprètre »…
(À suivre)
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