browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Saint-Meurtre-sur-Loue 22

Publié par le 26 juillet 2025


Le calvaire des animaux, chats, chiens, pigeons et même une brebis
, s’est déroulé alors que novembre était d’une exceptionnelle froidure.

Les matins étaient blancs sur les carreaux des fenêtres. Au dehors, l’herbe figée craquait sous les pas.

La bise, comme on nomme ici le vent cruel qui déferle des vastes plaines d’Europe centrale, hululait sans discontinuer à travers les interstices des tuiles.
Méchante et vicieuse comme une sorcière cocue, elle soufflait à la gueule et à la poitrine des humains toute la sainte journée. Elle mordait les bouts des doigts malgré les gants et pinçait les orteils dans les chaussures. Cinq, six, dix fois par jour, elle poussait devant elle les tourbillons d’une pluie épaisse presque aussi gelée qu’une grêle qui crépitait sur le sol durci, armée de crécelles de lépreux des temps anciens.

Dans ces temps de rage, quand les eaux des cieux noirs fouettent le monde, la Loue se fait limoneuse, si pleine et grasse qu’elle en paraît bombée, d’une sale couleur beigeasse, opaque, ressemblant à un fleuve d’Afrique charriant des fièvres.

Sur le barrage, au pied des fenêtres de ma cuisine, le flot arrive à plat, si lisse qu’il semble immobile mais tout de même gorgé d’une irrépressible puissance. Il passe la retenue d’eau d’une seule masse, d’un bloc, le dos rond de quelque géante bête de légende. Deux mètres plus bas, il explose, se disloque en une tempête d’écume jaunâtre aussi bouillonnante que la lave d’un volcan en éruption.

Ce fracas liquide qui court d’une rive à l’autre est un piège pour les souches, les branches, parfois de jeunes arbres entiers arrachés à la berge en amont. Ayant chu au bas de la cascade furieuse, ces bois flottés se retrouvent pris dans un rouleau qui s’est formé sous la surface et y gigotent des heures, reparaissant parfois, dansant follement, se débattant, avant d’être de nouveau englouti dans les tréfonds. Et cela dure jusqu’à ce que les mystérieuses forces qui régissent le tumulte les laissent enfin s’échapper, fuir le long du cours devenu plus calme et reprendre, cahin-caha, vacillant comme des esquifs, leur voyage vers le prochain barrage celui de la station dépuration, à trois kilomètres et quelques en aval.

Imaginer qu’un rien de semaines auparavant, on ne supportait même pas une chemise, perdus qu’on était dans une chaleur invraisemblable, quasiment de Maghreb !

Je devrais me ficher pas mal des désordres du climat, crevé que je serai dans quelques heures (au revoir Braco, pas merci pour ton passage et surtout ne reviens plus !), mais je ne peux m’empêcher d’éprouver de la compassion pour ceux qui continueront à vivre sur cette terre, si elle existe encore et s’il s’y trouve alors des humains pour y habiter.

Ayant passé quasiment tout mon temps d’été avec Luna, je n’étais pas plus allé bûcheronner que je ne m’étais occupé du jardin mais, heureusement, j’avais beaucoup travaillé sur mes affouages les années précédentes. Ce n’étaient pas moins de cent mètres cubes de bois de charme et de chêne qui se trouvaient empilés dans l’écurie. J’ai pu redémarrer tout de suite le fourneau de la cuisine et le poêle de la bibliothèque. Et c’était tant mieux car, dans une maison comme la mienne, toute de vieilles pierres pas toujours bien jointées et d’huisseries usées qui laissent passer l’air, permettre au froid de s’installer, c’est risquer de ne plus pouvoir l’en chasser.

D’abord, il y a eu les chats de la Mélisse Gonthier.
Après l’assassinat de leur maîtresse, ils avaient été adoptés par des voisins, tous sauf deux, un jaune qui avait gardé un œil crevé vitreux d’une ancienne bagarre et une vieille chatte qui avait été noire mais à son âge si pelée qu’on voyait sa peau rose sous l’ombre d’un rare et rêche duvet. Ceux-là étaient si laids qu’il ne s’était trouvé personne pour avoir envie de les prendre chez soi. On les avait laissés à leur sort en se disant qu’ils finiraient bien par crever.

Un après-midi d’octobre, avant la vague de froid, alors que les jours avaient déjà sacrément raccourci, un gamin du coin qui s’appelle Freddy est passé au Moulin-Buisson sur son vélo tout-terrain comme il s’en fabrique maintenant, avec deux leviers de vitesses, des paires d’amortisseurs à chaque roue et des pneus crantés si profondément qu’on les verrait plutôt à une moto de cross qu’à un jouet d’enfant.

Le Freddy
est un Losserain, mais il n’est pas de la lignée de Garance, notre maire. Il appartient à une autre branche qu’on appelle les Losserain de Combe-Matthieu, du nom du hameau où ils habitent. Un gamin gentil comme tout qui s’arrêtait à chaque fois qu’il me voyait devant chez moi, intéressé qu’il était par mon passé militaire. Lui-même se rêvait en soldat et se montrait avide de mes souvenirs de campagnes. Je ne le chassais ni ne le décourageais mais m’arrangeais pour lui en dire peu, vu que mes mémoires de guerre, comme je l’ai déjà écrit, consistent en un torrent d’horreurs. Je pensais qu’il avait bien le temps, ce loupiot, d’en connaître sur la saloperie du monde.
Bonjour Freddy !
Oh… Bon… Bon… Bonjour M’sieur B… B… Braconni.
Ben quoi qu’t’as à bégayer comme ça, gamin ?
M’en p… parlez pas, m’sieur Braconni…

Il me raconta avoir vu les chats abandonnés de la Mémé, le balafré jaune et la vieille noire pelée, tous deux crucifiés contre le grillage de clôture du jardin, exposés côté route, les ventres ouverts et les boyaux à l’air.
Bah, ai-je grogné, c’est des petits cons quont voulu s’amuser. Ça serait-y pas des copains à toi, dis voir ?
Oh non, m’sieur Braconni, je connais personne qui ferait des trucs comme ça !
Il est reparti le long du chemin de la Souille en danseuse, poussant sur ses pédales avec l’énergie qu’on a à cet âge et moi, sur le coup, je n’y ai plus pensé.

Peu après, Benoît Collez, le boulanger, s’est plaint de la disparition de son chat à lui, une bête de race, un Maine Coon à longs poils gris qu’il avait pris pour chasser des rats installés dans le cellier où il remise la farine. Il n’en avait retrouvé un matin qu’une flaque de sang séché sur le lino de l’arrière-boutique. Sa nièce, la petite Jennifer, l’adorait, son Siegfried (on ne baptise pas comme on veut ce genre de chats à pedigree ; celui-là c’était Siegfried, j’ignore pourquoi).
Elle en était toute retournée, en servant le pain, cette demoiselle qui était toujours si souriante. La pauvre en avait les larmes aux yeux tandis qu’elle contait l’histoire et tous les clients y allaient de leurs « Ah ben ça alors! », des « Pauvre bête, quand même! » et des « J’vous plains du fond du cœur, ma petite… ».

Il n’y a eu que Luna pour ne pas compatir, se contenter de hausser les épaules et regarder ailleurs en se mordillant la lèvre avec l’air affiché de s’en tamponner le coquillard tant du Siegfried que de Jennifer. Il faut dire qu’entre la blondinette et elle, qui sont quasiment du même âge, le courant n’était jamais bien passé. Ça avait toujours été des grimaces et des à peine bonjour. Une de ces inimitiés de filles inexplicables

Quelques jours plus tard, Noël Gonthier, le neveu de la Mémé assassinée, celui qu’on surnomme Gradube, a débarqué à l’apéro du soir chez Florette en beuglant qu’il avait trouvé son épagneule morte dans le chenil où il la gardait, au fond de son jardin. Là-dessus, le grand Joseph de la Combe-Marie a prétendu que c’était bien normal vu l’âge de la chienne, qui allait sur ses dix-sept ans.
Normal mon cul, a rétorqué Gradube.
Et les voilà partis tous les deux à s’engueuler.
Il faut dire que Joseph, entrepreneur de maçonnerie de son état, a ramassé un bon paquet d’argent dans la construction des nouveaux lotissements, ces quinze dernières années. Avec l’aisance financière lui sont venues, en même temps qu’une paire de moustaches en crocs de grand seigneur, une sorte de pédanterie et la manie de ramener sa prétendue science à tout propos.

(À suivre)

 

Laisser un commentaire