Zykë. Sam. Moi.
Moroses.
Perdus chacun à l’un des côtés de l’immense table de palissandre marquetée de nacre.
Ayant ouvert une bouteille de rhum réunionnais couleur de miel, on se l’envoie en la faisant glisser sur le plateau lisse comme un marbre. C’est la deuxième de l’après-midi, déjà à moitié vide. On en a d’autres. Un lecteur de là-bas nous en a fait parvenir une caisse.
A nos pieds coule la Seine, ample boucle d’un vert de jade caressée sur la rive d’en face par des cascades de branches de saules chialants.
La pluie s’abat en un ronflement continu sur le toit et les parois de la véranda, aux panneaux de verre séparés par des montant d’acier plaqué or.
Eté pluvieux, ça, on peut le dire. Temps couvert. Grisaille à tous les étages.
On est dans la première quinzaine d’août. Depuis qu’on s’est installés dans cette île privée de Villennes-sur-Seine, début juin, les jours de soleil se sont comptés sur les doigts d’une foutue main.
Derrière nous, dans le trop grand salon meublé de pièces de musée, chuchotent Mia, la mère de Zykë, montée de Bordeaux pour s’occuper de notre intendance, et Gwen, sa compagne, qui tient dans ses bras Sarah, leur fille âgée d’à peine un an.
Pendant qu’on faisait les cons en Thaïlande, Zykë les avait placées toutes deux en sécurité dans la famille de Sam, en Israël. Il les a faites venir pour les avoir à ses côtés pendant le lancement de la grande aventure du cinéma.
La grande aventure, ouais…
Probable qu’elles vont bientôt reprendre la route du Proche-orient. Et Mia celle de la Gironde…
Zykë, pensif, le regard dur, le silence lourd, remplit de rhum d’or un verre de cristal taillé à peine moins grand qu’un seau à glace.
Le vide en trois lampées.
Le fait claquer sur la table.
Ricane.
Se décide à trancher :
– C’est foutu, les gars. La partie est perdue.
Depuis qu’il a chu devant le public du Marine’s bar, tout, absolument tout, s’est barré en couilles.
Comme si le BANG ! de ses épaules sur les planches du ring avait réveillé la réalité.
Comme si celle-ci, niée par nos stratégies insensées, bafouée à coups de liasses, insultée par notre je-m’en-foutisme de flambeurs, avait décidé de reprendre ses droits.
Comme si.
D’abord : le film du combat.
Dès que Zykë s’est senti de nouveau d’aplomb, soigné, réparé, massé, sucé, on a filé à Bangkok pour découvrir les rushes, impatients de nous mettre au montage.
Jacky nous y a accueillis à l’Ambassador, un palace de l’avenue Sukhumvit où il se payait une suite à la semaine.
– Voilà le champion !
Embrassades, tapes sur les épaules, manifestations d’émotion outrées.
– T’es bien installé, a grincé Sam, que le personnage commençait à agacer.
– C’est du décorum, tout ça. C’est pour recevoir mes tanneurs de serpents. Ils voient du pèze, ça les met en confiance. Si c’était que moi, une cabane dans une ruelle, ça ferait mon bonheur… Dites, j’ai fait monter une bouteille de Cognac. C’est du Royal, le meilleur d’Asie. On trinque ?
– Il est dix heures du matin, Jacky.
– Et puis on va se prendre un poulet à l’ail, ça nous fera un petit goût, hein ? Vous pouvez y aller, ici, les cuisiniers, c’est les meilleurs de tout Bangkok !
– On est pressés, vieux.
Le temps d’arriver dans le hall, il nous avait vanté les qualités de ses nouvelles bottes, des simili mexicaines à bascule en cuir d’antilope du Tibet.
– Le gars te les fait sur mesure. C’est le meilleur bottier de Thaïlande. Un artiste, le type. Sa boutique est quasiment sur la route. On s’y arrête ?
– Non.
– Il vous fera des prix. Déjà que c’est le meilleur marché au monde…
– Putain de bordel, Jacky, je veux voir mes rushes !
– Okay… Okay…
Les « studios » du producteur vantés par Jacky tenaient tout entier dans le garage d’une villa de Lumpini Road.
Murs de parpaings. Toit de tôles. Partout du matériel digne d’une brocante spécialisée dans le cinoche.
– Où est la table de montage ? exigeait Zykë. Je veux me mettre au boulot, et vite.
Le gros type suiffeux aux yeux en couilles d’hirondelle que Jacky nous avait pompeusement présenté comme « le producteur » balbutia :
– Mais, euh, Mister, euh, on l’a déjà monté, le film !
– Quoi ?
– Ben oui, euh… Tout est déjà fait, Mister. Vous n’avez plus qu’à emporter votre film, quand vous aurez payé, euh, le supplément pour le montage…
C’était une catastrophe.
Sur l’écran fendillé d’une antique visionneuse, nous découvrîmes dix minutes d’une sorte de purée grumeleuse, d’une écoeurante couleur jaunâtre, au fond de laquelle s’agitaient deux silhouettes vaguement reconnaissables de boxeurs.
Les images qui n’étaient pas floues étaient surexposées.
Les ralentis ? Tous pollués par les flashes d’un photographe, qui éblouissaient le cadre pendant de longues secondes.
Le son ? Un lointain brouhaha, haché par les commentaires d’un Thaï qui se trouvait trop près d’un des micros.
La musique ? Un écho lointain.
N’étaient récupérables qu’une dizaine de plans à peu près nets et à peu près bien éclairés mais qui, comble de malchance, ne montraient que des moments parmi les plus calmes du combat.
Zykë a filé sans sourciller au soi-disant producteur le supplément qu’il exigeait.
Jacky a essayé de plastronner :
– Ouais, ooooh… C’est qu’un film de démonstration, après tout… L’important c’est qu’on te voie sur le ring…
Zykë l’a regardé dans les yeux.
Jacky a remué encore la mâchoire deux ou trois fois dans le vide puis, fait exceptionnel dans l’existence de cet incorrigible bavard, il a fermé sa gueule.
Deux : Jacky.
Trois jours plus tard, à Jomtien, alors qu’on buvait un café en équipe sur la terrasse de Zykë, un taxi s’est garé devant la baraque.
En est descendu le propriétaire de l’usine de tannage qui, nous apercevant, s’est précipité dans notre direction.
– Voilà des emmerdes, a grincé le patron.
Le type, un quinquagénaire grand et élancé, à l’élégance discrète, s’est planté devant nous.
– Monsieur Zykë, c’est épouvantable, c’est… c’est… c’est…
Il arborait une belle crinière de cheveux gris clairs, bizarrement ébouriffés, et de grands yeux intelligents, pour l’heure un rien paniqués.
– Laisse-moi deviner : les ceintures ont disparu.
– Cinq mille pièces, monsieur Zykë !
– Et Jacky : envolé, je parie.
– Volatilisé !
Zykë a poussé un grand soupir, nous a congédiés d’un revers de la main, Sam, Phayat et moi, et a désigné à notre visiteur le fauteuil d’osier que je venais de libérer.
– Assied-toi, camarade. Relaxe-toi. On va trouver une solution…
Bouffer la tête d’un honnête industriel en colère relève de l’exercice de routine pour Zykë.
Il a consacré les heures qui ont suivi à calmer le gars. A, sans doute, lui lâcher quelques milliers de dollars. Et à, sûrement, lui en promettre d’autres, avant de le remettre dans un taxi en fin d’après-midi, le renvoyant à Bobonne et à ses regrets.
Jurant, mais un peu tard, que les Jacky de ce monde ne l’y reprendraient plus…
Cette nuit-là, au restaurant d’huîtres, Sam nous a accompagnés. Et aussi la muette, le petit laideron qui s’obstinait à nous suivre.
Zykë est resté tout le temps paumé dans ses pensées, sombre et silencieux.
A un moment, il a seulement dit :
– Vous savez, Jacky, c’était un minet qui travaillait dans la confection, quand je l’ai rencontré. C’est moi qui lui ai appris l’arnaque…
Il est resté songeur encore quelques minutes, puis il a ajouté :
– Ce con-là, il n’a pas pu s’en empêcher !
Depuis, il n’en a plus parlé.
Des fameuses ceintures, il ne nous restait qu’un lot de cinquante, que Zykë conservait chez lui.
Rapportées en France dans nos bagages, elles ont été refilées de la main à la main à des prostituées des coins à cul de Paris, plutôt pour rigoler qu’autre chose, par Sam et Gwen, qui est une extraordinaire vendeuse.
Ensuite : Phayat.
N’ayant plus rien à branler à Troncheville-lès-Orient, on est rentrés en France.
Phayat a demandé à rester quelques jours pour visiter sa famille, promettant de nous rejoindre plus tard.
– Okay, Phayat. Aucun problème.
– Sank yoo very muss, Boss.
– Sam va te prendre un billet d’avion. On se retrouve dans deux semaines à Paris, ça te va ?
– Yes, Boss. Too viks, very good !
Le jour dit, Sam a pris la Rolls pour aller l’accueillir à l’aéroport de Roissy. En pure perte.
Notre « maître d’armes » n’était pas dans le vol annoncé.
Au bout de près d’un an de travail auprès de Zykë, il a ramassé assez de pognon pour ouvrir son propre business ou bien se la couler douce.
Quant à son billet d’avion, il a dû le revendre à un de ses compatriotes qui a pris l’avion à sa place.
Avant qu’un douanier français sache reconnaître un Thaï d’un autre…
Enfin : Cannon Films.
La baraka de Zykë venait de se prendre de sérieux coups dans la bobine. Des cartes qu’il pensait maîtresses s’étaient faites bouffer comme de vulgaires deux de trèfle. Le jackpot magique venait de prendre la sale gueule de l’adversité.
En bon joueur invétéré, il n’a même pas fait mine de quitter la table et a continué à flamber, doublant, triplant ses mises dans une tentative folle de faire de nouveau rigoler la chance.
Il a loué à prix de platine cette somptueuse villa de bord de Seine, cash sur table, à un affairiste libanais : une bonne douzaine de pièces, la plupart aux dimensions de halls de gares, des dépendances, un parc traversé par une allée à platanes, une piscine au milieu de le pelouse…
– C’est pas le moment de faire le radin, les gars, a-t-il affirmé. Le cinéma, c’est du social. Je me dois de me préparer à recevoir du beau monde !
Et de songer à voix haute à d’hollywoodiens barbecues à cigares, de contrats scellés à la coke et de starlettes en batifolade.
A un moment, sa bonne étoile a paru se remettre à briller.
Ont accepté de le rencontrer les producteurs Menahem Golan et Yoram Globus, dirigeants de la firme à succès du moment, Cannon Films, spécialisée dans les films d’action lourdingue, avec des acteurs tels que Chuck Norris, un Lee Marvin au cacheton ou un Charles Bronson agonisant.
Leur ayant confié le scénario de « K.O. », il est sorti de leurs bureaux des Champs-Elysées avec le sourire, confiant dans l’avenir, persuadé d’avoir trouvé des partenaires.
– Ça y est, on est dans le cinéma, hein les gars, hein ?…
– Mouais… Sans doute…
– Quoi ? Tu n’y crois pas ?
– Mais si, bien sûr.
– Bon. Parce qu’il faut y croire, camarade !
Puis on s’est mis à attendre des nouvelles des Golan-Globus Brothers.
Attendre.
La pluie incessante a installé dans la vaste baraque une humidité que peinaient à combattre les poussifs radiateurs, ployé les branches des platanes et parsemé de précoces feuilles mortes l’eau de la piscine déserte.
Pour tuer le temps, on s’est enfermés plusieurs jours, le boss et moi, dans un bureau vitré qui surplombe le fleuve.
On a concocté une série d’articles de presse sur nos aventures thaïlandaises que, pour me marrer, j’ai tapé sur une antique Underwood au ruban violet, une pièce de collection qui était exposée dans une vitrine du salon.
Pour un p’tit gus qui fut fervent des polars U.S. harboiled des années cinquante, bosser sur une Underwood, ça ne se rate pas !
Avec l’aide gracieuse de Maureen, la journaliste rencontrée à Jomtien, deux reportages ont été publiés.
Le premier dans le numéro de juillet de la revue Newlook, L’Homme Qui Voulait Être Roi, illustré par des photos de copines nues prises par un copain de passage.
L’autre, sur l’entraînement de Zykë au muay thaï et le combat du Marine’s bar, dans l’hebdomadaire VSD.
Ces quinze derniers jours, Sam a passé des heures pendu au téléphone, marchandant avec des employés de la Cannon Films.
– C’est les vacances, monsieur.
– Mais enfin, Golan et Globus ont promis une réponse…
– Il faudrait essayer en Israël.
– Ben faites-le, vous êtes payé à quoi, vous ?
– Ou bien ce que vous pourriez faire, c’est contacter directement nos bureaux en Californie…
Très vite, on ne l’a plus laissé dépasser le standard…
– C’est foutu, les gars…
Sam et moi échangeons un coup d’œil navré.
Adieu Hollywood, tapis rouges et filles canons !
Le patron l’a dit. L’histoire s’arrête là.
Dans sa logique spéciale, l’échec de sa première quête de partenaires signe la fin de l’aventure.
Il a souffert mille morts à sculpter son corps, usé une dizaine de mois de sa vie, engouffré dans l’action des charretées de dollars. Un seul acte de dédain suffit à le faire cracher au sol, remettre son sac à l’épaule et se barrer vers le prochain horizon.
On ne le verra pas courir Paris, scénario sous le bras. Solliciter des producteurs. Frapper aux portes. Poireauter dans des vestibules.
Il ne quémandera pas.
Gloire et richesse au prix de son intégrité morale, très peu pour lui !
A un succès qu’il jugerait imparfait, au plaisir qu’il penserait taché d’une victoire de compromis, il préférera toujours l’amertume de l’échec absolu.
Le repli hautain.
La noblesse du je-me-contrefous.
L’arrogance de l’allez-vous-faire-enculer.
Zykë dégoupille un troisième flacon de rhum.
Au salon, sur les genoux de Gwen, Sarah gazouille, indifférente à nos morfonderies.
Devant nous, une péniche chargée laboure lentement la Seine, floue dans la grisaille de flotte.
– Sam.
– Boss ?
– Tu vas appeler le Libanais, lui dire qu’on se casse de sa cahute de merde.
– Okay.
– Il y a une agence de voyages dans le bled ?
– A Poissy, sûrement.
– Bien, tu prendras un billet d’avion pour Gwen et la petite.
– D’accord.
– On va raccompagner ma mère à Bordeaux avec la Rolls. Et puis on verra ce qu’on fait…
Zykë remplit nos verres.
Lève le sien.
On se rapproche pour trinquer.
Ting ! Ting ! Ting !
– On va chercher l’action, les gars ?
Et, bien que le cœur n’y soit pas vraiment, on répond en chœur :
– On part quand ?
(A suivre)
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