Une des nuits de cette période-là, j’ai encore rêvé du Cambodge.
– Il était une fo-Ah dans la ville de Fo-Ah…
Le pire du terrible : ma section était à court de vivres depuis trois jours. On avait survécu en se partageant un paquet de biscuits que l’adjudant-chef Lancome avait dans sa musette, c’est-à-dire pas grand-chose. Aussi, au moment où ce diable de Vouch présentait devant ma bouche le morceau de chair pourpre, noire et rose, son parfum de viande cuite à point me fouettait les narines et l’envie effroyable de mordre dedans me vrillait le ventre.
Oh, malheur de malheur, oui, me revoilà dans cette maudite clairière encerclé par ces petits diables maigres en pyjamas noirs et larges foulards à carreaux rouges et blancs.
– Une marchande de fo-Ah… Qui vendait du fo-Ah… Et se disait ma fo-Ah…
Et Vouch récite sa comptine et il réalise ma faim et il ricane tandis que, ligoté à son eucalyptus, Sa-Poeng me contemple avec tout le malheur du monde dans les ultimes lueurs de ses yeux et la seule chose que je peux faire, c’est hurler.
Hurler.
Hurler…
Dans un sursaut de tout mon être, je me jette en arrière, me laisse tomber, mais la chute me paraît trop longue, tandis que s’éloigne le chevrotement moqueur de Vouch.
– La dernière fo-Ah… fo-Ah… fo-Ah…
Bien trop longue.
Infiniment trop longue.
Et quand enfin ma tempe et mon épaule frappent le sol, ce n’est pas le tapis de longues feuilles ovales sèches et dures et coupantes comme des copeaux de métal de la forêt cambodgienne que mon corps rencontre mais la surface rugueuse du parquet de ma chambre.
Il faisait nuit.
Dehors, la bise enrageait.
Ma main trouva la poire de la lampe de chevet. L’ampoule de faible voltage sembla pousser avec peine sa pauvre lumière jaunâtre dans la pièce, arc-boutée contre les ténèbres épaisses comme du naphte. Celles-ci ne cédaient qu’à contre cœur, se coulaient sous le lit, se réfugiaient derrière l’armoire ou bien fuyaient par les rectangles aveugles des fenêtres, semblant happées par les furieux tourbillons du vent.
J’étais seul.
Elle n’était pas là.
Luna n’était pas là.
Luna.
De son côté du lit, le drap était tiré. Une épaisse toile de lin au grain serré, ancienne, sombre, couleur de sucre de canne, que j’ai rachetée avec le reste à l’héritier de ferme qui m’a vendu le mobilier. Cette nuit-là, elle me parut plus roide que jamais.
Sur sa table de chevet était posé l’album de bande dessinée historique sur les Chouans que Luna s’était trouvée dans la bibliothèque, faute de mieux, faute de plus à son goût. Elle lisait parfois le soir quelques pages, poussant de courts soupirs, avec cet air renfrogné de gamine boudeuse qu’elle prenait pour me faire comprendre qu’elle s’emmerdait à cent sous de l’heure.
Alors, résistant à l’envie d’avaler une poignée de ces pilules qui me procurent un sommeil si profond qu’il semble la mort, j’ai gagné la cuisine.
Je n’ai ni appelé ni fouillé les autres pièces. Je savais bien qu’elle n’était pas seulement absente du lit et de la chambre mais de la maison toute entière.
J’ai fourré une bûche de chêne dans le fourneau, pris dans le buffet une bouteille de vieux rhum agricole que j’avais acheté à Crangey lors d’une de nos dernières sorties là-bas et que je n’avais toujours pas entamée.
J’ai hésité un moment, planté devant la fenêtre aux carreaux secoués par les assauts du vent, à aller tout de même jusqu’au foyard, voir si par hasard elle n’y serait pas, recueillie sur la tombe de son grand chien…
– Mais non, Braco, mon pauvre. Tu sais bien qu’elle n’y sera pas !
Elle était en goguette, ma Luna.
Où ?
Je m’en doutais.
Quand des séductrices du genre décidée comme Florette passent la main le long d’un bras, caressent une tête, des joues, une nuque et se collent de toute leur chair à une peau à la moindre occasion, c’est pour être payée de retour…
– Et puis même, mon Braco, quand bien même qu’elle y serait, sous le foyard… Hein ?… Quand elle te verrait débouler elle te dirait quoi ?… De lui foutre la paix, elle te dirait… Et alors, qu’est-ce que tu ferais, mon Braco, qu’est-ce que tu ferais ?
Je suis resté là, sur mon tabouret devant ma table de cuisine, à siroter des petits verres d’un rhum fameux dont je ne sentais même pas le goût, à écouter le vent encoléré qui tordait la forêt dans un bruit de froissements de gigantesques feuilles de papier fort.
Parfois le claquement sec d’un branchage plus fragile que les autres qui cédait.
Les plaintes sourdes des poutres de mon toit, membrures d’un bateau de naufrage dans une cohue d’océan.
Le ronronnement irrégulier du fourneau qui s’étouffait et s’emballait au gré des rafales.
Le tic-tac de la pendule qui, impavide, obstiné, indifférent, s’emparait de chaque seconde qui passait et s’en servait pour me taper sur la tête.
(À suivre)